BOUQUINS SYMPAS D'EISENFAUST : La Chartreuse de Parme de STENDHAL
AVERTISSEMENT
C'est dans l'hiver de 1830 et à trois cents lieues de Paris que cette nouvelle
fut écrite ; ainsi aucune allusion aux choses de 1839.
Bien des années avant 1830, dans le temps où nos armées parcouraient l'Europe,
le hasard me donna un billet de logement pour la maison d'un chanoine : c'était
à Padoue, charmante ville d'Italie ; le séjour s'étant prolongé, nous devînmes
amis.
Repassant à Padoue vers la fin de 1830, je courus à la maison du bon chanoine : il n'était plus, je le savais, mais je voulais revoir le salon où nous avions passé tant de soirées aimables, et, depuis, si souvent regrettées. Je trouvai le neveu du chanoine et la femme de ce neveu qui me reçurent comme un vieil ami. Quelques personnes survinrent, et l'on ne se sépara que fort tard ; le neveu fit venir du café Pedroti un excellent zambajon. Ce qui nous fit veiller surtout, ce fut l'histoire de la duchesse Sanseverina à laquelle quelqu'un fit allusion, et que le neveu voulut bien raconter tout entière, en mon honneur.
-- Dans le pays où je vais,
dis-je à mes amis, je ne trouverai guère de soirées comme celle-ci, et pour
passer les longues heures du soir je ferai une nouvelle de votre histoire.
-- En ce cas, dit le neveu, je vais vous donner les annales de mon oncle, qui,
à l'article Parme, mentionne quelques-unes des intrigues de cette cour, du
temps que la duchesse y faisait la pluie et le beau temps ; mais, prenez garde
! cette histoire n'est rien moins que morale, et maintenant que vous vous
piquez de pureté évangélique en France, elle peut vous procurer le renom
d'assassin.
Je publie cette nouvelle sans rien changer au manuscrit de 1830, ce qui peut
avoir deux inconvénients :
Le premier pour le lecteur : les personnages étant italiens l'intéresseront
peut-être moins, les coeurs de ce pays-là diffèrent assez des coeurs français :
les Italiens sont sincères, bonnes gens, et, non effarouchés, disent ce qu'ils
pensent ; ce n'est que par accès qu'ils ont de la vanité ; alors elle devient
passion, et prend le nom de puntiglio. Enfin la pauvreté n'est pas un
ridicule parmi eux.
Le second inconvénient est relatif à l'auteur.
J'avouerai que j'ai eu la hardiesse de laisser aux personnages les aspérités de
leurs caractères ; mais, en revanche, je le déclare hautement, je déverse le
blâme le plus moral sur beaucoup de leurs actions. A quoi bon leur donner la
haute moralité et les grâces des caractères français, lesquels aiment l'argent
par-dessus tout et ne font guère de péchés par haine ou par amour ? Les
Italiens de cette nouvelle sont à peu près le contraire. D'ailleurs il me
semble que toutes les fois qu'on s'avance de deux cents lieues du midi au nord,
il y a lieu à un nouveau paysage comme à un nouveau roman. L'aimable nièce du
chanoine avait connu et même beaucoup aimé la duchesse Sanseverina, et me prie
de ne rien changer à ses aventures, lesquelles sont blâmables.
23 janvier 1839.
Livre Premier - Chapitre Premier.
MILAN EN 1796.
Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de
cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d'apprendre au monde
qu'après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur. Les miracles
de bravoure et de génie dont l'Italie fut témoin en quelques mois réveillèrent
un peuple endormi; huit jours encore avant l'arrivée des Français, les Milanais
ne voyaient en eux qu'un ramassis de brigands, habitués à fuir toujours devant
les troupes de Sa Majesté Impériale et Royale: c'était du moins ce que leur
répétait trois fois la semaine un petit journal grand comme la main, imprimé
sur du papier sale.
Au moyen âge, les Lombards républicains avaient fait preuve d'une bravoure égale à celle des Français, et ils méritèrent de voir leur ville entièrement rasée par les empereurs d'Allemagne. Depuis qu'ils étaient devenus de fidèles sujets, leur grande affaire était d'imprimer des sonnets sur de petits mouchoirs de taffetas rose quand arrivait le mariage d'une jeune fille appartenant à quelque famille noble ou riche. Deux ou trois ans après cette grande époque de sa vie, cette jeune fille prenait un cavalier servant: quelquefois le nom du sigisbée choisi par la famille du mari occupait une place honorable dans le contrat de mariage. Il y avait loin de ces moeurs efféminées aux émotions profondes que donna l'arrivée imprévue de l'armée française. Bientôt surgirent des moeurs nouvelles et passionnées. Un peuple tout entier s'aperçut, le 15 mai 1796, que tout ce qu'il avait respecté jusque-là était souverainement ridicule et quelquefois odieux. Le départ du dernier régiment de l'Autriche marqua la chute des idées anciennes: exposer sa vie devint à la mode; on vit que pour être heureux après des siècles de sensations affadissantes, il fallait aimer la patrie d'un amour réel et chercher les actions héroïques. On était plongé dans une nuit profonde par la continuation du despotisme jaloux de Charles Quint et de Philippe II; on renversa leurs statues, et tout à coup l'on se trouva inondé de lumière. Depuis une cinquantaine d'années, et à mesure que l'Encyclopédie et Voltaire éclataient en France, les moines criaient au bon peuple de Milan, qu'apprendre à lire ou quelque chose au monde était une peine fort inutile, et qu'en payant bien exactement la dîme à son curé, et lui racontant fidèlement tous ses petits péchés, on était à peu près sûr d'avoir une belle place en paradis. Pour achever d'énerver ce peuple autrefois si terrible et si raisonneur, l'Autriche lui avait vendu à bon marché le privilège de ne point fournir de recrues à son armée.
En 1796, l'armée milanaise se composait de vingt-quatre faquins habillés de rouge, lesquels gardaient la ville de concert avec quatre magnifiques régiments de grenadiers hongrois. La liberté des moeurs était extrême, mais la passion fort rare; d'ailleurs, outre le désagrément de devoir tout raconter au curé, sous peine de ruine même en ce monde, le bon peuple de Milan était encore soumis à certaines petites entraves monarchiques qui ne laissaient pas que d'être vexantes. Par exemple l'archiduc, qui résidait à Milan et gouvernait au nom de l'Empereur, son cousin, avait eu l'idée lucrative de faire le commerce des blés. En conséquence, défense aux paysans de vendre leurs grains jusqu'à ce que Son Altesse eût rempli ses magasins.
En mai 1796, trois jours après l'entrée des Français, un jeune peintre en miniature, un peu fou, nommé Gros, célèbre depuis, et qui était venu avec l'armée, entendant raconter au grand café des Servi (à la mode alors) les exploits de l'archiduc, qui de plus était énorme, prit la liste des glaces imprimée en placard sur une feuille de vilain papier jaune. Sur le revers de la feuille il dessina le gros archiduc; un soldat français lui donnait un coup de baïonnette dans le ventre, et, au lieu de sang, il en sortait une quantité de blé incroyable. La chose nommée plaisanterie ou caricature n'était pas connue en ce pays de despotisme cauteleux. Le dessin laissé par Gros sur la table du café des Servi parut un miracle descendu du ciel; il fut gravé dans la nuit, et le lendemain on en vendit vingt mille exemplaires.
Le même jour, on affichait l'avis d'une contribution de guerre de six millions, frappée pour les besoins de l'armée française, laquelle, venant de gagner six batailles et de conquérir vingt provinces, manquait seulement de souliers, de pantalons, d'habits et de chapeaux.
La masse de bonheur et de plaisir qui fit irruption en Lombardie avec ces Français si pauvres fut telle que les prêtres seuls et quelques nobles s'aperçurent de la lourdeur de cette contribution de six millions, qui, bientôt, fut suivie de beaucoup d'autres. Ces soldats français riaient et chantaient toute la journée; ils avaient moins de vingt-cinq ans, et leur général en chef, qui en avait vingt-sept, passait pour l'homme le plus âgé de son armée. Cette gaieté, cette jeunesse, cette insouciance, répondaient d'une façon plaisante aux prédications furibondes des moines qui, depuis six mois, annonçaient du haut de la chaire sacrée que les Français étaient des monstres, obligés, sous peine de mort, à tout brûler et à couper la tête à tout le monde. A cet effet, chaque régiment marchait avec la guillotine en tête.
Dans les campagnes l'on voyait sur la porte des chaumières le soldat français occupé à bercer le petit enfant de la maîtresse du logis, et presque chaque soir quelque tambour, jouant du violon, improvisait un bal. Les contredanses se trouvant beaucoup trop savantes et compliquées pour que les soldats, qui d'ailleurs ne les savaient guère, pussent les apprendre aux femmes du pays, c'étaient celles-ci qui montraient aux jeunes Français la Monférine, la Sauteuse et autres danses italiennes.
Les officiers avaient été logés, autant que possible, chez les gens riches; ils avaient bon besoin de se refaire. Par exemple, un lieutenant nommé Robert eut un billet de logement pour le palais de la marquise del Dongo. Cet officier, jeune réquisitionnaire assez leste, possédait pour tout bien, en entrant dans ce palais, un écu de six francs qu'il venait de recevoir à Plaisance. Après le passage du pont de Lodi, il prit à un bel officier autrichien tué par un boulet un magnifique pantalon de nankin tout neuf, et jamais vêtement ne vint plus à propos. Ses épaulettes d'officier étaient en laine, et le drap de son habit était cousu à la doublure des manches pour que les morceaux tinssent ensemble; mais il y avait une circonstance plus triste: les semelles de ses souliers étaient en morceaux de chapeau également pris sur le champ de bataille, au-delà du pont de Lodi. Ces semelles improvisées tenaient au-dessus des souliers par des ficelles fort visibles, de façon que lorsque le majordome de la maison se présenta dans la chambre du lieutenant Robert pour l'inviter à dîner avec madame la marquise, celui-ci fut plongé dans un mortel embarras. Son voltigeur et lui passèrent les deux heures qui les séparaient de ce fatal dîner à tâcher de recoudre un peu l'habit et à teindre en noir avec de l'encre les malheureuses ficelles des souliers. Enfin le moment terrible arriva. «De la vie je ne fus plus mal à mon aise, me disait le lieutenant Robert; ces dames pensaient que j'allais leur faire peur, et moi j'étais plus tremblant qu'elles. Je regardais mes souliers et ne savais comment marcher avec grâce. La marquise del Dongo, ajoutait-il, était alors dans tout l'éclat de sa beauté: vous l'avez connue avec ses yeux si beaux et d'une douceur angélique et ses jolis cheveux d'un blond foncé qui dessinaient si bien l'ovale de cette figure charmante. J'avais dans ma chambre une Hérodiade de Léonard de Vinci qui semblait son portrait. Dieu voulut que je fusse tellement saisi de cette beauté surnaturelle que j'en oubliai mon costume. Depuis deux ans je ne voyais que des choses laides et misérables dans les montagnes du pays de Gênes: j'osai lui adresser quelques mots sur mon ravissement.
«Mais j'avais trop de sens pour m'arrêter longtemps dans le genre complimenteur. Tout en tournant mes phrases, je voyais, dans une salle à manger toute de marbre, douze laquais et des valets de chambre vêtus avec ce qui me semblait alors le comble de la magnificence. Figurez-vous que ces coquins-là avaient non seulement de bons souliers, mais encore des boucles d'argent. Je voyais du coin de l'oeil tous ces regards stupides fixés sur mon habit, et peut-être aussi sur mes souliers, ce qui me perçait le coeur. J'aurais pu d'un mot faire peur à tous ces gens; mais comment les mettre à leur place sans courir le risque d'effaroucher les dames? car la marquise pour se donner un peu de courage, comme elle me l'a dit cent fois depuis, avait envoyé prendre au couvent où elle était pensionnaire en ce temps-là, Gina del Dongo, soeur de son mari, qui fut depuis cette charmante comtesse Pietranera: personne dans la prospérité ne la surpassa par la gaieté et l'esprit aimable, comme personne ne la surpassa par le courage et la sérénité d'âme dans la fortune contraire.
«Gina, qui pouvait avoir alors treize ans, mais qui en paraissait dix-huit, vive et franche, comme vous savez, avait tant de peur d'éclater de rire en présence de mon costume, qu'elle n'osait pas manger; la marquise, au contraire, m'accablait de politesses contraintes; elle voyait fort bien dans mes yeux des mouvements d'impatience. En un mot, je faisais une sotte figure, je mâchais le mépris, chose qu'on dit impossible à un Français. Enfin une idée descendue du ciel vint m'illuminer: je me mis à raconter à ces dames ma misère, et ce que nous avions souffert depuis deux ans dans les montagnes du pays de Gênes où nous retenaient de vieux généraux imbéciles. Là, disais-je, on nous donnait des assignats qui n'avaient pas cours dans le pays, et trois onces de pain par jour. Je n'avais pas parlé deux minutes, que la bonne marquise avait les larmes aux yeux, et la Gina était devenue sérieuse.
-- Quoi, monsieur le
lieutenant, me disait celle-ci, trois onces de pain!
-- Oui, mademoiselle; mais en revanche la distribution manquait trois fois la
semaine et comme les paysans chez lesquels nous logions étaient encore plus
misérables que nous, nous leur donnions un peu de notre pain.
«En sortant de table, j'offris mon bras à la marquise jusqu'à la porte du
salon, puis, revenant rapidement sur mes pas, je donnai au domestique qui
m'avait servi à table cet unique écu de six francs sur l'emploi duquel j'avais
fait tant de châteaux en Espagne.
«Huit jours après, continuait Robert, quand il fut bien avéré que les Français ne guillotinaient personne, le marquis del Dongo revint de son château de Grianta, sur le lac de Côme, où bravement il s'était réfugié à l'approche de l'armée, abandonnant aux hasards de la guerre sa jeune femme si belle et sa soeur. La haine que ce marquis avait pour nous était égale à sa peur, c'est-à-dire incommensurable: sa grosse figure pâle et dévote était amusante à voir quand il me faisait des politesses. Le lendemain de son retour à Milan, je reçus trois aunes de drap et deux cents francs sur la contribution des six millions: je me remplumai, et devins le chevalier de ces dames, car les bals commencèrent. »
L'histoire du lieutenant Robert fut à peu près celle de tous les Français; au lieu de se moquer de la misère de ces braves soldats, on en eut pitié, et on les aima.
Cette époque de bonheur imprévu et d'ivresse ne dura que deux petites années; la folie avait été si excessive et si générale, qu'il me serait impossible d'en donner une idée, si ce n'est par cette réflexion historique et profonde: ce peuple s'ennuyait depuis cent ans.
La volupté naturelle aux pays méridionaux avait régné jadis à la cour des Visconti et des Sforce, ces fameux ducs de Milan. Mais depuis l'an 1635, que les Espagnols s'étaient emparés du Milanais, et emparés en maîtres taciturnes, soupçonneux, orgueilleux, et craignant toujours la révolte, la gaieté s'était enfuie. Les peuples, prenant les moeurs de leurs maîtres songeaient plutôt à se venger de la moindre insulte par un coup de poignard qu'à jouir du moment présent.
La joie folle, la gaieté, la volupté, l'oubli de tous les sentiments tristes, ou seulement raisonnables, furent poussés à un tel point, depuis le 15 mai 1796, que les Français entrèrent à Milan, jusqu'en avril 1799, qu'ils en furent chassés à la suite de la bataille de Cassano que l'on a pu citer de vieux marchands millionnaires, de vieux usuriers, de vieux notaires qui, pendant cet intervalle, avaient oublié d'être moroses et de gagner de l'argent.
Tout au plus eût-il été possible de compter quelques familles appartenant à la haute noblesse, qui s'étaient retirées dans leurs palais à la campagne, comme pour bouder contre l'allégresse générale et l'épanouissement de tous les coeurs. Il est véritable aussi que ces familles nobles et riches avaient été distinguées d'une manière fâcheuse dans la répartition des contributions de guerre demandées pour l'armée française.
Le marquis del Dongo, contrarié de voir tant de gaieté, avait été un des premiers à regagner son magnifique château de Grianta, au-delà de Côme, où les dames menèrent le lieutenant Robert. Ce château, situé dans une position peut-être unique au monde, sur un plateau de cent cinquante pieds au-dessus de ce lac sublime dont il domine une grande partie, avait été une place forte. La famille del Dongo le fit construire au quinzième siècle, comme le témoignaient de toutes parts les marbres chargés de ses armes; on y voyait encore des ponts-levis et des fossés profonds, à la vérité privés d'eau; mais avec ces murs de quatre-vingts pieds de haut et de six pieds d'épaisseur, ce château était à l'abri d'un coup de main; et c'est pour cela qu'il était cher au soupçonneux marquis. Entouré de vingt-cinq ou trente domestiques qu'il supposait dévoués, apparemment parce qu'il ne leur parlait jamais que l'injure à la bouche, il était moins tourmenté par la peur qu'à Milan.
Cette peur n'était pas tout à fait gratuite: il correspondait fort activement avec un espion placé par l'Autriche sur la frontière suisse à trois lieues de Grianta, pour faire évader les prisonniers faits sur le champ de bataille, ce qui aurait pu être pris au sérieux par les généraux français.
Le marquis avait laissé sa jeune femme à Milan: elle y dirigeait les affaires de la famille, elle était chargée de faire face aux contributions imposées à la casa del Dongo, comme on dit dans le pays; elle cherchait à les faire diminuer, ce qui l'obligeait à voir ceux des nobles qui avaient accepté des fonctions publiques, et même quelques non nobles fort influents. Il survint un grand événement dans cette famille. Le marquis avait arrangé le mariage de sa jeune soeur Gina avec un personnage fort riche et de la plus haute naissance; mais il portait de la poudre: à ce titre, Gina le recevait avec des éclats de rire, et bientôt elle fit la folie d'épouser le comte Pietranera. C'était à la vérité un fort bon gentilhomme, très bien fait de sa personne, mais ruiné de père en fils, et, pour comble de disgrâce, partisan fougueux des idées nouvelles. Pietranera était sous-lieutenant dans la légion italienne, surcroît de désespoir pour le marquis.
Après ces deux années de folie et de bonheur, le Directoire de Paris, se donnant des airs de souverain bien établi, montra une haine mortelle pour tout ce qui n'était pas médiocre. Les généraux ineptes qu'il donna à l'armée d'Italie perdirent une suite de batailles dans ces mêmes plaines de Vérone, témoins deux ans auparavant des prodiges d'Arcole et de Lonato. Les Autrichiens se rapprochèrent de Milan; le lieutenant Robert, devenu chef de bataillon et blessé à la bataille de Cassano, vint loger pour la dernière fois chez son amie la marquise del Dongo. Les adieux furent tristes; Robert partit avec le comte Pietranera qui suivait les Français dans leur retraite sur Novi. La jeune comtesse, à laquelle son frère refusa de payer sa légitime, suivit l'armée montée sur une charrette.
Alors commença cette époque de réaction et de retour aux idées anciennes, que les Milanais appellent i tredici mesi (les treize mois), parce qu'en effet leur bonheur voulut que ce retour à la sottise ne durât que treize mois, jusqu'à Marengo. Tout ce qui était vieux, dévot, morose, reparut à la tête des affaires, et reprit la direction de la société: bientôt les gens restés fidèles aux bonnes doctrines publièrent dans les villages que Napoléon avait été pendu par les Mameluks en Egypte, comme il le méritait à tant de titres.
Parmi ces hommes qui étaient allés bouder dans leurs terres et qui revenaient altérés de vengeance, le marquis del Dongo se distinguait par sa fureur; son exagération le porta naturellement à la tête du parti. Ces messieurs, fort honnêtes gens quand ils n'avaient pas peur, mais qui tremblaient toujours, parvinrent à circonvenir le général autrichien: assez bon homme il se laissa persuader que la sévérité était de la haute politique, et fit arrêter cent cinquante patriotes: c'était bien alors ce qu'il y avait de mieux en Italie.
Bientôt on les déporta aux bouches de Cattaro, et jetés dans des grottes souterraines, l'humidité et surtout le manque de pain firent bonne et prompte justice de tous ces coquins.
Le marquis del Dongo eut une grande place, et, comme il joignait une avarice sordide à une foule d'autres belles qualités, il se vanta publiquement de ne pas envoyer un écu à sa soeur, la comtesse Pietranera: toujours folle d'amour, elle ne voulait pas quitter son mari, et mourait de faim en France avec lui. La bonne marquise était désespérée; enfin elle réussit à dérober quelques petits diamants dans son écrin, que son mari lui reprenait tous les soirs pour l'enfermer sous son lit dans une caisse de fer: la marquise avait apporté huit cent mille francs de dot à son mari, et recevait quatre-vingts francs par mois pour ses dépenses personnelles. Pendant les treize mois que les Français passèrent hors de Milan, cette femme si timide trouva des prétextes et ne quitta pas le noir.
Nous avouerons que, suivant l'exemple de beaucoup de graves auteurs, nous avons commencé l'histoire de notre héros une année avant sa naissance. Ce personnage essentiel n'est autre, en effet, que Fabrice Valserra, marchesino del Dongo, comme on dit à Milan. [ On prononce markésine. Dans les usages du pays, empruntés à l'Allemagne, ce titre se donne à tous les fils de marquis, contine à tous les fils de comte, contessina à toutes les filles de comte, etc. ] Il venait justement de se donner la peine de naître lorsque les Français furent chassés, et se trouvait, par le hasard de la naissance, le second fils de ce marquis del Dongo si grand seigneur, et dont vous connaissez déjà le gros visage blême, le sourire faux et la haine sans bornes pour les idées nouvelles. Toute la fortune de la maison était substituée au fils aîné Ascanio del Dongo, le digne portrait de son père. Il avait huit ans, et Fabrice deux, lorsque tout à coup ce général Bonaparte, que tous les gens bien nés croyaient pendu depuis longtemps, descendit du mont Saint-Bernard. Il entra dans Milan: ce moment est encore unique dans l'histoire; figurez-vous tout un peuple amoureux fou. Peu de jours après, Napoléon gagna la bataille de Marengo. Le reste est inutile à dire. L'ivresse des Milanais fut au comble; mais, cette fois, elle était mélangée d'idées de vengeance: on avait appris la haine à ce bon peuple. Bientôt l'on vit arriver ce qui restait des patriotes déportés aux bouches de Cattaro; leur retour fut célébré par une fête nationale. Leurs figures pâles, leurs grands yeux étonnés, leurs membres amaigris, faisaient un étrange contraste avec la joie qui éclatait de toutes parts. Leur arrivée fut le signal du départ pour les familles les plus compromises. Le marquis del Dongo fut des premiers à s'enfuir à son château de Grianta. Les chefs des grandes familles étaient remplis de haine et de peur; mais leurs femmes, leurs filles, se rappelaient les joies du premier séjour des Français, et regrettaient Milan et les bals si gais, qui aussitôt après Marengo s'organisèrent à la Casa Tanzi. Peu de jours après la victoire, le général français, chargé de maintenir la tranquillité dans la Lombardie, s'aperçut que tous les fermiers des nobles, que toutes les vieilles femmes de la campagne, bien loin de songer encore à cette étonnante victoire de Marengo qui avait changé les destinées de l'Italie, et reconquis treize places fortes en un jour, n'avaient l'âme occupée que d'une prophétie de saint Giovita, le premier patron de Brescia. Suivant cette parole sacrée, les prospérités des Français et de Napoléon devaient cesser treize semaines juste après Marengo. Ce qui excuse un peu le marquis del Dongo et tous les nobles boudeurs des campagnes, c'est que réellement et sans comédie ils croyaient à la prophétie. Tous ces gens-là n'avaient pas lu quatre volumes en leur vie; ils faisaient ouvertement leurs préparatifs pour rentrer à Milan au bout des treize semaines, mais le temps, en s'écoulant, marquait de nouveaux succès pour la cause de la France. De retour à Paris, Napoléon, par de sages décrets, sauvait la révolution à l'intérieur, comme il l'avait sauvée à Marengo contre les étrangers. Alors les nobles lombards, réfugiés dans leurs châteaux, découvrirent que d'abord ils avaient mal compris la prédiction du saint patron de Brescia: il ne s'agissait pas de treize semaines, mais bien de treize mois. Les treize mois s'écoulèrent, et la prospérité de la France semblait s'augmenter tous les jours.
Nous glissons sur dix années de progrès et de bonheur, de 1800 à 1810; Fabrice passa les premières au château de Grianta, donnant et recevant force coups de poing au milieu des petits paysans du village, et n'apprenant rien, pas même à lire. Plus tard, on l'envoya au collège des jésuites à Milan. Le marquis son père exigea qu'on lui montrât le latin, non point d'après ces vieux auteurs qui parlent toujours des républiques, mais sur un magnifique volume orné de plus de cent gravures, chef-d'oeuvre des artistes du XVlIe siècle; c'était la généalogie latine des Valserra, marquis del Dongo, publiée en 1650 par Fabrice del Dongo, archevêque de Parme. La fortune des Valserra étant surtout militaire, les gravures représentaient force batailles, et toujours on voyait quelque héros de ce nom donnant de grands coups d'épée. Ce livre plaisait fort au jeune Fabrice. Sa mère, qui l'adorait, obtenait de temps en temps la permission de venir le voir à Milan; mais son mari ne lui offrant jamais d'argent pour ces voyages, c'était sa belle-soeur, l'aimable comtesse Pietranera, qui lui en prêtait. Après le retour des Français, la comtesse était devenue l'une des femmes les plus brillantes de la cour du prince Eugène, vice-roi d'Italie.
Lorsque Fabrice eut fait sa première communion, elle obtint du marquis, toujours exilé volontaire, la permission de le faire sortir quelquefois de son collège. Elle le trouva singulier, spirituel, fort sérieux, mais joli garçon, et ne déparant point trop le salon d'une femme à la mode; du reste, ignorant à plaisir, et sachant à peine écrire. La comtesse, qui portait en toutes choses son caractère enthousiaste, promit sa protection au chef de l'établissement, si son neveu Fabrice faisait des progrès étonnants, et à la fin de l'année avait beaucoup de prix. Pour lui donner les moyens de les mériter, elle l'envoyait chercher tous les samedis soir, et souvent ne le rendait à ses maîtres que le mercredi ou le jeudi. Les jésuites, quoique tendrement chéris par le prince vice-roi étaient repoussés d'Italie par les lois du royaume, et le supérieur du collège, homme habile, sentit tout le parti qu'il pourrait tirer de ses relations avec une femme toute-puissante à la cour. Il n'eut garde de se plaindre des absences de Fabrice, qui, plus ignorant que jamais, à la fin de l'année obtint cinq premiers prix. A cette condition, la brillante comtesse Pietranera, suivie de son mari, général commandant une des divisions de la garde, et de cinq ou six des plus grands personnages de la cour du vice-roi, vint assister à la distribution des prix chez les jésuites. Le supérieur fut complimenté par ses chefs.
La comtesse conduisait son neveu à toutes ces fêtes brillantes qui marquèrent le règne trop court de l'aimable prince Eugène. Elle l'avait créé de son autorité officier de hussards, et Fabrice, âgé de douze ans, portait cet uniforme. Un jour, la comtesse, enchantée de sa jolie tournure, demanda pour lui au prince une place de page, ce qui voulait dire que la famille del Dongo se ralliait. Le lendemain, elle eut besoin de tout son crédit pour obtenir que le vice-roi voulût bien ne pas se souvenir de cette demande, à laquelle rien ne manquait que le consentement du père du futur page, et ce consentement eût été refusé avec éclat. A la suite de cette folie, qui fit frémir le marquis boudeur, il trouva un prétexte pour rappeler à Grianta le jeune Fabrice. La comtesse méprisait souverainement son frère; elle le regardait comme un sot triste, et qui serait méchant si jamais il en avait le pouvoir. Mais elle était folle de Fabrice, et, après dix ans de silence, elle écrivit au marquis pour réclamer son neveu: sa lettre fut laissée sans réponse.
A son retour dans ce palais
formidable, bâti par le plus belliqueux de ses ancêtres, Fabrice ne savait rien
au monde que faire l'exercice et monter à cheval. Souvent le comte Pietranera,
aussi fou de cet enfant que sa femme, le faisait monter à cheval, et le menait
avec lui à la parade.
En arrivant au château de Grianta, Fabrice, les yeux encore bien rouges des
larmes répandues en quittant les beaux salons de sa tante, ne trouva que les
caresses passionnées de sa mère et de ses soeurs. Le marquis était enfermé dans
son cabinet avec son fils aîné, le marchesino Ascanio. Ils y fabriquaient des
lettres chiffrées qui avaient l'honneur d'être envoyées à Vienne; le père et le
fils ne paraissaient qu'aux heures des repas. Le marquis répétait avec
affectation qu'il apprenait à son successeur naturel à tenir, en partie double,
le compte des produits de chacune de ses terres. Dans le fait, le marquis était
trop jaloux de son pouvoir pour parler de ces choses-là à un fils, héritier
nécessaire de toutes ces terres substituées. Il l'employait à chiffrer des
dépêches de quinze ou vingt pages que deux ou trois fois la semaine il faisait
passer en Suisse, d'où on les acheminait à Vienne. Le marquis prétendait faire
connaître à ses souverains légitimes l'état intérieur du royaume d'Italie qu'il
ne connaissait pas lui-même, et toutefois ses lettres avaient beaucoup de
succès; voici comment. Le marquis faisait compter sur la grande route, par
quelque agent sûr, le nombre des soldats de tel régiment français ou italien
qui changeait de garnison, et, en rendant compte du fait à la cour de Vienne,
il avait soin de diminuer d'un grand quart le nombre des soldats présents. Ces
lettres, d'ailleurs ridicules, avaient le mérite d'en démentir d'autres plus
véridiques, et elles plaisaient. Aussi, peu de temps avant l'arrivée de Fabrice
au château, le marquis avait-il reçu la plaque d'un ordre renommé: c'était la
cinquième qui ornait son habit de chambellan. A la vérité, il avait le chagrin
de ne pas oser arborer cet habit hors de son cabinet; mais il ne se permettait
jamais de dicter une dépêche sans avoir revêtu le costume brodé, garni de tous
ses ordres. Il eût cru manquer de respect d'en agir autrement.
La marquise fut émerveillée des grâces de son fils. Mais elle avait conservé l'habitude d'écrire deux ou trois fois par an au général comte d'A***; c'était le nom actuel du lieutenant Robert. La marquise avait horreur de mentir aux gens qu'elle aimait; elle interrogea son fils et fut épouvantée de son ignorance.
S'il me semble peu instruit, se disait-elle, à moi qui ne sais rien, Robert, qui est si savant, trouverait son éducation absolument manquée; or maintenant il faut du mérite. Une autre particularité qui l'étonna presque autant, c'est que Fabrice avait pris au sérieux toutes les choses religieuses qu'on lui avait enseignées chez les jésuites. Quoique fort pieuse elle-même, le fanatisme de cet enfant la fit frémir; si le marquis a l'esprit de deviner ce moyen d'influence, il va m'enlever l'amour de mon fils. Elle pleura beaucoup, et sa passion pour Fabrice s'en augmenta.
La vie de ce château, peuplé de trente ou quarante domestiques, était fort triste; aussi Fabrice passait-il toutes ses journées à la chasse ou à courir le lac sur une barque. Bientôt il fut étroitement lié avec les cochers et les hommes des écuries; tous étaient partisans fous des Français et se moquaient ouvertement des valets de chambre dévots, attachés à la personne du marquis ou à celle de son fils aîné. Le grand sujet de plaisanterie contre ces personnages graves, c'est qu'ils portaient de la poudre à l'instar de leurs maîtres.
Livre Premier - Chapitre II.
... Alors que Vesper vint
embrunir nos yeux, Tout épris d'avenir, je contemple les cieux, En qui Dieu
nous escrit, par notes non obscures, Les sorts et les destins de toutes
créatures. Car lui, du fond des cieux regardant un humain, Parfois mû de pitié,
lui montre le chemin; Par les astres du ciel qui sont ses caractères, Les
choses nous prédit et bonnes et contraires; Mais les hommes, chargés de terre
et de trépas, Méprisent tel écrit, et ne le lisent pas.
RONSARD
Le marquis professait une haine vigoureuse pour les lumières: ce sont les idées, disait-il, qui ont perdu l'Italie; il ne savait trop comment concilier cette sainte horreur de l'instruction, avec le désir de voir son fils Fabrice perfectionner l'éducation si brillamment commencée chez les jésuites. Pour courir le moins de risques possible, il chargea le bon abbé Blanès, curé de Grianta, de faire continuer à Fabrice ses études en latin. Il eût fallu que le curé lui-même sût cette langue; or elle était l'objet de ses mépris; ses connaissances en ce genre se bornaient à réciter, par coeur, les prières de son missel, dont il pouvait rendre à peu près le sens à ses ouailles. Mais ce curé n'en était pas moins fort respecté et même redouté dans le canton; il avait toujours dit que ce n'était point en treize semaines ni même en treize mois, que l'on verrait s'accomplir la célèbre prophétie de saint Giovita, le patron de Brescia. Il ajoutait, quand il parlait à des amis sûrs, que ce nombre treize devait être interprété d'une façon qui étonnerait bien du monde, s'il était permis de tout dire (1813).
Le fait est que l'abbé Blanès, personnage d'une honnêteté et d'une vertu primitives, et de plus homme d'esprit, passait toutes les nuits au haut de son clocher; il était fou d'astrologie. Après avoir usé ses journées à calculer des conjonctions et des positions d'étoiles, il employait la meilleure part de ses nuits à les suivre dans le ciel. Par suite de sa pauvreté, il n'avait d'autre instrument qu'une longue lunette à tuyau de carton. On peut juger du mépris qu'avait pour l'étude des langues un homme qui passait sa vie à découvrir l'époque précise de la chute des empires et des révolutions qui changent la face du monde. Que sais-je de plus sur un cheval, disait-il à Fabrice, depuis qu'on m'a appris qu'en latin il s'appelle equus ?
Les paysans redoutaient l'abbé Blanès comme un grand magicien: pour lui, à l'aide de la peur qu'inspiraient ses stations dans le clocher, il les empêchait de voler. Ses confrères les curés des environs, fort jaloux de son influence, le détestaient; le marquis del Dongo le méprisait tout simplement parce qu'il raisonnait trop pour un homme de si bas étage. Fabrice l'adorait: pour lui plaire il passait quelquefois des soirées entières à faire des additions ou des multiplications énormes. Puis il montait au clocher: c'était une grande faveur et que l'abbé Blanès n'avait jamais accordée à personne; mais il aimait cet enfant pour sa naïveté. Si tu ne deviens pas hypocrite, lui disait-il, peut-être tu seras un homme.
Deux ou trois fois par an, Fabrice, intrépide et passionné dans ses plaisirs, était sur le point de se noyer dans le lac. Il était le chef de toutes les grandes expéditions des petits paysans de Grianta et de la Cadenabia. Ces enfants s'étaient procuré quelques petites clefs, et quand la nuit était bien noire, ils essayaient d'ouvrir les cadenas de ces chaînes qui attachent les bateaux à quelque grosse pierre ou à quelque arbre voisin du rivage. Il faut savoir que sur le lac de Côme l'industrie des pêcheurs place des lignes dormantes à une grande distance des bords. L'extrémité supérieure de la corde est attachée à une planchette doublée de liège, et une branche de coudrier très flexible, fichée sur cette planchette, soutient une petite sonnette qui tinte lorsque le poisson, pris à la ligne, donne des secousses à la corde.
Le grand objet de ces expéditions nocturnes, que Fabrice commandait en chef, était d'aller visiter les lignes dormantes, avant que les pêcheurs eussent entendu l'avertissement donné par les petites clochettes. On choisissait les temps d'orage; et, pour ces parties hasardeuses, on s'embarquait le matin, une heure avant l'aube. En montant dans la barque, ces enfants croyaient se précipiter dans les plus grands dangers, c'était là le beau côté de leur action; et, suivant l'exemple de leurs pères, ils récitaient dévotement un Ave Maria. Or, il arrivait souvent qu'au moment du départ, et à l'instant qui suivait l'Ave Maria, Fabrice était frappé d'un présage. C'était là le fruit qu'il avait retiré des études astrologiques de son ami l'abbé Blanès, aux prédictions duquel il ne croyait point. Suivant sa jeune imagination, ce présage lui annonçait avec certitude le bon ou le mauvais succès; et comme il avait plus de résolution qu'aucun de ses camarades, peu à peu toute la troupe prit tellement l'habitude des présages, que si, au moment de s'embarquer, on apercevait sur la côte un prêtre, ou si l'on voyait un corbeau s'envoler à main gauche, on se hâtait de remettre le cadenas à la chaîne du bateau, et chacun allait se recoucher. Ainsi l'abbé Blanès n'avait pas communiqué sa science assez difficile à Fabrice; mais à son insu, il lui avait inoculé une confiance illimitée dans les signes qui peuvent prédire l'avenir.
Le marquis sentait qu'un accident arrivé à sa correspondance chiffrée pouvait le mettre à la merci de sa soeur; aussi tous les ans, à l'époque de la Sainte-Angela, fête de la comtesse Pietranera, Fabrice obtenait la permission d'aller passer huit jours à Milan. Il vivait toute l'année dans l'espérance ou le regret de ces huit jours. En cette grande occasion, pour accomplir ce voyage politique, le marquis remettait à son fils quatre écus, et, suivant l'usage, ne donnait rien à sa femme, qui le menait. Mais un des cuisiniers, six laquais et un cocher avec deux chevaux, partaient pour Côme, la veille du voyage, et chaque jour, à Milan, la marquise trouvait une voiture à ses ordres, et un dîner de douze couverts.
Le genre de vie boudeur que menait le marquis del Dongo était assurément fort peu divertissant; mais il avait cet avantage qu'il enrichissait à jamais les familles qui avaient la bonté de s'y livrer. Le marquis, qui avait plus de deux cent mille livres de rente, n'en dépensait pas le quart; il vivait d'espérances. Pendant les treize années de 1800 à 1813, il crut constamment et fermement que Napoléon serait renversé avant six mois. Qu'on juge de son ravissement quand, au commencement de 1813, il apprit les désastres de la Bérésina! La prise de Paris et la chute de Napoléon faillirent lui faire perdre la tête; il se permit alors les propos les plus outrageants envers sa femme et sa soeur. Enfin, après quatorze années d'attente, il eut cette joie inexprimable de voir les troupes autrichiennes rentrer dans Milan. D'après les ordres venus de Vienne, le général autrichien reçut le marquis del Dongo avec une considération voisine du respect; on se hâta de lui offrir une des premières places dans le gouvernement, et il l'accepta comme le paiement d'une dette. Son fils aîné eut une lieutenance dans l'un des plus beaux régiments de la monarchie; mais le second ne voulut jamais accepter une place de cadet qui lui était offerte. Ce triomphe, dont le marquis jouissait avec une insolence rare, ne dura que quelques mois, et fut suivi d'un revers humiliant. Jamais il n'avait eu le talent des affaires, et quatorze années passées à la campagne, entre ses valets, son notaire et son médecin jointes à la mauvaise humeur de la vieillesse qui était survenue, en avaient fait un homme tout à fait incapable. Or il n'est pas possible, en pays autrichien, de conserver une place importante sans avoir le genre de talent que réclame l'administration lente et compliquée, mais fort raisonnable, de cette vieille monarchie. Les bévues du marquis del Dongo scandalisaient les employés et même arrêtaient la marche des affaires. Ses propos ultra-monarchiques irritaient les populations qu'on voulait plonger dans le sommeil et l'incurie. Un beau jour, il apprit que Sa Majesté avait daigné accepter gracieusement la démission qu'il donnait de son emploi dans l'administration, et en même temps lui conférait la place de second grand majordome major du royaume lombardo-vénitien. Le marquis fut indigné de l'injustice atroce dont il était victime; il fit imprimer une lettre à un ami, lui qui exécrait tellement la liberté de la presse. Enfin il écrivit à l'Empereur que ses ministres le trahissaient, et n'étaient que des jacobins. Ces choses faites, il revint tristement à son château de Grianta. Il eut une consolation. Après la chute de Napoléon, certains personnages puissants à Milan firent assommer dans les rues le comte Prina, ancien ministre du roi d'Italie, et homme du premier mérite. Le comte Pietranera exposa sa vie pour sauver celle du ministre, qui fut tué à coups de parapluie, et dont le supplice dura cinq heures. Un prêtre, confesseur du marquis del Dongo, eût pu sauver Prina en lui ouvrant la grille de l'église de San Giovanni, devant laquelle on traînait le malheureux ministre, qui même un instant fut abandonné dans le ruisseau, au milieu de la rue mais il refusa d'ouvrir sa grille avec dérision, et, six mois après, le marquis eut le bonheur de lui faire obtenir un bel avancement.
Il exécrait le comte Pietranera, son beau-frère, lequel, n'ayant pas cinquante louis de rente, osait être assez content, s'avisait de se montrer fidèle à ce qu'il avait aimé toute sa vie, et avait l'insolence de prôner cet esprit de justice sans acception de personnes, que le marquis appelait un jacobinisme infâme. Le comte avait refusé de prendre du service en Autriche, on fit valoir ce refus, et, quelques mois après la mort de Prina, les mêmes personnages qui avaient payé les assassins obtinrent que le général Pietranera serait jeté en prison. Sur quoi la comtesse, sa femme, prit un passeport et demanda des chevaux de poste pour aller à Vienne dire la vérité à l'Empereur. Les assassins de Prina eurent peur, et l'un d'eux, cousin de madame Pietranera, vint lui apporter à minuit, une heure avant son départ pour Vienne, l'ordre de mettre en liberté son mari. Le lendemain, le général autrichien fit appeler le comte Pietranera, le reçut avec toute la distinction possible, et l'assura que sa pension de retraite ne tarderait pas à être liquidée sur le pied le plus avantageux. Le brave général Bubna, homme d'esprit et de coeur, avait l'air tout honteux de l'assassinat de Prina et de la prison du comte.
Après cette bourrasque, conjurée par le caractère ferme de la comtesse, les deux époux vécurent, tant bien que mal, avec la pension de retraite, qui, grâce à la recommandation du général Bubna, ne se fit pas attendre.
Par bonheur, il se trouva que, depuis cinq ou six ans, la comtesse avait beaucoup d'amitié pour un jeune homme fort riche, lequel était aussi ami intime du comte, et ne manquait pas de mettre à leur disposition le plus bel attelage de chevaux anglais qui fût alors à Milan, sa loge au théâtre de la Scala, et son château à la campagne. Mais le comte avait la conscience de sa bravoure, son âme était généreuse, il s'emportait facilement, et alors se permettait d'étranges propos. Un jour qu'il était à la chasse avec des jeunes gens, l'un d'eux, qui avait servi sous d'autres drapeaux que lui, se mit à faire des plaisanteries sur la bravoure des soldats de la république cisalpine; le comte lui donna un soufflet, l'on se battit aussitôt, et le comte, qui était seul de son bord, au milieu de tous ces jeunes gens, fut tué. On parla beaucoup de cette espèce de duel, et les personnes qui s'y étaient trouvées prirent le parti d'aller voyager en Suisse.
Ce courage ridicule qu'on appelle résignation, le courage d'un sot qui se laisse prendre sans mot dire n'était point à l'usage de la comtesse. Furieuse de la mort de son mari, elle aurait voulu que Limercati, ce jeune homme riche, son ami intime, prît aussi la fantaisie de voyager en Suisse, et de donner un coup de carabine ou un soufflet au meurtrier du comte Pietranera.
Limercati trouva ce projet d'un ridicule achevé et la comtesse s'aperçut que chez elle le mépris avait tué l'amour. Elle redoubla d'attention pour Limercati; elle voulait réveiller son amour, et ensuite le planter là et le mettre au désespoir. Pour rendre ce plan de vengeance intelligible en France, je dirai qu'à Milan, pays fort éloigné du nôtre, on est encore au désespoir par amour. La comtesse, qui, dans ses habits de deuil éclipsait de bien loin toutes ses rivales, fit des coquetteries aux jeunes gens qui tenaient le haut du pavé, et l'un d'eux, le comte N..., qui, de tout temps, avait dit qu'il trouvait le mérite de Limercati un peu lourd, un peu empesé pour une femme d'autant d'esprit devint amoureux fou de la comtesse. Elle écrivit à Limercati:
«Voulez-vous agir une fois en homme d'esprit?
«Figurez-vous que vous ne m'avez jamais connue.
«Je suis, avec un peu de mépris peut-être, votre très humble servante,
«GINA PIETRANERA »
A la lecture de ce billet, Limercati partit pour un de ses châteaux; son amour
s'exalta, il devint fou, et parla de se brûler la cervelle, chose inusitée dans
les pays à enfer. Dès le lendemain de son arrivée à la campagne, il avait écrit
à la comtesse pour lui offrir sa main et ses deux cent mille livres de rente.
Elle lui renvoya sa lettre non décachetée par le groom du comte N... Sur quoi
Limercati a passé trois ans dans ses terres, revenant tous les deux mois à
Milan, mais sans avoir jamais le courage d'y rester, et ennuyant tous ses amis
de son amour passionné pour la comtesse, et du récit circonstancié des bontés
que jadis elle avait pour lui. Dans les commencements, il ajoutait qu'avec le
comte N... elle se perdait, et qu'une telle liaison la déshonorait.
Le fait est que la comtesse n'avait aucune sorte d'amour pour le comte N..., et c'est ce qu'elle lui déclara quand elle fut tout à fait sûre du désespoir de Limercati. Le comte, qui avait de l'usage, la pria de ne point divulguer la triste vérité dont elle lui faisait confidence: -- Si vous avez l'extrême indulgence, ajouta-t-il, de continuer à me recevoir avec toutes les distinctions extérieures accordées à l'amant régnant, je trouverai peut-être une place convenable.
Après cette déclaration héroïque la comtesse ne voulut plus des chevaux ni de la loge du comte N... Mais depuis quinze ans elle était accoutumée à la vie la plus élégante: elle eut à résoudre ce problème difficile ou pour mieux dire impossible: vivre à Milan avec une pension de quinze cents francs. Elle quitta son palais, loua deux chambres à un cinquième étage, renvoya tous ses gens et jusqu'à sa femme de chambre remplacée par une pauvre vieille faisant des ménages. Ce sacrifice était dans le fait moins héroïque et moins pénible qu'il ne nous semble; à Milan la pauvreté n'est pas un ridicule, et partant ne se montre pas aux âmes effrayées comme le pire des maux. Après quelques mois de cette pauvreté noble, assiégée par les lettres continuelles de Limercati, et même du comte N... qui lui aussi voulait épouser, il arriva que le marquis del Dongo, ordinairement d'une avarice exécrable, vint à penser que ses ennemis pourraient bien triompher de la misère de sa soeur. Quoi! une del Dongo être réduite à vivre avec la pension que la cour de Vienne, dont il avait tant à se plaindre, accorde aux veuves de ses généraux!
Il lui écrivit qu'un appartement et un traitement dignes de sa soeur l'attendaient au château de Grianta. L'âme mobile de la comtesse embrassa avec enthousiasme l'idée de ce nouveau genre de vie; il y avait vingt ans qu'elle n'avait pas habité ce château vénérable s'élevant majestueusement au milieu des vieux châtaigniers plantés du temps des Sforce. Là, se disait-elle, je trouverai le repos, et, à mon âge, n'est-ce pas le bonheur? (Comme elle avait trente et un ans elle se croyait arrivée au moment de la retraite.) Sur ce lac sublime où je suis née, m'attend enfin une vie heureuse et paisible.
Je ne sais si elle se trompait, mais ce qu'il y a de sûr c'est que cette âme passionnée, qui venait de refuser si lestement l'offre de deux immenses fortunes, apporta le bonheur au château de Grianta. Ses deux nièces étaient folles de joie.-- Tu m'as rendu les beaux jours de la jeunesse, lui disait la marquise en l'embrassant; la veille de ton arrivée, j'avais cent ans. La comtesse se mit à revoir, avec Fabrice, tous ces lieux enchanteurs voisins de Grianta, et si célébrés par les voyageurs: la villa Melzi de l'autre côté du lac, vis-à-vis le château, et qui lui sert de point de vue, au-dessus le bois sacré des Sfondrata, et le hardi promontoire qui sépare les deux branches du lac, celle de Côme, si voluptueuse, et celle qui court vers Lecco, pleine de sévérité: aspects sublimes et gracieux, que le site le plus renommé du monde, la baie de Naples, égale, mais ne surpasse point. C'était avec ravissement que la comtesse retrouvait les souvenirs de sa première jeunesse et les comparait à ses sensations actuelles. Le lac de Côme, se disait-elle, n'est point environné, comme le lac de Genève, de grandes pièces de terre bien closes et cultivées selon les meilleures méthodes, choses qui rappellent l'argent et la spéculation. Ici de tous côtés je vois des collines d'inégales hauteurs couvertes de bouquets d'arbres plantés par le hasard, et que la main de l'homme n'a point encore gâtés et forcés à rendre du revenu. Au milieu de ces collines aux formes admirables et se précipitant vers le lac par des pentes si singulières, je puis garder toutes les illusions des descriptions du Tasse et de l'Arioste. Tout est noble et tendre, tout parle d'amour, rien ne rappelle les laideurs de la civilisation. Les villages situés à mi-côte sont cachés par de grands arbres, et au-dessus des sommets des arbres s'élève l'architecture charmante de leurs jolis clochers. Si quelque petit champ de cinquante pas de large vient interrompre de temps à autre les bouquets de châtaigniers et de cerisiers sauvages, l'oeil satisfait y voit croître des plantes plus vigoureuses et plus heureuses là qu'ailleurs. Par-delà ces collines, dont le faîte offre des ermitages qu'on voudrait tous habiter, l'oeil étonné aperçoit les pics des Alpes, toujours couverts de neige, et leur austérité sévère lui rappelle des malheurs de la vie ce qu'il en faut pour accroître la volupté présente. L'imagination est touchée par le son lointain de la cloche de quelque petit village caché sous les arbres: ces sons portés sur les eaux qui les adoucissent prennent une teinte de douce mélancolie et de résignation, et semblent dire à l'homme: La vie s'enfuit, ne te montre donc point si difficile envers le bonheur qui se présente, hâte-toi de jouir. Le langage de ces lieux ravissants, et qui n'ont point de pareils au monde, rendit à la comtesse son coeur de seize ans. Elle ne concevait pas comment elle avait pu passer tant d'années sans revoir le lac. Est-ce donc au commencement de la vieillesse, se disait-elle, que le bonheur se serait réfugié? Elle acheta une barque que Fabrice, la marquise et elle ornèrent de leurs mains, car on manquait d'argent pour tout, au milieu de l'état de maison le plus splendide; depuis sa disgrâce le marquis del Dongo avait redoublé de faste aristocratique. Par exemple, pour gagner dix pas de terrain sur le lac, près de la fameuse allée de platanes, à côté de la Cadenabia, il faisait construire une digue dont le devis allait à quatre-vingt mille francs. A l'extrémité de la digue on voyait s'élever, sur les dessins du fameux marquis Cagnola, une chapelle bâtie tout entière en blocs de granit énormes, et, dans la chapelle, Marchesi, le sculpteur à la mode de Milan, lui bâtissait un tombeau sur lequel des bas-reliefs nombreux devaient représenter les belles actions de ses ancêtres.
Le frère aîné de Fabrice, le marchesine Ascagne, voulut se mettre des promenades de ces dames; mais sa tante jetait de l'eau sur ses cheveux poudrés, et avait tous les jours quelque nouvelle niche à lancer à sa gravité. Enfin il délivra de l'aspect de sa grosse figure blafarde la joyeuse troupe qui n'osait rire en sa présence. On pensait qu'il était l'espion du marquis son père, et il fallait ménager ce despote sévère et toujours furieux depuis sa démission forcée.
Ascagne jura de se venger de Fabrice.
Il y eut une tempête où l'on courut des dangers; quoiqu'on eût infiniment peu d'argent, on paya généreusement les deux bateliers pour qu'ils ne dissent rien au marquis, qui déjà témoignait beaucoup d'humeur de ce qu'on emmenait ses deux filles. On rencontra une seconde tempête; elles sont terribles et imprévues sur ce beau lac: des rafales de vent sortent à l'improviste de deux gorges de montagnes placées dans des directions opposées et luttent sur les eaux. La comtesse voulut débarquer au milieu de l'ouragan et des coups de tonnerre; elle prétendait que, placée sur un rocher isolé au milieu du lac, et grand comme une petite chambre, elle aurait un spectacle singulier; elle se verrait assiégée de toutes parts par des vagues furieuses, mais, en sautant de la barque, elle tomba dans l'eau. Fabrice se jeta après elle pour la sauver, et tous deux furent entraînés assez loin. Sans doute il n'est pas beau de se noyer, mais l'ennui, tout étonné, était banni du château féodal. La comtesse s'était passionnée pour le caractère primitif et pour l'astrologie de l'abbé Blanès. Le peu d'argent qui lui restait après l'acquisition de la barque avait été employé à acheter un petit télescope de rencontre, et presque tous les soirs, avec ses nièces et Fabrice, elle allait s'établir sur la plate-forme d'une des tours gothiques du château. Fabrice était le savant de la troupe, et l'on passait là plusieurs heures fort gaiement, loin des espions.
Il faut avouer qu'il y avait des journées où la comtesse n'adressait la parole à personne; on la voyait se promener sous les hauts châtaigniers, plongée dans de sombres rêveries; elle avait trop d'esprit pour ne pas sentir parfois l'ennui qu'il y a à ne pas échanger ses idées. Mais le lendemain elle riait comme la veille: c'étaient les doléances de la marquise, sa belle-soeur, qui produisaient ces impressions sombres sur cette âme naturellement si agissante.
-- Passerons-nous donc ce qui
nous reste de jeunesse dans ce triste château! s'écriait la marquise.
Avant l'arrivée de la comtesse, elle n'avait pas même le courage d'avoir de ces
regrets.
L'on vécut ainsi pendant l'hiver de 1814 à 1815. Deux fois, malgré sa pauvreté,
la comtesse vint passer quelques jours à Milan; il s'agissait de voir un ballet
sublime de Vigano, donné au théâtre de la Scala, et le marquis ne défendait
point à sa femme d'accompagner sa belle-soeur. On allait toucher les quartiers
de la petite pension, et c'était la pauvre veuve du général cisalpin qui
prêtait quelques sequins à la richissime marquise del Dongo. Ces parties
étaient charmantes; on invitait à dîner de vieux amis, et l'on se consolait en
riant de tout, comme de vrais enfants. Cette gaieté italienne, pleine de brio
et d'imprévu, faisait oublier la tristesse sombre que les regards du marquis et
de son fils aîné répandaient autour d'eux à Grianta. Fabrice à peine âgé de
seize ans, représentait fort bien le chef de la maison.
Le 7 mars 1815, les dames étaient de retour, depuis l'avant-veille, d'un charmant petit voyage de Milan; elles se promenaient dans la belle allée de platanes récemment prolongée sur l'extrême bord du lac. Une barque parut, venant du côté de Côme, et fit des signes singuliers. Un agent du marquis sauta sur la digue: Napoléon venait de débarquer au golfe de Juan. L'Europe eut la bonhomie d'être surprise de cet événement, qui ne surprit point le marquis del Dongo; il écrivit à son souverain une lettre pleine d'effusion de coeur; il lui offrait ses talents et plusieurs millions, et lui répétait que ses ministres étaient des jacobins d'accord avec les meneurs de Paris.
Le 8 mars, à six heures du matin, le marquis, revêtu de ses insignes, se faisait dicter, par son fils aîné, le brouillon d'une troisième dépêche politique; il s'occupait avec gravité à la transcrire de sa belle écriture soignée, sur du papier portant en filigrane l'effigie du souverain. Au même instant, Fabrice se faisait annoncer chez la comtesse Pietranera.
-- Je pars, lui dit-il, je vais rejoindre l'Empereur, qui est aussi roi d'Italie; il avait tant d'amitié pour ton mari! Je passe par la Suisse. Cette nuit, à Menagio, mon ami Vasi, le marchand de baromètres, m'a donné son passeport; maintenant donne-moi quelques napoléons, car je n'en ai que deux à moi; mais s'il le faut, j'irai à pied.
La comtesse pleurait de joie et d'angoisse.-- Grand Dieu! pourquoi faut-il que cette idée te soit venue! s'écriait-elle en saisissant les mains de Fabrice.
Elle se leva et alla prendre dans l'armoire au linge, où elle était soigneusement cachée, une petite bourse ornée de perles; c'était tout ce qu'elle possédait au monde.
-- Prends, dit-elle à Fabrice; mais au nom de Dieu! ne te fais pas tuer. Que restera-t-il à ta malheureuse mère et à moi, si tu nous manques? Quant au succès de Napoléon, il est impossible, mon pauvre ami; nos messieurs sauront bien le faire périr. N'as-tu pas entendu, il y a huit jours, à Milan, l'histoire des vingt-trois projets d'assassinat tous si bien combinés et auxquels il n'échappa que par miracle? et alors il était tout-puissant. Et tu as vu que ce n'est pas la volonté de le perdre qui manque à nos ennemis; la France n'était plus rien depuis son départ.
C'était avec l'accent de l'émotion la plus vive que la comtesse parlait à Fabrice des futures destinées de Napoléon. -- En te permettant d'aller le rejoindre, je lui sacrifie ce que j'ai de plus cher au monde, disait-elle. Les yeux de Fabrice se mouillèrent, il répandit des larmes en embrassant la comtesse, mais sa résolution de partir ne fut pas un instant ébranlée. Il expliquait avec effusion à cette amie si chère toutes les raisons qui le déterminaient, et que nous prenons la liberté de trouver bien plaisantes.
-- Hier soir, il était six heures moins sept minutes, nous nous promenions, comme tu sais, sur le bord du lac dans l'allée de platanes, au-dessous de la Casa Sommariva, et nous marchions vers le sud. Là, pour la première fois, j'ai remarqué au loin le bateau qui venait de Côme, porteur d'une si grande nouvelle. Comme je regardais ce bateau sans songer à l'Empereur, et seulement enviant le sort de ceux qui peuvent voyager, tout à coup j'ai été saisi d'une émotion profonde. Le bateau a pris terre, l'agent a parlé bas à mon père, qui a changé de couleur, et nous a pris à part pour nous annoncer la terrible nouvelle. Je me tournai vers le lac sans autre but que de cacher les larmes de joie dont mes yeux étaient inondés. Tout à coup, à une hauteur immense et à ma droite j'ai vu un aigle, l'oiseau de Napoléon; il volait majestueusement se dirigeant vers la Suisse, et par conséquent vers Paris. Et moi aussi, me suis-je dit à l'instant, je traverserai la Suisse avec la rapidité de l'aigle, et j'irai offrir à ce grand homme bien peu de chose, mais enfin tout ce que je puis offrir, le secours de mon faible bras. Il voulut nous donner une patrie et il aima mon oncle. A l'instant, quand je voyais encore l'aigle, par un effet singulier mes larmes se sont taries; et la preuve que cette idée vient d'en haut, c'est qu'au même moment, sans discuter, j'ai pris ma résolution et j'ai vu les moyens d'exécuter ce voyage. En un clin d'oeil toutes les tristesses qui, comme tu sais, empoisonnent ma vie, surtout les dimanches, ont été comme enlevées par un souffle divin. J'ai vu cette grande image de l'Italie se relever de la fange où les Allemands la retiennent plongée [ C'est un personnage passionné qui parle, il traduit en prose quelques vers du célèbre Monti. ]; elle étendait ses bras meurtris et encore à demi chargés de chaînes vers son roi et son libérateur. Et moi, me suis-je dit, fils encore inconnu de cette mère malheureuse, je partirai, j'irai mourir ou vaincre avec cet homme marqué par le destin, et qui voulut nous laver du mépris que nous jettent même les plus esclaves et les plus vils parmi les habitants de l'Europe.
-- Tu sais, ajouta-t-il à voix basse en se rapprochant de la comtesse, et fixant sur elle ses yeux d'où jaillissaient des flammes, tu sais ce jeune marronnier que ma mère, l'hiver de ma naissance, planta elle-même au bord de la grande fontaine dans notre forêt, à deux lieues d'ici: avant de rien faire, j'ai voulu l'aller visiter. Le printemps n'est pas trop avancé, me disais-je: eh bien! si mon arbre a des feuilles, ce sera un signe pour moi. Moi aussi je dois sortir de l'état de torpeur où je languis dans ce triste et froid château. Ne trouves-tu pas que ces vieux murs noircis, symboles maintenant et autrefois moyens du despotisme, sont une véritable image du triste hiver? ils sont pour moi ce que l'hiver est pour mon arbre.
Le croirais-tu, Gina? hier soir à sept heures et demie j'arrivais à mon marronnier; il avait des feuilles, de jolies petites feuilles déjà assez grandes! Je les baisai sans leur faire de mal. J'ai bêché la terre avec respect à l'entour de l'arbre chéri. Aussitôt, rempli d'un transport nouveau, j'ai traversé la montagne; je suis arrivé à Menagio: il me fallait un passeport pour entrer en Suisse. Le temps avait volé, il était déjà une heure du matin quand je me suis vu à la porte de Vasi. Je pensais devoir frapper longtemps pour le réveiller; mais il était debout avec trois de ses amis. A mon premier mot: «Tu vas rejoindre Napoléon! » s'est-il écrié, et il m'a sauté au cou. Les autres aussi m'ont embrassé avec transport. «Pourquoi suis-je marié! » disait l'un d'eux.
Madame Pietranera était devenue pensive; elle crut devoir présenter quelques objections. Si Fabrice eût eu la moindre expérience, il eût bien vu que la comtesse elle-même ne croyait pas aux bonnes raisons qu'elle se hâtait de lui donner. Mais, à défaut d'expérience, il avait de la résolution; il ne daigna pas même écouter ces raisons. La comtesse se réduisit bientôt à obtenir de lui que du moins il fît part de son projet à sa mère.
-- Elle le dira à mes soeurs,
et ces femmes me trahiront à leur insu! s'écria Fabrice avec une sorte de
hauteur héroïque.
-- Parlez donc avec plus de respect, dit la comtesse souriant au milieu de ses
larmes, du sexe qui fera votre fortune; car vous déplairez toujours aux hommes,
vous avez trop de feu pour les âmes prosaïques.
La marquise fondit en larmes en apprenant l'étrange projet de son fils; elle n'en sentait pas l'héroïsme, et fit tout son possible pour le retenir. Quand elle fut convaincue que rien au monde, excepté les murs d'une prison, ne pourrait l'empêcher de partir elle lui remit le peu d'argent qu'elle possédait; puis elle se souvint qu'elle avait depuis la veille huit ou dix petits diamants valant peut-être dix mille francs, que le marquis lui avait confiés pour les faire monter à Milan. Les soeurs de Fabrice entrèrent chez leur mère tandis que la comtesse cousait ces diamants dans l'habit de voyage de notre héros; il rendait à ces pauvres femmes leurs chétifs napoléons. Ses soeurs furent tellement enthousiasmées de son projet, elles l'embrassaient avec une joie si bruyante qu'il prit à la main quelques diamants qui restaient encore à cacher, et voulut partir sur-le-champ.
-- Vous me trahiriez à votre insu, dit-il à ses soeurs. Puisque j'ai tant d'argent, il est inutile d'emporter des hardes; on en trouve partout. Il embrassa ces personnes qui lui étaient si chères, et partit à l'instant même sans vouloir rentrer dans sa chambre. Il marcha si vite, craignant toujours d'être poursuivi par des gens à cheval, que le soir même il entrait à Lugano. Grâce à Dieu, il était dans une ville suisse, et ne craignait plus d'être violenté sur la route solitaire par des gendarmes payés par son père. De ce lieu, il lui écrivit une belle lettre, faiblesse d'enfant qui donna de la consistance à la colère du marquis. Fabrice prit la poste, passa le Saint-Gothard; son voyage fut rapide, et il entra en France par Pontarlier. L'Empereur était à Paris. Là commencèrent les malheurs de Fabrice; il était parti dans la ferme intention de parler à l'Empereur: jamais il ne lui était venu à l'esprit que ce fût chose difficile. A Milan, dix fois par jour il voyait le prince Eugène et eût pu lui adresser la parole. A Paris, tous les matins, il allait dans la cour du château des Tuileries assister aux revues passées par Napoléon; mais jamais il ne put approcher de l'Empereur. Notre héros croyait tous les Français profondément émus comme lui de l'extrême danger que courait la patrie. A la table de l'hôtel où il était descendu, il ne fit point mystère de ses projets et de son dévouement; il trouva des jeunes gens d'une douceur aimable, encore plus enthousiastes que lui, et qui, en peu de jours, ne manquèrent pas de lui voler tout l'argent qu'il possédait. Heureusement, par pure modestie, il n'avait pas parlé des diamants donnés par sa mère. Le matin où, à la suite d'une orgie, il se trouva décidément volé, il acheta deux beaux chevaux, prit pour domestique un ancien soldat palefrenier du maquignon, et, dans son mépris pour les jeunes Parisiens beaux parleurs, partit pour l'armée. Il ne savait rien, sinon qu'elle se rassemblait vers Maubeuge. A peine fut-il arrivé sur la frontière, qu'il trouva ridicule de se tenir dans une maison, occupé à se chauffer devant une bonne cheminée, tandis que des soldats bivouaquaient. Quoi que pût lui dire son domestique, qui ne manquait pas de bon sens, il courut se mêler imprudemment aux bivouacs de l'extrême frontière, sur la route de Belgique. A peine fut-il arrivé au premier bataillon placé à côté de la route, que les soldats se mirent à regarder ce jeune bourgeois, dont la mise n'avait rien qui rappelât l'uniforme. La nuit tombait, il faisait un vent froid. Fabrice s'approcha d'un feu, et demanda l'hospitalité en payant. Les soldats se regardèrent étonnés surtout de l'idée de payer, et lui accordèrent avec bonté une place au feu; son domestique lui fit un abri. Mais, une heure après, l'adjudant du régiment passant à portée du bivouac, les soldats allèrent lui raconter l'arrivée de cet étranger parlant mal français. L'adjudant interrogea Fabrice, qui lui parla de son enthousiasme pour l'Empereur avec un accent fort suspect; sur quoi ce sous-officier le pria de le suivre jusque chez le colonel, établi dans une ferme voisine. Le domestique de Fabrice s'approcha avec les deux chevaux. Leur vue parut frapper si vivement l'adjudant sous-officier, qu'aussitôt il changea de pensée, et se mit à interroger aussi le domestique. Celui- ci, ancien soldat, devinant d'abord le plan de campagne de son interlocuteur, parla des protections qu'avait son maître, ajoutant que, certes, on ne lui chiperait pas ses beaux chevaux. Aussitôt un soldat appelé par l'adjudant lui mit la main sur le collet; un autre soldat prit soin des chevaux, et, d'un air sévère, l'adjudant ordonna à Fabrice de le suivre sans répliquer.
Après lui avoir fait faire une bonne lieue, à pied, dans l'obscurité rendue plus profonde en apparence par le feu des bivouacs qui de toutes parts éclairaient l'horizon, l'adjudant remit Fabrice à un officier de gendarmerie qui, d'un air grave, lui demanda ses papiers. Fabrice montra son passeport qui le qualifiait marchand de baromètres portant sa marchandise.
-- Sont-ils bêtes, s'écria
l'officier, c'est aussi trop fort!
Il fit des questions à notre héros qui parla de l'Empereur et de la liberté
dans les termes du plus vif enthousiasme; sur quoi l'officier de gendarmerie
fut saisi d'un rire fou.
-- Parbleu! tu n'es pas trop adroit! s'écria-t-il. Il est un peu fort de café
que l'on ose nous expédier des blancs-becs de ton espèce! Et quoi que pût dire
Fabrice, qui se tuait à expliquer qu'en effet il n'était pas marchand de
baromètres, l'officier l'envoya à la prison de B..., petite ville du voisinage
où notre héros arriva sur les trois heures du matin, outré de fureur et mort de
fatigue.
Fabrice, d'abord étonné, puis furieux, ne comprenant absolument rien à ce qui lui arrivait, passa trente-trois longues journées dans cette misérable prison; il écrivait lettres sur lettres au commandant de la place, et c'était la femme du geôlier, belle Flamande de trente-six ans, qui se chargeait de les faire parvenir. Mais comme elle n'avait nulle envie de faire fusiller un aussi joli garçon, et que d'ailleurs il payait bien, elle ne manquait pas de jeter au feu toutes ces lettres. Le soir, fort tard, elle daignait venir écouter les doléances du prisonnier; elle avait dit à son mari que le blanc-bec avait de l'argent, sur quoi le prudent geôlier lui avait donné carte blanche. Elle usa de la permission et reçut quelques napoléons d'or, car l'adjudant n'avait enlevé que les chevaux, et l'officier de gendarmerie n'avait rien confisqué du tout. Une après-midi du mois de juin, Fabrice entendit une forte canonnade assez éloignée. On se battait donc enfin! son coeur bondissait d'impatience. Il entendit aussi beaucoup de bruit dans la ville; en effet un grand mouvement s'opérait, trois divisions traversaient B... Quand, sur les onze heures du soir, la femme du geôlier vint partager ses peines, Fabrice fut plus aimable encore que de coutume; puis lui prenant les mains:
-- Faites-moi sortir d'ici, je
jurerai sur l'honneur de revenir dans la prison dès qu'on aura cessé de se
battre.
-- Balivernes que tout cela! As-tu du quibus ? Il parut inquiet, il ne
comprenait pas le mot quibus. La geôlière, voyant ce mouvement, jugea
que les eaux étaient basses, et, au lieu de parler de napoléons d'or comme elle
l'avait résolu, elle ne parla plus que de francs.
-- Ecoute, lui dit-elle, si tu peux donner une centaine de francs, je mettrai
un double napoléon sur chacun des yeux du caporal qui va venir relever la garde
pendant la nuit. Il ne pourra te voir partir de prison, et si son régiment doit
filer dans la journée, il acceptera.
Le marché fut bientôt conclu. La geôlière consentit même à cacher Fabrice dans
sa chambre d'où il pourrait plus facilement s'évader le lendemain matin.
Le lendemain, avant l'aube, cette femme tout attendrie dit à Fabrice:
-- Mon cher petit, tu es encore bien jeune pour faire ce vilain métier:
crois-moi, n'y reviens plus.
-- Mais quoi! répétait Fabrice, il est donc criminel de vouloir défendre la
patrie?
-- Suffit. Rappelle-toi toujours que je t'ai sauvé la vie; ton cas était net,
tu aurais été fusillé, mais ne le dis à personne, car tu nous ferais perdre
notre place à mon mari et à moi; surtout ne répète jamais ton mauvais conte
d'un gentilhomme de Milan déguisé en marchand de baromètres, c'est trop bête.
Ecoute-moi bien, je vais te donner les habits d'un hussard mort avant-hier dans
la prison: n'ouvre la bouche que le moins possible, mais enfin, si un maréchal
des logis ou un officier t'interroge de façon à te forcer de répondre, dis que
tu es resté malade chez un paysan qui t'a recueilli par charité comme tu
tremblais la fièvre dans un fossé de la route. Si l'on n'est pas satisfait de
cette réponse, ajoute que tu vas rejoindre ton régiment. On t'arrêtera
peut-être à cause de ton accent: alors dis que tu es né en Piémont, que tu es
un conscrit resté en France l'année passée, etc., etc.
Pour la première fois, après trente-trois jours de fureur, Fabrice comprit le fin mot de tout ce qui lui arrivait. On le prenait pour un espion. Il raisonna avec la geôlière, qui, ce matin-là, était fort tendre, et enfin tandis qu'armée d'une aiguille elle rétrécissait les habits du hussard, il raconta son histoire bien clairement à cette femme étonnée. Elle y crut un instant; il avait l'air si naïf, et il était si joli habillé en hussard!
-- Puisque tu as tant de bonne volonté pour te battre, lui dit-elle enfin à demi persuadée, il fallait donc en arrivant à Paris t'engager dans un régiment. En payant à boire à un maréchal des logis, ton affaire était faite! La geôlière ajouta beaucoup de bons avis pour l'avenir, et enfin, à la petite pointe du jour, mit Fabrice hors de chez elle, après lui avoir fait jurer cent et cent fois que jamais il ne prononcerait son nom, quoi qu'il pût arriver. Dès que Fabrice fut sorti de la petite ville, marchant gaillardement le sabre de hussard sous le bras, il lui vint un scrupule. Me voici, se dit-il, avec l'habit et la feuille de route d'un hussard mort en prison, où l'avait conduit, dit-on, le vol d'une vache et de quelques couverts d'argent! j'ai pour ainsi dire succédé à son être... et cela sans le vouloir ni le prévoir en aucune manière! Gare la prison!... Le présage est clair, j'aurai beaucoup à souffrir de la prison!
Il n'y avait pas une heure que Fabrice avait quitté sa bienfaitrice, lorsque la pluie commença à tomber avec une telle force qu'à peine le nouvel hussard pouvait-il marcher, embarrassé par des bottes grossières qui n'étaient pas faites pour lui. Il fit rencontre d'un paysan monté sur un méchant cheval, il acheta le cheval en s'expliquant par signes; la geôlière lui avait recommandé de parler le moins possible, à cause de son accent.
Ce jour-là l'armée, qui venait de gagner la bataille de Ligny, était en pleine marche sur Bruxelles; on était à la veille de la bataille de Waterloo. Sur le midi, la pluie à verse continuant toujours, Fabrice entendit le bruit du canon; ce bonheur lui fit oublier tout à fait les affreux moments de désespoir que venait de lui donner cette prison si injuste. Il marcha jusqu'à la nuit très avancée, et comme il commençait à avoir quelque bon sens, il alla prendre son logement dans une maison de paysan fort éloignée de la route. Ce paysan pleurait et prétendait qu'on lui avait tout pris; Fabrice lui donna un écu, et il trouva de l'avoine. Mon cheval n'est pas beau, se dit Fabrice; mais qu'importe, il pourrait bien se trouver du goût de quelque adjudant, et il alla coucher à l'écurie à ses côtés. Une heure avant le jour, le lendemain, Fabrice était sur la route, et, à force de caresses, il était parvenu à faire prendre le trot à son cheval. Sur les cinq heures, il entendit la canonnade: c'étaient les préliminaires de Waterloo.
Livre Premier - Chapitre III.
Fabrice trouva bientôt des vivandières, et l'extrême reconnaissance qu'il avait
pour la geôlière de B***; le porta à leur adresser la parole: il demanda à
l'une d'elles où était le 4e régiment de hussards, auquel il appartenait.
-- Tu ferais tout aussi bien de ne pas tant te presser mon petit soldat, dit la
cantinière touchée par la pâleur et les beaux yeux de Fabrice. Tu n'as pas
encore la poigne assez ferme pour les coups de sabre qui vont se donner
aujourd'hui. Encore si tu avais un fusil, je ne dis pas, tu pourrais lâcher ta
balle tout comme un autre.
Ce conseil déplut à Fabrice; mais il avait beau pousser son cheval, il ne pouvait aller plus vite que la charrette de la cantinière. De temps à autre le bruit du canon semblait se rapprocher et les empêchait de s'entendre, car Fabrice était tellement hors de lui d'enthousiasme et de bonheur, qu'il avait renoué la conversation. Chaque mot de la cantinière redoublait son bonheur en le lui faisant comprendre. A l'exception de son vrai nom et de sa fuite de prison, il finit par tout dire à cette femme qui semblait si bonne. Elle était fort étonnée et ne comprenait rien du tout à ce que lui racontait ce beau jeune soldat.
-- Je vois le fin mot,
s'écria-t-elle enfin d'un air de triomphe: vous êtes un jeune bourgeois
amoureux de la femme de quelque capitaine du 4e de hussards. Votre amoureuse
vous aura fait cadeau de l'uniforme que vous portez, et vous courez après elle.
Vrai, comme Dieu est là-haut, vous n'avez jamais été soldat; mais, comme un
brave garçon que vous êtes, puisque votre régiment est au feu, vous voulez y
paraître, et ne pas passer pour un capon.
Fabrice convint de tout: c'était le seul moyen qu'il eût de recevoir de bons conseils.
J'ignore toutes les façons d'agir de ces Français, se disait-il, et, si je ne
suis pas guidé par quelqu'un, je parviendrai encore à me faire jeter en prison,
et l'on me volera mon cheval.
-- D'abord, mon petit, lui dit la cantinière, qui devenait de plus en plus son
amie, conviens que tu n'as pas vingt et un ans: c'est tout le bout du monde si
tu en as dix-sept.
C'était la vérité, et Fabrice l'avoua de bonne grâce.
-- Ainsi, tu n'es pas même conscrit; c'est uniquement à cause des beaux yeux de
la madame que tu vas te faire casser les os. Peste! elle n'est pas dégoûtée. Si
tu as encore quelques-uns de ces jaunets qu'elle t'a remis, il faut primo
que tu achètes un autre cheval; vois comme ta rosse dresse les oreilles quand
le bruit du canon ronfle d'un peu près; c'est là un cheval de paysan qui te
fera tuer dès que tu seras en ligne. Cette fumée blanche, que tu vois là-bas
par-dessus la haie, ce sont des feux de peloton, mon petit! Ainsi, prépare-toi
à avoir une fameuse venette, quand tu vas entendre siffler les balles. Tu
ferais aussi bien de manger un morceau tandis que tu en as encore le temps.
Fabrice suivit ce conseil, et,
présentant un napoléon à la vivandière, la pria de se payer.
-- C'est pitié de le voir! s'écria cette femme; le pauvre petit ne sait pas
seulement dépenser son argent! Tu mériterais bien qu'après avoir empoigné ton
napoléon je fisse prendre son grand trot à Cocotte; du diable si ta rosse
pourrait me suivre. Que ferais-tu, nigaud, en me voyant détaler? Apprends que,
quand le brutal gronde, on ne montre jamais d'or. Tiens, lui dit-elle, voilà
dix-huit francs cinquante centimes, et ton déjeuner te coûte trente sous.
Maintenant, nous allons bientôt avoir des chevaux à revendre. Si la bête est
petite, tu en donneras dix francs, et, dans tous les cas, jamais plus de vingt
francs, quand ce serait le cheval des quatre fils Aymon.
Le déjeuner fini, la vivandière, qui pérorait toujours, fut interrompue par une
femme qui s'avançait à travers champs, et qui passa sur la route.
-- Holà, hé! lui cria cette femme; holà! Margot! ton 6e léger est sur la
droite.
-- Il faut que je te quitte, mon petit, dit la vivandière à notre héros; mais
en vérité tu me fais pitié; j'ai de l'amitié pour toi, sacrédié! Tu ne sais
rien de rien, tu vas te faire moucher, comme Dieu est Dieu! Viens-t'en au 6e
léger avec moi.
-- Je comprends bien que je ne sais rien, lui dit Fabrice, mais je veux me
battre et suis résolu d'aller là-bas vers cette fumée blanche.
-- Regarde comme ton cheval remue les oreilles! Dès qu'il sera là-bas, quelque
peu de vigueur qu'il ait, il te forcera la main, il se mettra à galoper, et
Dieu sait où il te mènera. Veux-tu m'en croire? Dès que tu seras avec les
petits soldats, ramasse un fusil et une giberne, mets-toi à côté des soldats et
fais comme eux, exactement. Mais, mon Dieu, je parie que tu ne sais pas
seulement déchirer une cartouche.
Fabrice, fort piqué, avoua cependant à sa nouvelle amie qu'elle avait deviné
juste.
-- Pauvre petit! il va être tué tout de suite; vrai comme Dieu! ça ne sera pas
long. Il faut absolument que tu viennes avec moi, reprit la cantinière d'un air
d'autorité.
-- Mais je veux me battre.
-- Tu te battras aussi; va, le 6e léger est un fameux, et aujourd'hui il y en a
pour tout le monde.
-- Mais serons-nous bientôt à votre régiment?
-- Dans un quart d'heure tout au plus.
Recommandé par cette brave femme, se dit Fabrice, mon ignorance de toutes
choses ne me fera pas prendre pour un espion, et je pourrai me battre. A ce
moment, le bruit du canon redoubla, un coup n'attendait pas l'autre. C'est
comme un chapelet, dit Fabrice.
-- On commence à distinguer les feux de peloton, dit la vivandière en donnant
un coup de fouet à son petit cheval qui semblait tout animé par le feu.
La cantinière tourna à droite et prit un chemin de traverse au milieu des
prairies; il y avait un pied de boue; la petite charrette fut sur le point d'y
rester: Fabrice poussa à la roue. Son cheval tomba deux fois; bientôt le
chemin, moins rempli d'eau, ne fut plus qu'un sentier au milieu du gazon.
Fabrice n'avait pas fait cinq cents pas que sa rosse s'arrêta tout court:
c'était un cadavre, posé en travers du sentier, qui faisait horreur au cheval
et au cavalier.
La figure de Fabrice, très pâle naturellement, prit une teinte verte fort prononcée:
la cantinière, après avoir regardé le mort, dit, comme se parlant à elle-même:
Ca n'est pas de notre division. Puis, levant les yeux sur notre héros, elle
éclata de rire.
-- Ha! ha! mon petit! s'écria-t-elle, en voilà du nanan! Fabrice restait glacé.
Ce qui le frappait surtout c'était la saleté des pieds de ce cadavre qui déjà
était dépouillé de ses souliers, et auquel on n'avait laissé qu'un mauvais
pantalon tout souillé de sang.
-- Approche, lui dit la cantinière; descends de cheval; il faut que tu t'y
accoutumes; tiens, s'écria-t-elle, il en a eu par la tête.
Une balle, entrée à côté du nez, était sortie par la tempe opposée, et
défigurait ce cadavre d'une façon hideuse; il était resté avec un oeil ouvert.
-- Descends donc de cheval, petit, dit la cantinière, et donne-lui une poignée
de main pour voir s'il te la rendra.
Sans hésiter, quoique prêt à rendre l'âme de dégoût, Fabrice se jeta à bas de
cheval et prit la main du cadavre qu'il secoua ferme; puis il resta comme
anéanti; il sentait qu'il n'avait pas la force de remonter à cheval. Ce qui lui
faisait horreur surtout c'était cet oeil ouvert.
La vivandière va me croire un lâche, se disait-il avec amertume; mais il
sentait l'impossibilité de faire un mouvement: il serait tombé. Ce moment fut affreux;
Fabrice fut sur le point de se trouver mal tout à fait. La vivandière s'en
aperçut, sauta lestement à bas de sa petite voiture, et lui présenta, sans mot
dire, un verre d'eau-de-vie qu'il avala d'un trait; il put remonter sur sa
rosse, et continua la route sans dire une parole. La vivandière le regardait de
temps à autre du coin de l'oeil.
-- Tu te battras demain, mon petit, lui dit-elle enfin, aujourd'hui tu resteras avec moi. Tu vois bien qu'il faut que tu apprennes le métier de soldat.
-- Au contraire, je veux me battre tout de suite, s'écria notre héros d'un air sombre, qui sembla de bon augure à la vivandière. Le bruit du canon redoublait et semblait s'approcher. Les coups commençaient à former comme une basse continue; un coup n'était séparé du coup voisin par aucun intervalle, et sur cette basse continue, qui rappelait le bruit d'un torrent lointain, on distinguait fort bien les feux de peloton.
Dans ce moment la route s'enfonçait au milieu d'un bouquet de bois; la vivandière vit trois ou quatre soldats des nôtres qui venaient à elle courant à toutes jambes; elle sauta lestement à bas de sa voiture et courut se cacher à quinze ou vingt pas du chemin. Elle se blottit dans un trou qui était resté au lieu où l'on venait d'arracher un grand arbre. Donc, se dit Fabrice, je vais voir si je suis un lâche! Il s'arrêta auprès de la petite voiture abandonnée par la cantinière et tira son sabre. Les soldats ne firent pas attention à lui et passèrent en courant le long du bois, à gauche de la route.
-- Ce sont des nôtres, dit tranquillement la vivandière en revenant tout essoufflée vers sa petite voiture... Si ton cheval était capable de galoper, je te dirais: pousse en avant jusqu'au bout du bois, vois s'il y a quelqu'un dans la plaine. Fabrice ne se le fit pas dire deux fois, il arracha une branche à un peuplier, l'effeuilla et se mit à battre son cheval à tour de bras; la rosse prit le galop un instant puis revint à son petit trot accoutumé. La vivandière avait mis son cheval au galop:-- Arrête-toi, donc, arrête! criait-elle à Fabrice. Bientôt tous les deux furent hors du bois; en arrivant au bord de la plaine, ils entendirent un tapage effroyable, le canon et la mousqueterie tonnaient de tous les côtés, à droite, à gauche, derrière. Et comme le bouquet de bois d'où ils sortaient occupait un tertre élevé de huit ou dix pieds au-dessus de la plaine, ils aperçurent assez bien un coin de la bataille; mais enfin il n'y avait personne dans le pré au-delà du bois. Ce pré était bordé, à mille pas de distance, par une longue rangée de saules, très touffus; au-dessus des saules paraissait une fumée blanche qui quelquefois s'élevait dans le ciel en tournoyant.
-- Si je savais seulement où
est le régiment! disait la cantinière embarrassée. Il ne faut pas traverser ce
grand pré tout droit. A propos, toi, dit-elle à Fabrice, si tu vois un soldat
ennemi, pique-le avec la pointe de ton sabre, ne va pas t'amuser à le sabrer.
Ace moment, la cantinière aperçut les quatre soldats dont nous venons de
parler, ils débouchaient du bois dans la plaine à gauche de la route. L'un
d'eux était à cheval.
-- Voilà ton affaire, dit-elle à Fabrice. Holà! ho! cria-t-elle à celui qui
était à cheval, viens donc ici boire le verre d'eau-de-vie; les soldats
s'approchèrent.
-- Où est le 6e léger? cria-t-elle.
-- Là-bas, à cinq minutes d'ici, en avant de ce canal qui est le long des
saules; même que le colonel Macon vient d'être tué.
-- Veux-tu cinq francs de ton cheval, toi?
-- Cinq francs! tu ne plaisantes pas mal, petite mère, un cheval d'officier que
je vais vendre cinq napoléons avant un quart d'heure.
-- Donne-m'en un de tes napoléons, dit la vivandière à Fabrice. Puis
s'approchant du soldat à cheval: Descends vivement, lui dit-elle, voilà ton
napoléon.
Le soldat descendit, Fabrice sauta en selle gaiement, la vivandière détachait
le petit portemanteau qui était sur la rosse.
-- Aidez-moi donc, vous autres! dit-elle aux soldats, c'est comme ça que vous
laissez travailler une dame!
Mais à peine le cheval de prise sentit le portemanteau, qu'il se mit à se
cabrer, et Fabrice, qui montait fort bien, eut besoin de toute sa force pour le
contenir.
-- Bon signe! dit la vivandière, le monsieur n'est pas accoutumé au
chatouillement du portemanteau.
-- Un cheval de général, s'écriait le soldat qui l'avait vendu, un cheval qui
vaut dix napoléons comme un liard!
-- Voilà vingt francs, lui dit Fabrice, qui ne se sentait pas de joie de se
trouver entre les jambes un cheval qui eût du mouvement.
Ace moment, un boulet donna dans la ligne de saules, qu'il prit de biais, et
Fabrice eut le curieux spectacle de toutes ces petites branches volant de côté
et d'autre comme rasées par un coup de faux.
-- Tiens, voilà le brutal qui s'avance, lui dit le soldat en prenant ses vingt
francs. Il pouvait être deux heures.
Fabrice était encore dans l'enchantement de ce spectacle curieux, lorsqu'une
troupe de généraux, suivis d'une vingtaine de hussards, traversèrent au galop
un des angles de la vaste prairie au bord de laquelle il était arrêté: son
cheval hennit, se cabra deux ou trois fois de suite, puis donna des coups de
tête violents contre la bride qui le retenait. Hé bien, soit! se dit Fabrice.
Le cheval laissé à lui-même partit ventre à terre et alla rejoindre l'escorte qui suivait les généraux. Fabrice compta quatre chapeaux bordés. Un quart d'heure après, par quelques mots que dit un hussard son voisin, Fabrice comprit qu'un de ces généraux était le célèbre maréchal Ney. Son bonheur fut au comble; toutefois il ne put deviner lequel des quatre généraux était le maréchal Ney; il eût donné tout au monde pour le savoir, mais il se rappela qu'il ne fallait pas parler. L'escorte s'arrêta pour passer un large fossé rempli d'eau par la pluie de la veille, il était bordé de grands arbres et terminait sur la gauche la prairie à l'entrée de laquelle Fabrice avait acheté le cheval. Presque tous les hussards avaient mis pied à terre; le bord du fossé était à pic et fort glissant, et l'eau se trouvait bien à trois ou quatre pieds en contrebas au-dessous de la prairie. Fabrice, distrait par sa joie, songeait plus au maréchal Ney et à la gloire qu'à son cheval, lequel étant fort animé, sauta dans le canal; ce qui fit rejaillir l'eau à une hauteur considérable. Un des généraux fut entièrement mouillé par la nappe d'eau, et s'écria en jurant: Au diable la f... bête! Fabrice se sentit profondément blessé de cette injure. Puis-je en demander raison? se dit-il. En attendant, pour prouver qu'il n'était pas si gauche, il entreprit de faire monter à son cheval la rive opposée du fossé; mais elle était à pic et haute de cinq à six pieds. Il fallut y renoncer; alors il remonta le courant, son cheval ayant de l'eau jusqu'à la tête, et enfin trouva une sorte d'abreuvoir; par cette pente douce il gagna facilement le champ de l'autre côté du canal. Il fut le premier homme de l'escorte qui y parut, il se mit à trotter fièrement le long du bord: au fond du canal les hussards se démenaient, assez embarrassés de leur position; car en beaucoup d'endroits l'eau avait cinq pieds de profondeur. Deux ou trois chevaux prirent peur et voulurent nager, ce qui fit un barbotement épouvantable. Un maréchal des logis s'aperçut de la manoeuvre que venait de faire ce blanc-bec, qui avait l'air si peu militaire.
-- Remontez! il y a un abreuvoir à gauche! s'écria-t-il, et peu à peu tous passèrent.
En arrivant sur l'autre rive, Fabrice y avait trouvé les généraux tout seuls; le bruit du canon lui sembla redoubler; ce fut à peine s'il entendit le général, par lui si bien mouillé, qui criait à son oreille:
-- Où as-tu pris ce cheval?
Fabrice était tellement troublé qu'il répondit en italien:
-- L'ho comprato poco fa. (Je viens de l'acheter à l'instant.)
-- Que dis-tu? lui cria le
général.
Mais le tapage devint tellement fort en ce moment, que Fabrice ne put lui
répondre. Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment.
Toutefois la peur ne venait chez lui qu'en seconde ligne; il était surtout
scandalisé de ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles. L'escorte prit le
galop; on traversait une grande pièce de terre labourée, située au-delà du
canal, et ce champ était jonché de cadavres.
-- Les habits rouges! les habits rouges! criaient avec joie les hussards de l'escorte, et d'abord Fabrice ne comprenait pas; enfin il remarqua qu'en effet presque tous les cadavres étaient vêtus de rouge. Une circonstance lui donna un frisson d'horreur; il remarqua que beaucoup de ces malheureux habits rouges vivaient encore, ils criaient évidemment pour demander du secours, et personne ne s'arrêtait pour leur en donner. Notre héros, fort humain, se donnait toutes les peines du monde pour que son cheval ne mît les pieds sur aucun habit rouge. L'escorte s'arrêta; Fabrice, qui ne faisait pas assez d'attention à son devoir de soldat, galopait toujours en regardant un malheureux blessé.
-- Veux-tu bien t'arrêter, blanc-bec! lui cria le maréchal des logis. Fabrice s'aperçut qu'il était à vingt pas sur la droite en avant des généraux, et précisément du côté où ils regardaient avec leurs lorgnettes. En revenant se ranger à la queue des autres hussards restés à quelques pas en arrière, il vit le plus gros de ces généraux qui parlait à son voisin, général aussi, d'un air d'autorité et presque de réprimande; il jurait. Fabrice ne put retenir sa curiosité; et, malgré le conseil de ne point parler, à lui donné par son amie la geôlière, il arrangea une petite phrase bien française, bien correcte, et dit à son voisin:
-- Quel est-il ce général qui gourmande
son voisin?
-- Pardi, c'est le maréchal!
-- Quel maréchal?
-- Le maréchal Ney, bêta! Ah çà! où as-tu servi jusqu'ici?
Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point à se fâcher de l'injure; il
contemplait, perdu dans une admiration enfantine, ce fameux prince de la
Moskova, le brave des braves.
Tout à coup on partit au grand galop. Quelques instants après, Fabrice vit, à vingt pas en avant, une terre labourée qui était remuée d'une façon singulière. Le fond des sillons était plein d'eau, et la terre fort humide, qui formait la crête de ces sillons, volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut. Fabrice remarqua en passant cet effet singulier; puis sa pensée se remit à songer à la gloire du maréchal. Il entendit un cri sec auprès de lui: c'étaient deux hussards qui tombaient atteints par des boulets; et, lorsqu'il les regarda, ils étaient déjà à vingt pas de l'escorte. Ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se débattait sur la terre labourée, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles; il voulait suivre les autres: le sang coulait dans la boue.
Ah! m'y voilà donc enfin au feu! se dit-il. J'ai vu le feu! se répétait-il avec satisfaction. Me voici un vrai militaire. A ce moment, l'escorte allait ventre à terre, et notre héros comprit que c'étaient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes parts. Il avait beau regarder du côté d'où venaient les boulets, il voyait la fumée blanche de la batterie à une distance énorme, et, au milieu du ronflement égal et continu produit par les coups de canon, il lui semblait entendre des décharges beaucoup plus voisines; il n'y comprenait rien du tout.
Ace moment, les généraux et l'escorte descendirent dans un petit chemin plein d'eau, qui était à cinq pieds en contre-bas.
Le maréchal s'arrêta, et regarda de nouveau avec sa lorgnette. Fabrice, cette fois, put le voir tout à son aise; il le trouva très blond, avec une grosse tête rouge. Nous n'avons point des figures comme celle-là en Italie, se dit-il. Jamais, moi qui suis si pâle et qui ai des cheveux châtains, je ne serai comme ça, ajoutait-il avec tristesse. Pour lui ces paroles voulaient dire: Jamais je ne serai un héros. Il regarda les hussards; à l'exception d'un seul, tous avaient des moustaches jaunes. Si Fabrice regardait les hussards de l'escorte, tous le regardaient aussi. Ce regard le fit rougir, et, pour finir son embarras, il tourna la tête vers l'ennemi. C'étaient des lignes fort étendues d'hommes rouges; mais, ce qui l'étonna fort, ces hommes lui semblaient tout petits. Leurs longues files, qui étaient des régiments ou des divisions, ne lui paraissaient pas plus hautes que des haies. Une ligne de cavaliers rouges trottait pour se rapprocher du chemin en contre-bas que le maréchal et l'escorte s'étaient mis à suivre au petit pas, pataugeant dans la boue. La fumée empêchait de rien distinguer du côté vers lequel on s'avançait; l'on voyait quelquefois des hommes au galop se détacher sur cette fumée blanche.
Tout à coup, du côté de l'ennemi, Fabrice vit quatre hommes qui arrivaient ventre à terre. Ah! nous sommes attaqués, se dit-il; puis il vit deux de ces hommes parler au maréchal. Un des généraux de la suite de ce dernier partit au galop du côté de l'ennemi, suivi de deux hussards de l'escorte et des quatre hommes qui venaient d'arriver. Après un petit canal que tout le monde passa, Fabrice se trouva à côté d'un maréchal des logis qui avait l'air fort bon enfant. Il faut que je parle à celui-là, se dit-il, peut-être ils cesseront de me regarder. Il médita longtemps.
-- Monsieur, c'est la première
fois que j'assiste à la bataille, dit-il enfin au maréchal des logis; mais ceci
est-il une véritable bataille?
-- Un peu. Mais vous, qui êtes-vous?
-- Je suis le frère de la femme d'un capitaine.
-- Et comment l'appelez-vous, ce capitaine?
Notre héros fut terriblement embarrassé; il n'avait point prévu cette question.
Par bonheur, le maréchal et l'escorte repartaient au galop. Quel nom français
dirai-je? pensait-il. Enfin il se rappela le nom du maître d'hôtel où il avait
logé à Paris; il rapprocha son cheval de celui du maréchal des logis, et lui
cria de toutes ses forces:
-- Le capitaine Meunier! L'autre, entendant mal à cause du roulement du canon,
lui répondit:-- Ah! le capitaine Teulier? Eh bien! il a été tué. Bravo! se dit
Fabrice. Le capitaine Teulier; il faut faire l'affligé.-- Ah, mon Dieu!
cria-t-il; et il prit une mine piteuse. On était sorti du chemin en contre-bas,
on traversait un petit pré, on allait ventre à terre, les boulets arrivaient de
nouveau, le maréchal se porta vers une division de cavalerie. L'escorte se
trouvait au milieu de cadavres et de blessés; mais ce spectacle ne faisait déjà
plus autant d'impression sur notre héros; il avait autre chose à penser.
Pendant que l'escorte était
arrêtée, il aperçut la petite voiture d'une cantinière, et sa tendresse pour ce
corps respectable l'emportant sur tout, il partit au galop pour la rejoindre.
-- Restez donc, s...! lui cria le maréchal des logis.
Que peut-il me faire ici? pensa Fabrice et il continua de galoper vers la
cantinière. En donnant de l'éperon à son cheval, il avait eu quelque espoir que
c'était sa bonne cantinière du matin; les chevaux et les petites charrettes se
ressemblaient fort, mais la propriétaire était tout autre, et notre héros lui
trouva l'air fort méchant. Comme il l'abordait, Fabrice l'entendit qui disait:
Il était pourtant bien bel homme! Un fort vilain spectacle attendait là le
nouveau soldat; on coupait la cuisse à un cuirassier, beau jeune homme de cinq
pieds dix pouces. Fabrice ferma les yeux et but coup sur coup quatre verres d'eau-de-vie.
-- Comme tu y vas, gringalet!
s'écria la cantinière. L'eau-de-vie lui donna une idée: il faut que j'achète la
bienveillance de mes camarades les hussards de l'escorte.
-- Donnez-moi le reste de la bouteille, dit-il à la vivandière.
-- Mais sais-tu, répondit-elle, que ce reste-là coûte dix francs, un jour comme
aujourd'hui?
Comme il regagnait l'escorte au galop:
-- Ah! tu nous rapportes la goutte! s'écria le maréchal des logis, c'est pour
ça que tu désertais? Donne.
La bouteille circula; le dernier qui la prit la jeta en l'air après avoir bu.
-- Merci, camarade! cria-t-il à Fabrice. Tous les yeux le regardèrent avec
bienveillance. Ces regards ôtèrent un poids de cent livres de dessus le coeur
de Fabrice: c'était un de ces coeurs de fabrique trop fine qui ont besoin de
l'amitié de ce qui les entoure. Enfin il n'était plus mal vu de ses compagnons,
il y avait liaison entre eux! Fabrice respira profondément, puis d'une voix
libre, il dit au maréchal des logis:
-- Et si le capitaine Teulier a été tué, où pourrais-je rejoindre ma soeur? Il se croyait un petit Machiavel, de dire si bien Teulier au lieu de Meunier.
-- C'est ce que vous saurez ce soir, lui répondit le maréchal des logis.
L'escorte repartit et se porta vers des divisions d'infanterie. Fabrice se sentait tout à fait enivré; il avait bu trop d'eau-de-vie, il roulait un peu sur sa selle: il se souvint fort à propos d'un mot que répétait le cocher de sa mère: Quand on a levé le coude, il faut regarder entre les oreilles de son cheval, et faire comme fait le voisin. Le maréchal s'arrêta longtemps auprès de plusieurs corps de cavalerie qu'il fit charger; mais pendant une heure ou deux notre héros n'eut guère la conscience de ce qui se passait autour de lui. Il se sentait fort las, et quand son cheval galopait il retombait sur la selle comme un morceau de plomb.
Tout à coup le maréchal des logis cria à ses hommes:
-- Vous ne voyez donc pas l'Empereur, s...! Sur-le-champ l'escorte cria vive l'Empereur! à tue-tête. On peut penser si notre héros regarda de tous ses yeux, mais il ne vit que des généraux qui galopaient, suivis, eux aussi, d'une escorte. Les longues crinières pendantes que portaient à leurs casques les dragons de la suite l'empêchèrent de distinguer les figures. Ainsi, je n'ai pu voir l'Empereur sur un champ de bataille, à cause de ces maudits verres d'eau-de-vie! Cette réflexion le réveilla tout à fait.
On redescendit dans un chemin rempli d'eau, les chevaux voulurent boire.
-- C'est donc l'Empereur qui a passé là? dit-il à son voisin.
Eh! certainement, celui qui n'avait pas d'habit brodé. Comment ne l'avez-vous pas vu? lui répondit le camarade avec bienveillance. Fabrice eut grande envie de galoper après l'escorte de l'Empereur et de s'y incorporer. Quel bonheur de faire réellement la guerre à la suite de ce héros! C'était pour cela qu'il était venu en France. J'en suis parfaitement le maître, se dit-il, car enfin je n'ai d'autre raison pour faire le service que je fais, que la volonté de mon cheval qui s'est mis à galoper pour suivre ces généraux.
Ce qui détermina Fabrice à rester, c'est que les hussards ses nouveaux camarades lui faisaient bonne mine; il commençait à se croire l'ami intime de tous les soldats avec lesquels il galopait depuis quelques heures. Il voyait entre eux et lui cette noble amitié des héros du Tasse et de l'Arioste. S'il se joignait à l'escorte de l'Empereur, il y aurait une nouvelle connaissance à faire; peut-être même on lui ferait la mine car ces autres cavaliers étaient des dragons et lui portait l'uniforme de hussard ainsi que tout ce qui suivait le maréchal. La façon dont on le regardait maintenant mit notre héros au comble du bonheur; il eût fait tout au monde pour ses camarades; son âme et son esprit étaient dans les nues. Tout lui semblait avoir changé de face depuis qu'il était avec des amis, il mourait d'envie de faire des questions. Mais je suis encore un peu ivre, se dit-il, il faut que je me souvienne de la geôlière. Il remarqua en sortant du chemin creux que l'escorte n'était plus avec le maréchal Ney; le général qu'ils suivaient était grand, mince, et avait la figure sèche et l'oeil terrible.
Ce général n'était autre que le comte d'A..., le lieutenant Robert du 15 mai 1796. Quel bonheur il eût trouvé à voir Fabrice del Dongo.
Il y avait déjà longtemps que Fabrice n'apercevait plus la terre volant en miettes noires sous l'action des boulets; on arriva derrière un régiment de cuirassiers, il entendit distinctement les biscaïens frapper sur les cuirasses et il vit tomber plusieurs hommes.
Le soleil était déjà fort bas, et il allait se coucher lorsque l'escorte, sortant d'un chemin creux, monta une petite pente de trois ou quatre pieds pour entrer dans une terre labourée. Fabrice entendit un petit bruit singulier tout près de lui: il tourna la tête, quatre hommes étaient tombés avec leurs chevaux; le général lui- même avait été renversé, mais il se relevait tout couvert de sang. Fabrice regardait les hussards jetés par terre: trois faisaient encore quelques mouvements convulsifs, le quatrième criait: Tirez-moi de dessous. Le maréchal des logis et deux ou trois hommes avaient mis pied à terre pour secourir le général qui, s'appuyant sur son aide de camp, essayait de faire quelques pas; il cherchait à s'éloigner de son cheval qui se débattait renversé par terre et lançait des coups de pied furibonds.
Le maréchal des logis s'approcha de Fabrice. A ce moment notre héros entendit dire derrière lui et tout près de son oreille: C'est le seul qui puisse encore galoper. Il se sentit saisir les pieds; on les élevait en même temps qu'on lui soutenait le corps par-dessous les bras; on le fit passer par-dessus la croupe de son cheval, puis on le laissa glisser jusqu'à terre, où il tomba assis.
L'aide de camp prit le cheval de Fabrice par la bride; le général, aidé par le maréchal des logis, monta et partit au galop; il fut suivi rapidement par les six hommes qui restaient. Fabrice se releva furieux, et se mit à courir après eux en criant: Ladri! ladri! (voleurs! voleurs!). Il était plaisant de courir après des voleurs au milieu d'un champ de bataille.
L'escorte et le général, comte d'A..., disparurent bientôt derrière une rangée de saules. Fabrice, ivre de colère, arriva aussi à cette ligne de saules; il se trouva tout contre un canal fort profond qu'il traversa. Puis, arrivé de l'autre côté, il se remit à jurer en apercevant de nouveau, mais à une très grande distance, le général et l'escorte qui se perdaient dans les arbres. Voleurs! voleurs! criait-il maintenant en français. Désespéré, bien moins de la perte de son cheval que de la trahison, il se laissa tomber au bord du fossé, fatigué et mourant de faim. Si son beau cheval lui eût été enlevé par l'ennemi, il n'y eût pas songé; mais se voir trahir et voler par ce maréchal des logis qu'il aimait tant et par ces hussards qu'il regardait comme des frères! c'est ce qui lui brisait le coeur. Il ne pouvait se consoler de tant d'infamie, et, le dos appuyé contre un saule, il se mit à pleurer à chaudes larmes. Il défaisait un à un tous ses beaux rêves d'amitié chevaleresque et sublime, comme celle des héros de la Jérusalem délivrée. Voir arriver la mort n'était rien, entouré d'âmes héroïques et tendres, de nobles amis qui vous serrent la main au moment du dernier soupir! mais garder son enthousiasme, entouré de vils fripons!!! Fabrice exagérait comme tout homme indigné. Au bout d'un quart d'heure d'attendrissement, il remarqua que les boulets commençaient à arriver jusqu'à la rangée d'arbres à l'ombre desquels il méditait. Il se leva et chercha à s'orienter. Il regardait ces prairies bordées par un large canal et la rangée de saules touffus: il crut se reconnaître. Il aperçut un corps d'infanterie qui passait le fossé et entrait dans les prairies, à un quart de lieue en avant de lui. J'allais m'endormir, se dit-il; il s'agit de n'être pas prisonnier; et il se mit à marcher très vite. En avançant il fut rassuré, il reconnut l'uniforme, les régiments par lesquels il craignait d'être coupé étaient français. Il obliqua à droite pour les rejoindre.
Après la douleur morale d'avoir été si indignement trahi et volé, il en était une autre qui, à chaque instant, se faisait sentir plus vivement: il mourait de faim. Ce fut donc avec une joie extrême qu'après avoir marché, ou plutôt couru pendant dix minutes, il s'aperçut que le corps d'infanterie, qui allait très vite aussi, s'arrêtait comme pour prendre position. Quelques minutes plus tard, il se trouvait au milieu des premiers soldats.
-- Camarades, pourriez-vous me vendre un morceau de pain?
-- Tiens, cet autre qui nous prend pour des boulangers!
Ce mot dur et le ricanement général qui le suivit accablèrent Fabrice. La guerre n'était donc plus ce noble et commun élan d'âmes amantes de la gloire qu'il s'était figuré d'après les proclamations de Napoléon! Il s'assit, ou plutôt se laissa tomber sur le gazon; il devint très pâle. Le soldat qui lui avait parlé, et qui s'était arrêté à dix pas pour nettoyer la batterie de son fusil avec son mouchoir, s'approcha et lui jeta un morceau de pain, puis, voyant qu'il ne le ramassait pas, le soldat lui mit un morceau de ce pain dans la bouche. Fabrice ouvrit les yeux, et mangea ce pain sans avoir la force de parler. Quand enfin il chercha des yeux le soldat pour le payer, il se trouva seul, les soldats les plus voisins de lui étaient éloignés de cent pas et marchaient. Il se leva machinalement et les suivit. Il entra dans un bois; il allait tomber de fatigue et cherchait déjà de l'oeil une place commode; mais quelle ne fut pas sa joie en reconnaissant d'abord le cheval, puis la voiture, et enfin la cantinière du matin! Elle accourut à lui et fut effrayée de sa mine.
-- Marche encore, mon petit, lui dit-elle; tu es donc blessé? et ton beau cheval? En parlant ainsi elle le conduisait vers sa voiture, où elle le fit monter, en le soutenant par-dessous les bras. A peine dans la voiture, notre héros, excédé de fatigue, s'endormit profondément. [ Para v. P. y E. 15 x. 38. ]
Livre Premier - Chapitre IV.
Rien ne put le réveiller, ni les coups de fusil tirés fort près de la petite charrette, ni le trot du cheval que la cantinière fouettait à tour de bras. Le régiment attaqué à l'improviste par des nuées de cavalerie prussienne, après avoir cru à la victoire toute la journée, battait en retraite, ou plutôt s'enfuyait du côté de la France.
Le colonel, beau jeune homme, bienficelé, qui venait de succéder à Macon, fut sabré; le chef de bataillon qui le remplaça dans le commandement, vieillard à cheveux blancs, fit faire halte au régiment.-- F...! dit-il aux soldats, du temps de la république on attendait pour filer d'y être forcé par l'ennemi... Défendez chaque pouce de terrain et faites-vous tuer, s'écriait-il en jurant; c'est maintenant le sol de la patrie que ces Prussiens veulent envahir!
La petite charrette s'arrêta, Fabrice se réveilla tout à coup. Le soleil était couché depuis longtemps; il fut tout étonné de voir qu'il était presque nuit. Les soldats couraient de côté et d'autre dans une confusion qui surprit fort notre héros; il trouva qu'ils avaient l'air penaud.
-- Qu'est-ce donc? dit-il à la cantinière.
-- Rien du tout. C'est que nous sommes flambés, mon petit; c'est la cavalerie des Prussiens qui nous sabre, rien que ça. Le bêta de général a d'abord cru que c'était la nôtre. Allons, vivement, aide-moi à réparer le trait de Cocotte qui s'est cassé.
Quelques coups de fusil partirent à dix pas de distance: notre héros, frais et dispos, se dit: Mais réellement, pendant toute la journée, je ne me suis pas battu, j'ai seulement escorté un général.-- Il faut que je me batte, dit-il à la cantinière.
-- Sois tranquille, tu te battras, et plus que tu ne voudras! Nous sommes perdus!
-- Aubry, mon garçon, cria-t-elle à un caporal qui passait, regarde toujours de temps à autre où en est la petite voiture.
-- Vous allez vous battre? dit Fabrice à Aubry.
-- Non, je vais mettre mes escarpins pour aller à la danse!
-- Je vous suis.
-- Je te recommande le petit hussard, cria la cantinière, le jeune bourgeois a du coeur. Le caporal Aubry marchait sans mot dire. Huit ou dix soldats le rejoignirent en courant, il les conduisit derrière un gros chêne entouré de ronces. Arrivé là il les plaça au bord du bois, toujours sans mot dire, sur une ligne fort étendue; chacun était au moins à dix pas de son voisin.
-- Ah çà! vous autres dit le caporal, et c'était la première fois qu'il parlait, n'allez pas faire feu avant l'ordre, songez que vous n'avez plus que trois cartouches.
Mais que se passe-t-il donc? se demandait Fabrice. Enfin, quand il se trouva seul avec le caporal, il lui dit:
-- Je n'ai pas de fusil.
-- Tais-toi d'abord! Avance-toi
là, à cinquante pas en avant du bois, tu trouveras quelqu'un des pauvres
soldats du régiment qui viennent d'être sabrés; tu lui prendras sa giberne et
son fusil. Ne va pas dépouiller un blessé, au moins; prends le fusil et la giberne
d'un qui soit bien mort, et dépêche-toi, pour ne pas recevoir les coups de
fusil de nos gens. Fabrice partit en courant et revint bien vite avec un fusil
et une giberne.
-- Charge ton fusil et mets-toi là derrière cet arbre, et surtout ne va pas
tirer avant l'ordre que je t'en donnerai... Dieu de Dieu! dit le caporal en
s'interrompant, il ne sait pas même charger son arme!... Il aida Fabrice en
continuant son discours. Si un cavalier ennemi galope sur toi pour te sabrer,
tourne autour de ton arbre et ne lâche ton coup qu'à bout portant quand ton
cavalier sera à trois pas de toi; il faut presque que ta baïonnette touche son
uniforme.
-- Jette donc ton grand sabre, s'écria le caporal, veux-tu qu'il te fasse
tomber, nom de D...! Quels soldats on nous donne maintenant! En parlant ainsi,
il prit lui- même le sabre qu'il jeta au loin avec colère.
-- Toi, essuie la pierre de ton fusil avec ton mouchoir. Mais as-tu jamais tiré
un coup de fusil?
-- Je suis chasseur.
-- Dieu soit loué! reprit le caporal avec un gros soupir. Surtout ne tire pas
avant l'ordre que je te donnerai; et il s'en alla.
Fabrice était tout joyeux. Enfin je vais me battre réellement, se disait-il, tuer un ennemi! Ce matin ils nous envoyaient des boulets, et moi je ne faisais rien que m'exposer à être tué; métier de dupe. Il regardait de tous côtés avec une extrême curiosité. Au bout d'un moment, il entendit partir sept à huit coups de fusil tout près de lui. Mais, ne recevant point l'ordre de tirer, il se tenait tranquille derrière son arbre. Il était presque nuit; il lui semblait être à l'espère, à la chasse de l'ours, dans la montagne de la Tramezzina, au-dessus de Grianta. Il lui vint une idée de chasseur; il prit une cartouche dans sa giberne et en détacha la balle: si je le vois, dit-il, il ne faut pas que je le manque et il fit couler cette seconde balle dans le canon de son fusil. Il entendit tirer deux coups de feu tout à côté de son arbre; en même temps il vit un cavalier vêtu de bleu qui passait au galop devant lui, se dirigeant de sa droite à sa gauche. Il n'est pas à trois pas, se dit-il, mais à cette distance je suis sûr de mon coup, il suivit bien le cavalier du bout de son fusil et enfin pressa la détente; le cavalier tomba avec son cheval. Notre héros se croyait à la chasse: il courut tout joyeux sur la pièce qu'il venait d'abattre. Il touchait déjà l'homme qui lui semblait mourant, lorsque, avec une rapidité incroyable deux cavaliers prussiens arrivèrent sur lui pour le sabrer. Fabrice se sauva à toutes jambes vers le bois; pour mieux courir il jeta son fusil. Les cavaliers prussiens n'étaient plus qu'à trois pas de lui lorsqu'il atteignit une nouvelle plantation de petits chênes gros comme le bras et bien droits qui bordaient le bois. Ces petits chênes arrêtèrent un instant les cavaliers, mais ils passèrent et se remirent à poursuivre Fabrice dans une clairière. De nouveau ils étaient près de l'atteindre, lorsqu'il se glissa entre sept à huit gros arbres. A ce moment, il eut presque la figure brûlée par la flamme de cinq ou six coups de fusil qui partirent en avant de lui. Il baissa la tête; comme il la relevait, il se trouva vis-à-vis du caporal.
-- Tu as tué le tien? lui dit
le caporal Aubry.
-- Oui, mais j'ai perdu mon fusil.
-- Ce n'est pas les fusils qui nous manquent; tu es un bon b...; malgré ton air
cornichon, tu as bien gagné ta journée, et ces soldats-ci viennent de manquer
ces deux qui te poursuivaient et venaient droit à eux; moi je ne les voyais
pas. Il s'agit maintenant de filer rondement; le régiment doit être à un
demi-quart de lieue, et, de plus, il y a un petit bout de prairie où nous
pouvons être ramassés au demi- cercle.
Tout en parlant, le caporal marchait rapidement à la tête de ses dix hommes. A
deux cents pas de là, en entrant dans la petite prairie dont il avait parlé, on
rencontra un général blessé qui était porté par son aide de camp et par un
domestique.
-- Vous allez me donner quatre hommes, dit-il au caporal d'une voix éteinte, il s'agit de me transporter à l'ambulance; j'ai la jambe fracassée.
-- Va te faire f..., répondit le caporal, toi et tous les généraux. Vous avez tous trahi l'Empereur aujourd'hui.
-- Comment, dit le général en fureur, vous méconnaissez mes ordres! Savez-vous que je suis le général comte B***, commandant votre division, etc., etc. Il fit des phrases. L'aide de camp se jeta sur les soldats. Le caporal lui lança un coup de baïonnette dans le bras, puis fila avec ses hommes en doublant le pas. Puissent- ils être tous comme toi, répétait le caporal en jurant, les bras et les jambes fracassés! Tas de freluquets! Tous vendus aux Bourbons, et trahissant l'Empereur! Fabrice écoutait avec saisissement cette affreuse accusation.
Vers les dix heures du soir, la petite troupe rejoignit le régiment à l'entrée d'un gros village qui formait plusieurs rues fort étroites, mais Fabrice remarqua que le caporal Aubry évitait de parler à aucun des officiers. Impossible d'avancer, s'écria le caporal! Toutes ces rues étaient encombrées d'infanterie, de cavaliers et surtout de caissons d'artillerie et de fourgons. Le caporal se présenta à l'issue de trois de ces rues; après avoir fait vingt pas, il fallait s'arrêter: tout le monde jurait et se fâchait.
Encore quelque traître qui commande! s'écria le caporal; si l'ennemi a l'esprit de tourner le village nous sommes tous prisonniers comme des chiens. Suivez-moi, vous autres. Fabrice regarda; il n'y avait plus que six soldats avec le caporal. Par une grande porte ouverte ils entrèrent dans une vaste basse-cour; de la basse-cour ils passèrent dans une écurie, dont la petite porte leur donna entrée dans un jardin. Ils s'y perdirent un moment errant de côté et d'autre. Mais enfin, en passant une haie, ils se trouvèrent dans une vaste pièce de blé noir. En moins d'une demi-heure, guidés par les cris et le bruit confus, ils eurent regagné la grande route au-delà du village. Les fossés de cette route étaient remplis de fusils abandonnés; Fabrice en choisit un mais la route, quoique fort large, était tellement encombrée de fuyards et de charrettes, qu'en une demi-heure de temps, à peine si le caporal et Fabrice avaient avancé de cinq cents pas; on disait que cette route conduisait à Charleroi. Comme onze heures sonnaient à l'horloge du village:
-- Prenons de nouveau à travers champ, s'écria le caporal. La petite troupe n'était plus composée que de trois soldats, le caporal et Fabrice. Quand on fut à un quart de lieue de la grande route:
-- Je n'en puis plus, dit un des soldats.
-- Et moi itou, dit un autre.
-- Belle nouvelle! Nous en
sommes tous logés là, dit le caporal; mais obéissez- moi, et vous vous en
trouverez bien. Il vit cinq ou six arbres le long d'un petit fossé au milieu
d'une immense pièce de blé. Aux arbres! dit-il à ses hommes; couchez-vous là,
ajouta-t-il quand on y fut arrivé, et surtout pas de bruit. Mais, avant de
s'endormir, qui est-ce qui a du pain?
-- Moi, dit un des soldats.
-- Donne, dit le caporal, d'un air magistral; il divisa le pain en cinq
morceaux et prit le plus petit.
-- Un quart d'heure avant le point du jour, dit-il en mangeant, vous allez
avoir sur le dos la cavalerie ennemie. Il s'agit de ne pas se laisser sabrer.
Un seul est flambé, avec de la cavalerie sur le dos, dans ces grandes plaines,
cinq au contraire peuvent se sauver: restez avec moi bien unis, ne tirez qu'à
bout portant, et demain soir je me fais fort de vous rendre à Charleroi. Le
caporal les éveilla une heure avant le jour; il leur fit renouveler la charge
de leurs armes, le tapage sur la grande route continuait, et avait duré toute
la nuit: c'était comme le bruit d'un torrent entendu dans le lointain.
-- Ce sont comme des moutons qui se sauvent, dit Fabrice au caporal, d'un air
naïf.
-- Veux-tu bien te taire, blanc-bec! dit le caporal indigné; et les trois soldats qui composaient toute son armée avec Fabrice regardèrent celui-ci d'un air de colère, comme s'il eût blasphémé. Il avait insulté la nation.
Voilà qui est fort! pensa notre
héros; j'ai déjà remarqué cela chez le vice-roi à Milan; ils ne fuient pas,
non! Avec ces Français il n'est pas permis de dire la vérité quand elle choque
leur vanité. Mais quant à leur air méchant je m'en moque, et il faut que je le
leur fasse comprendre. On marchait toujours à cinq cents pas de ce torrent de
fuyards qui couvraient la grande route. A une lieue de là le caporal et sa
troupe traversèrent un chemin qui allait rejoindre la route et où beaucoup de
soldats étaient couchés. Fabrice acheta un cheval assez bon qui lui coûta
quarante francs, et parmi tous les sabres jetés de côté et d'autre, il choisit
avec soin un grand sabre droit. Puisqu'on dit qu'il faut piquer pensa-t-il,
celui-ci est le meilleur. Ainsi équipé il mit son cheval au galop et rejoignit
bientôt le caporal qui avait pris les devants. Il s'affermit sur ses étriers,
prit de la main gauche le fourreau de son sabre droit, et dit aux quatre
Français:
-- Ces gens qui se sauvent sur la grande route ont l'air d'un troupeau de
moutons... Ils marchent comme des moutons effrayés...
Fabrice avait beau appuyer sur le mot mouton, ses camarades ne se
souvenaient plus d'avoir été fâchés par ce mot une heure auparavant. Ici se
trahit un des contrastes des caractères italien et français; le Français est
sans doute le plus heureux, il glisse sur les événements de la vie et ne garde
pas rancune.
Nous ne cacherons point que Fabrice fut très satisfait de sa personne après
avoir parlé des moutons. On marchait en faisant la petite conversation.
A deux lieues de là le caporal, toujours fort étonné de ne point voir la
cavalerie ennemie, dit à Fabrice:
-- Vous êtes notre cavalerie, galopez vers cette ferme sur ce petit tertre,
demandez au paysan s'il veut nous vendre à déjeuner, dites bien que nous
ne sommes que cinq. S'il hésite donnez-lui cinq francs d'avance de votre argent
mais soyez tranquille, nous reprendrons la pièce blanche après le déjeuner.
Fabrice regarda le caporal, il vit en lui une gravité imperturbable, et
vraiment l'air de la supériorité morale; il obéit. Tout se passa comme l'avait
prévu le commandant en chef, seulement Fabrice insista pour qu'on ne reprît pas
de vive force les cinq francs qu'il avait donnés au paysan.
-- L'argent est à moi, dit-il à ses camarades, je ne paie pas pour vous, je
paie pour l'avoine qu'il a donnée à mon cheval.
Fabrice prononçait si mal le français, que ses camarades crurent voir dans ses
paroles un ton de supériorité, ils furent vivement choqués, et dès lors dans
leur esprit un duel se prépara pour la fin de la journée. Ils le trouvaient
fort différent d'eux-mêmes, ce qui les choquait; Fabrice au contraire
commençait à se sentir beaucoup d'amitié pour eux.
On marchait sans rien dire depuis deux heures, lorsque le caporal, regardant la
grande route, s'écria avec un transport de joie: Voici le régiment! On fut
bientôt sur la route; mais, hélas! autour de l'aigle il n'y avait pas deux
cents hommes. L'oeil de Fabrice eut bientôt aperçu la vivandière; elle marchait
à pied, avait les yeux rouges et pleurait de temps à autre. Ce fut en vain que
Fabrice chercha la petite charrette et Cocotte.
-- Pillés, perdus, volés, s'écria la vivandière répondant aux regards de notre
héros. Celui-ci, sans mot dire, descendit de son cheval, le prit par la bride,
et dit à la vivandière: Montez. Elle ne se le fit pas dire deux fois.
-- Raccourcis-moi les étriers fit-elle.
Une fois bien établie à cheval elle se mit à raconter à Fabrice tous les
désastres de la nuit. Après un récit d'une longueur infinie, mais avidement
écouté par notre héros qui, à dire vrai, ne comprenait rien à rien, mais avait
une tendre amitié pour la vivandière, celle-ci ajouta:
-- Et dire que ce sont les Français qui m'ont pillée, battue, abîmée...
-- Comment! ce ne sont pas les ennemis? dit Fabrice d'un air naïf, qui rendait
charmante sa belle figure grave et pâle...
-- Que tu es bête, mon pauvre petit! dit la vivandière, souriant au milieu de
ses larmes; et quoique ça, tu es bien gentil.
-- Et tel que vous le voyez, il a fort bien descendu son Prussien, dit le
caporal Aubry qui, au milieu de la cohue générale, se trouvait par hasard de
l'autre côté du cheval monté par la cantinière. Mais il est fier, continua le
caporal... Fabrice fit un mouvement. Et comment t'appelles-tu? continua le
caporal, car enfin, s'il y a un rapport, je veux te nommer.
-- Je m'appelle Vasi, répondit Fabrice faisant une mine singulière,
c'est-à-dire Boulot, ajouta-t-il se reprenant vivement.
Boulot avait été le nom du propriétaire de la feuille de route que la geôlière
de B... lui avait remise; l'avant-veille il l'avait étudiée avec soin, tout en
marchant, car il commençait à réfléchir quelque peu et n'était plus si étonné
des choses. Outre la feuille de route du hussard Boulot, il conservait
précieusement le passeport italien d'après lequel il pouvait prétendre au noble
nom de Vasi, marchand de baromètres. Quand le caporal lui avait reproché d'être
fier, il avait été sur le point de répondre: Moi fier! moi Fabrice Valserra, marchesino
del Dongo, qui consens à porter le nom d'un Vasi, marchand de baromètres!
Pendant qu'il faisait des réflexions et qu'il se disait: Il faut bien me rappeler que je m'appelle Boulot, ou gare la prison dont le sort me menace, le caporal et la cantinière avaient échangé plusieurs mots sur son compte.
-- Ne m'accusez pas d'être une
curieuse, lui dit la cantinière en cessant de le tutoyer; c'est pour votre bien
que je vous fais des questions. Qui êtes-vous, là, réellement?
Fabrice ne répondit pas d'abord; il considérait que jamais il ne pourrait
trouver d'amis plus dévoués pour leur demander conseil, et il avait un pressant
besoin de conseils. Nous allons entrer dans une place de guerre, le gouverneur
voudra savoir qui je suis, et gare la prison si je fais voir par mes réponses
que je ne connais personne au 4e régiment de hussards dont je porte l'uniforme!
En sa qualité de sujet de l'Autriche, Fabrice savait toute l'importance qu'il
faut attacher à un passeport. Les membres de sa famille, quoique nobles et
dévots, quoique appartenant au parti vainqueur, avaient été vexés plus de vingt
fois à l'occasion de leurs passeports; il ne fut donc nullement choqué de la
question que lui adressait la cantinière. Mais comme, avant que de répondre, il
cherchait les mots français les plus clairs, la cantinière, piquée d'une vive
curiosité, ajouta pour l'engager à parler: Le caporal Aubry et moi nous allons
vous donner de bons avis pour vous conduire.
-- Je n'en doute pas, répondit Fabrice: je m'appelle Vasi et je suis de Gênes;
ma soeur, célèbre par sa beauté, a épousé un capitaine. Comme je n'ai que
dix-sept ans, elle me faisait venir auprès d'elle pour me faire voir la France,
et me former un peu; ne la trouvant pas à Paris et sachant qu'elle était à
cette armée, j'y suis venu, je l'ai cherchée de tous les côtés sans pouvoir la
trouver. Les soldats, étonnés de mon accent, m'ont fait arrêter. J'avais de
l'argent alors, j'en ai donné au gendarme, qui m'a remis une feuille de route,
un uniforme et m'a dit: File, et jure- moi de ne jamais prononcer mon nom.
-- Comment s'appelait-il? dit la cantinière.
-- J'ai donné ma parole, dit Fabrice.
-- Il a raison, reprit le caporal, le gendarme est un gredin, mais le camarade
ne doit pas le nommer. Et comment s'appelle-t-il, ce capitaine, mari de votre
soeur? Si nous savons son nom nous pourrons le chercher.
-- Teulier, capitaine au 4e de hussards, répondit notre héros.
-- Ainsi, dit le caporal avec assez de finesse, à votre accent étranger, les
soldats vous prirent pour un espion?
-- C'est là le mot infâme! s'écria Fabrice, les yeux brillants. Moi qui aime
tant l'Empereur et les Français! Et c'est par cette insulte que je suis le plus
vexé.
-- Il n'y a pas d'insulte, voilà ce qui vous trompe; l'erreur des soldats était
fort naturelle, reprit gravement le caporal Aubry.
Alors il lui expliqua avec beaucoup de pédanterie qu'à l'armée il faut
appartenir à un corps et porter un uniforme, faute de quoi il est tout simple
qu'on vous prenne pour un espion. L'ennemi nous en lâche beaucoup: tout le
monde trahit dans cette guerre. Les écailles tombèrent des yeux de Fabrice; il
comprit pour la première fois qu'il avait tort dans tout ce qui lui arrivait
depuis deux mois.
-- Mais il faut que le petit nous raconte tout, dit la cantinière dont la
curiosité était de plus en plus excitée. Fabrice obéit. Quand il eut fini:
-- Au fait, dit la cantinière parlant d'un air grave au caporal, cet enfant
n'est point militaire; nous allons faire une vilaine guerre maintenant que nous
sommes battus et trahis. Pourquoi se ferait-il casser les os gratis pro Deo
?
-- Et même, dit le caporal, qu'il ne sait pas charger son fusil, ni en douze
temps, ni à volonté, c'est moi qui ai chargé le coup qui a descendu le
Prussien.
-- De plus, il montre son argent à tout le monde, ajouta la cantinière; il sera
volé de tout dès qu'il ne sera plus avec nous.
-- Le premier sous-officier de cavalerie qu'il rencontre, dit le caporal, le
confisque à son profit pour se faire payer la goutte, et peut-être on le
recrute pour l'ennemi, car tout le monde trahit. Le premier venu va lui
ordonner de le suivre, et il le suivra; il ferait mieux d'entrer dans notre
régiment.
-- Non pas, s'il vous plaît, caporal! s'écria vivement Fabrice; il est plus
commode d'aller à cheval, et d'ailleurs je ne sais pas charger un fusil, et
vous avez vu que je manie un cheval.
Fabrice fut très fier de ce petit discours. Nous ne rendrons pas compte de la
longue discussion sur sa destinée future qui eut lieu entre le caporal et la
cantinière. Fabrice remarqua qu'en discutant ces gens répétaient trois ou
quatre fois toutes les circonstances de son histoire: les soupçons des soldats,
le gendarme lui vendant une feuille de route et un uniforme, la façon dont la
veille il s'était trouvé faire partie de l'escorte du maréchal, l'Empereur vu
au galop, le cheval escofié, etc., etc.
Avec une curiosité de femme, la cantinière revenait sans cesse sur la façon dont on l'avait dépossédé du bon cheval qu'elle lui avait fait acheter.
-- Tu t'es senti saisir par les pieds, on t'a fait passer doucement par-dessus la queue de ton cheval, et l'on t'a assis par terre! Pourquoi répéter si souvent, se disait Fabrice, ce que nous connaissons tous trois parfaitement bien? Il ne savait pas encore que c'est ainsi qu'en France les gens du peuple vont à la recherche des idées.
Combien as-tu d'argent? lui dit tout à coup la cantinière. Fabrice n'hésita pas à répondre; il était sûr de la noblesse d'âme de cette femme: c'est là le beau côté de la France.
-- En tout, il peut me rester trente napoléons en or et huit ou dix écus de cinq francs.
-- En ce cas, tu as le champ libre! s'écria la cantinière; tire-toi du milieu de cette armée en déroute; jette-toi de côté, prends la première route un peu frayée que tu trouveras là sur ta droite; pousse ton cheval ferme, toujours t'éloignant de l'armée. A la première occasion achète des habits de pékin. Quand tu seras à huit ou dix lieues, et que tu ne verras plus de soldats, prends la poste, et va te reposer huit jours et manger des biftecks dans quelque bonne ville. Ne dis jamais à personne que tu as été à l'armée les gendarmes te ramasseraient comme déserteur; et, quoique tu sois bien gentil, mon petit, tu n'es pas encore assez fûté pour répondre à des gendarmes. Dès que tu auras sur le dos des habits de bourgeois, déchire ta feuille de route en mille morceaux et reprends ton nom véritable; dis que tu es Vasi. Et d'où devra-t-il dire qu'il vient? fit-elle au caporal.
-- De Cambrai sur l'Escaut: c'est une bonne ville toute petite, entends-tu? et où il y a une cathédrale et Fénelon.
-- C'est ça, dit la cantinière; ne dis jamais que tu as été à la bataille, ne souffle mot de B***, ni du gendarme qui t'a vendu la feuille de route. Quand tu voudras rentrer à Paris, rends-toi d'abord à Versailles, et passe la barrière de Paris de ce côté-là en flânant, en marchant à pied comme un promeneur. Couds tes napoléons dans ton pantalon; et surtout quand tu as à payer quelque chose, ne montre tout juste que l'argent qu'il faut pour payer. Ce qui me chagrine, c'est qu'on va t'empaumer, on va te chiper tout ce que tu as; et que feras-tu une fois sans argent? toi qui ne sais pas te conduire? etc.
La bonne cantinière parla
longtemps encore; le caporal appuyait ses avis par des signes de tête, ne
pouvant trouver jour à saisir la parole. Tout à coup cette foule qui couvrait
la grande route, d'abord doubla le pas; puis, en un clin d'oeil, passa le petit
fossé qui bordait la route à gauche, et se mit à fuir à toutes jambes. -- Les
Cosaques! les Cosaques! criait-on de tous les côtés.
-- Reprends ton cheval! s'écria la cantinière.
-- Dieu m'en garde! dit Fabrice. Galopez! fuyez! je vous le donne. Voulez-vous
de quoi racheter une petite voiture? La moitié de ce que j'ai est à vous.
-- Reprends ton cheval, te dis-je! s'écria la cantinière en colère; et elle se
mettait en devoir de descendre. Fabrice tira son sabre:-- Tenez-vous bien! lui
cria-t-il, et il donna deux ou trois coups de plat de sabre au cheval, qui prit
le galop et suivit les fuyards.
Notre héros regarda la grande route; naguère trois ou quatre mille individus
s'y pressaient, serrés comme des paysans à la suite d'une procession. Après le
mot cosaques il n'y vit exactement plus personne; les fuyards avaient
abandonné des shakos, des fusils, des sabres, etc. Fabrice, étonné, monta dans
un champ à droite du chemin, et qui était élevé de vingt ou trente pieds; il
regarda la grande route des deux côtés et la plaine, il ne vit pas trace de
cosaques. Drôles de gens, que ces Français! se dit-il. Puisque je dois aller
sur la droite, pensa-t-il, autant vaut marcher tout de suite; il est possible
que ces gens aient pour courir une raison que je ne connais pas. Il ramassa un
fusil, vérifia qu'il était chargé, remua la poudre de l'amorce, nettoya la
pierre, puis choisit une giberne bien garnie, et regarda encore de tous les
côtés; il était absolument seul au milieu de cette plaine naguère si couverte
de monde. Dans l'extrême lointain, il voyait les fuyards qui commençaient à
disparaître derrière les arbres, et couraient toujours. Voilà qui est bien
singulier! se dit-il; et, se rappelant la manoeuvre employée la veille par le
caporal, il alla s'asseoir au milieu d'un champ de blé. Il ne s'éloignait pas,
parce qu'il désirait revoir ses bons amis, la cantinière et le caporal Aubry.
Dans ce blé, il vérifia qu'il n'avait plus que dix-huit napoléons, au lieu de trente comme il le pensait; mais il lui restait de petits diamants qu'il avait placés dans la doublure des bottes du hussard, le matin, dans la chambre de la geôlière, à B***. Il cacha ses napoléons du mieux qu'il put, tout en réfléchissant profondément à cette disparition si soudaine. Cela est-il d'un mauvais présage pour moi? se disait- il. Son principal chagrin était de ne pas avoir adressé cette question au caporal Aubry: Ai-je réellement assisté à une bataille? Il lui semblait que oui, et il eût été au comble du bonheur, s'il en eût été certain.
Toutefois, se dit-il, j'y ai assisté portant le nom d'un prisonnier, j'avais la feuille de route d'un prisonnier dans ma poche, et, bien plus, son habit sur moi! Voilà qui est fatal pour l'avenir: qu'en eût dit l'abbé Blanès? Et ce malheureux Boulot est mort en prison! Tout cela est de sinistre augure; le destin me conduira en prison. Fabrice eût donné tout au monde pour savoir si le hussard Boulot était réellement coupable; en rappelant ses souvenirs, il lui semblait que la geôlière de B*** lui avait dit que le hussard avait été ramassé non seulement pour des couverts d'argent, mais encore pour avoir volé la vache d'un paysan, et battu le paysan à toute outrance: Fabrice ne doutait pas qu'il ne fût mis un jour en prison pour une faute qui aurait quelque rapport avec celle du hussard Boulot. Il pensait à son ami le curé Blanès; que n'eût-il pas donné pour pouvoir le consulter! Puis il se rappela qu'il n'avait pas écrit à sa tante depuis qu'il avait quitté Paris. Pauvre Gina! se dit- il, et il avait les larmes aux yeux, lorsque tout à coup il entendit un petit bruit tout près de lui, c'était un soldat qui faisait manger le blé par trois chevaux auxquels il avait ôté la bride, et qui semblaient morts de faim; il les tenait par le bridon. Fabrice se leva comme un perdreau, le soldat eut peur. Notre héros le remarqua, et céda au plaisir de jouer un instant le rôle de hussard.
-- Un de ces chevaux
m'appartient, f...! s'écria-t-il, mais je veux bien te donner cinq francs pour
la peine que tu as prise de me l'amener ici.
-- Est-ce que tu te fiches de moi? dit le soldat. Fabrice le mit en joue à six
pas de distance.
-- Lâche le cheval ou je te brûle!
Le soldat avait son fusil en bandoulière, il donna un tour d'épaule pour le
reprendre.
-- Si tu fais le plus petit mouvement tu es mort! s'écria Fabrice en lui
courant dessus.
-- Eh bien! donnez les cinq francs et prenez un des chevaux, dit le soldat
confus, après avoir jeté un regard de regret sur la grande route où il n'y
avait absolument personne. Fabrice, tenant son fusil haut de la main gauche, de
la droite lui jeta trois pièces de cinq francs.
-- Descends, ou tu es mort... Bride le noir et va-t'en plus loin avec les deux
autres... Je te brûle si tu remues.
Le soldat obéit en rechignant. Fabrice s'approcha du cheval et passa la bride
dans son bras gauche, sans perdre de vue le soldat qui s'éloignait lentement;
quand Fabrice le vit à une cinquantaine de pas, il sauta lestement sur le
cheval. Il y était à peine et cherchait l'étrier de droite avec le pied,
lorsqu'il entendit sifflerune balle de fort près: c'était le soldat qui lui
lâchait son coup de fusil. Fabrice, transporté de colère, se mit à galoper sur
le soldat qui s'enfuit à toutes jambes, et bientôt Fabrice le vit monté sur un
de ses deux chevaux et galopant. Bon, le voilà hors de portée, se dit-il. Le
cheval qu'il venait d'acheter était magnifique, mais paraissait mourant de
faim. Fabrice revint sur la grande route, où il n'y avait toujours âme qui
vive; il la traversa et mit son cheval au trot pour atteindre un petit pli de
terrain sur la gauche où il espérait retrouver la cantinière; mais quand il fut
au sommet de la petite montée il n'aperçut, à plus d'une lieue de distance, que
quelques soldats isolés. Il est écrit que je ne la reverrai plus, se dit-il
avec un soupir, brave et bonne femme! Il gagna une ferme qu'il apercevait dans
le lointain et sur la droite de la route. Sans descendre de cheval, et après
avoir payé d'avance, il fit donner de l'avoine à son pauvre cheval, tellement
affamé qu'il mordait la mangeoire. Une heure plus tard, Fabrice trottait sur la
grande route toujours dans le vague espoir de retrouver la cantinière, ou du
moins le caporal Aubry. Allant toujours et regardant de tous les côtés il
arriva à une rivière marécageuse traversée par un pont en bois assez étroit.
Avant le pont, sur la droite de la route, était une maison isolée portant
l'enseigne du Cheval Blanc. Là, je vais dîner, se dit Fabrice. Un officier de
cavalerie avec le bras en écharpe se trouvait à l'entrée du pont; il était à
cheval et avait l'air fort triste; à dix pas de lui, trois cavaliers à pied
arrangeaient leurs pipes.
-- Voilà des gens, se dit Fabrice, qui m'ont bien la mine de vouloir m'acheter mon cheval encore moins cher qu'il ne m'a coûté. L'officier blessé et les trois piétons le regardaient venir et semblaient l'attendre. Je devrais bien ne pas passer sur ce pont, et suivre le bord de la rivière à droite, ce serait la route conseillée par la cantinière pour sortir d'embarras... Oui, se dit notre héros; mais si je prends la fuite, demain j'en serai tout honteux: d'ailleurs mon cheval a de bonnes jambes, celui de l'officier est probablement fatigué; s'il entreprend de me démonter je galoperai. En faisant ces raisonnements, Fabrice rassemblait son cheval et s'avançait au plus petit pas possible.
-- Avancez donc, hussard, lui cria l'officier d'un air d'autorité.
Fabrice avança quelques pas et s'arrêta.
-- Voulez-vous me prendre mon cheval? cria-t-il.
-- Pas le moins du monde; avancez.
Fabrice regarda l'officier: il avait des moustaches blanches, et l'air le plus honnête du monde; le mouchoir qui soutenait son bras gauche était plein de sang, et sa main droite aussi était enveloppée d'un linge sanglant. Ce sont les piétons qui vont sauter à la bride de mon cheval se dit Fabrice; mais, en y regardant de près, il vit que les piétons aussi étaient blessés.
-- Au nom de l'honneur, lui dit l'officier qui portait les épaulettes de colonel, restez ici en vedette, et dites à tous les dragons, chasseurs et hussards que vous verrez que le colonel Le Baron est dans l'auberge que voilà, et que je leur ordonne de venir me joindre. Le vieux colonel avait l'air navré de douleur; dès le premier mot il avait fait la conquête de notre héros, qui lui répondit avec bon sens:
-- Je suis bien jeune, monsieur, pour que l'on veuille m'écouter; il faudrait un ordre écrit de votre main.
-- Il a raison, dit le colonel en le regardant beaucoup, écris l'ordre, La Rose, toi qui as une main droite.
Sans rien dire, La Rose tira de sa poche un petit livret de parchemin, écrivit quelques lignes, et, déchirant une feuille, la remit à Fabrice; le colonel répéta l'ordre à celui-ci, ajoutant qu'après deux heures de faction il serait relevé, comme de juste, par un des trois cavaliers blessés qui étaient avec lui. Cela dit, il entra dans l'auberge avec ses hommes. Fabrice les regardait marcher et restait immobile au bout de son pont de bois, tant il avait été frappé par la douleur morne et silencieuse de ces trois personnages. On dirait des génies enchantés, se dit-il. Enfin il ouvrit le papier plié et lut l'ordre ainsi conçu:
«Le colonel Le Baron, du 6e dragons, commandant la seconde brigade de la première division de cavalerie du 14e corps, ordonne à tous cavaliers, dragons, chasseurs et hussards de ne point passer le pont, et de le rejoindre à l'auberge du Cheval Blanc, près le pont, où est son quartier général.
«Au quartier général, près le pont de la Sainte, le 19 juin 1815.
«Pour le colonel Le Baron, blessé au bras droit, et par son ordre, le maréchal des logis,
«LA ROSE. »
Il y avait à peine une demi-heure que Fabrice était en sentinelle au pont, quand il vit arriver six chasseurs montés et trois à pied; il leur communique l'ordre du colonel. -- Nous allons revenir, disent quatre des chasseurs montés, et ils passent le pont au grand trot. Fabrice parlait alors aux deux autres. Durant la discussion qui s'animait, les trois hommes à pied passent le pont. Un des deux chasseurs montés qui restaient finit par demander à revoir l'ordre, et l'emporte en disant:
-- Je vais le porter à mes camarades qui ne manqueront pas de revenir, attends-les ferme. Et il part au galop; son camarade le suit. Tout cela fut fait en un clin d'oeil.
Fabrice, furieux, appela un des soldats blessés, qui parut à une des fenêtres du Cheval Blanc. Ce soldat, auquel Fabrice vit des galons de maréchal des logis, descendit et lui cria en s'approchant:
-- Sabre à la main donc! vous êtes en faction. Fabrice obéit, puis lui dit:
-- Ils ont emporté l'ordre.
-- Ils ont de l'humeur de l'affaire d'hier, reprit l'autre d'un air morne. Je vais vous donner un de mes pistolets; si l'on force de nouveau la consigne, tirez-le en l'air, je viendrai, ou le colonel lui-même paraîtra.
Fabrice avait fort bien vu un geste de surprise chez le maréchal des logis, à l'annonce de l'ordre enlevé; il comprit que c'était une insulte personnelle qu'on lui avait faite, et se promit bien de ne plus se laisser jouer.
Armé du pistolet d'arçon du maréchal des logis, Fabrice avait repris fièrement sa faction lorsqu'il vit arriver à lui sept hussards montés: il s'était placé de façon à barrer le pont, il leur communique l'ordre du colonel, ils en ont l'air fort contrarié, le plus hardi cherche à passer. Fabrice suivant le sage précepte de son amie la vivandière qui, la veille au matin, lui disait qu'il fallait piquer et non sabrer, abaisse la pointe de son grand sabre droit et fait mine d'en porter un coup à celui qui veut forcer la consigne.
-- Ah! il veut nous tuer, le blanc-bec! s'écrient les hussards, comme si nous n'avions pas été assez tués hier! Tous tirent leurs sabres à la fois et tombent sur Fabrice, il se crut mort; mais il songea à la surprise du maréchal des logis, et ne voulut pas être méprisé de nouveau. Tout en reculant sur son pont, il tâchait de donner des coups de pointe. Il avait une si drôle de mine en maniant ce grand sabre droit de grosse cavalerie, beaucoup plus lourd pour lui, que les hussards virent bientôt à qui ils avaient affaire; ils cherchèrent alors non pas à le blesser, mais à lui couper son habit sur le corps. Fabrice reçut ainsi trois ou quatre petits coups de sabre sur les bras. Pour lui, toujours fidèle au précepte de la cantinière, il lançait de tout son coeur force coups de pointe. Par malheur un de ces coups de pointe blessa un hussard à la main: fort en colère d'être touché par un tel soldat, il riposta par un coup de pointe à fond qui atteignit Fabrice au haut de la cuisse. Ce qui fit porter le coup, c'est que le cheval de notre héros, loin de fuir la bagarre, semblait y prendre plaisir et se jeter sur les assaillants. Ceux-ci voyant couler le sang de Fabrice le long de son bras droit, craignirent d'avoir poussé le jeu trop avant, et, le poussant vers le parapet gauche du pont, partirent au galop. Dès que Fabrice eut un moment de loisir il tira en l'air son coup de pistolet pour avertir le colonel.
Quatre hussards montés et deux à pied, du même régiment que les autres, venaient vers le pont et en étaient encore à deux cents pas lorsque le coup de pistolet partit: ils regardaient fort attentivement ce qui se passait sur le pont, et s'imaginant que Fabrice avait tiré sur leurs camarades, les quatre à cheval fondirent sur lui au galop et le sabre haut; c'était une véritable charge. Le colonel Le Baron, averti par le coup de pistolet, ouvrit la porte de l'auberge et se précipita sur le pont au moment où les hussards au galop y arrivaient, et il leur intima lui- même l'ordre de s'arrêter.
-- Il n'y a plus de colonel ici, s'écria l'un d'eux, et il poussa son cheval. Le colonel exaspéré interrompit la remontrance qu'il leur adressait, et, de sa main droite blessée, saisit la rêne de ce cheval du côté hors du montoir.
-- Arrête! mauvais soldat, dit-il au hussard; je te connais, tu es de la compagnie du capitaine Henriet.
-- Eh bien! que le capitaine lui-même me donne l'ordre! Le capitaine Henriet a été tué hier, ajouta-t-il en ricanant; et va te faire f...
En disant ces paroles il veut forcer le passage et pousse le vieux colonel qui tombe assis sur le pavé du pont. Fabrice, qui était à deux pas plus loin sur le pont, mais faisant face au côté de l'auberge, pousse son cheval, et tandis que le poitrail du cheval de l'assaillant jette par terre le colonel qui ne lâche point la rêne hors du montoir, Fabrice, indigné, porte au hussard un coup de pointe à fond. Par bonheur le cheval du hussard, se sentant tiré vers la terre par la bride que tenait le colonel, fit un mouvement de côté, de façon que la longue lame du sabre de grosse cavalerie de Fabrice glissa le long du gilet du hussard et passa tout entière sous ses yeux. Furieux, le hussard se retourne et lance un coup de toutes ses forces, qui coupe la manche de Fabrice et entre profondément dans son bras: notre héros tombe.
Un des hussards démontés voyant les deux défenseurs du pont par terre, saisit l'à-propos, saute sur le cheval de Fabrice et veut s'en emparer en le lançant au galop sur le pont.
Le maréchal des logis, en accourant de l'auberge, avait vu tomber son colonel, et le croyait gravement blessé. Il court après le cheval de Fabrice et plonge la pointe de son sabre dans les reins du voleur; celui-ci tombe. Les hussards, ne voyant plus sur le pont que le maréchal des logis à pied, passent au galop et filent rapidement. Celui qui était à pied s'enfuit dans la campagne.
Le maréchal des logis s'approcha des blessés. Fabrice s'était déjà relevé, il souffrait peu, mais perdait beaucoup de sang. Le colonel se releva plus lentement; il était tout étourdi de sa chute, mais n'avait reçu aucune blessure.
-- Je ne souffre, dit-il au maréchal des logis, que de mon ancienne blessure à la main.
Le hussard blessé par le maréchal des logis mourait.
-- Le diable l'emporte! s'écria le colonel, mais, dit-il au maréchal des logis et aux deux autres cavaliers qui accouraient, songez à ce petit jeune homme que j'ai exposé mal à propos. Je vais rester au pont moi-même pour tâcher d'arrêter ces enragés. Conduisez le petit jeune homme à l'auberge et pansez son bras; prenez une de mes chemises.
Livre Premier - Chapitre V.
Toute cette aventure n'avait pas duré une minute; les blessures de Fabrice n'étaient rien; on lui serra le bras avec des bandes taillées dans la chemise du colonel. On voulait lui arranger un lit au premier étage de l'auberge:
-- Mais pendant que je serai
ici bien choyé au premier étage, dit Fabrice au maréchal des logis, mon cheval,
qui est à l'écurie, s'ennuiera tout seul et s'en ira avec un autre maître.
-- Pas mal pour un conscrit! dit le maréchal des logis; et l'on établit Fabrice
sur de la paille bien fraîche, dans la mangeoire même à laquelle son cheval
était attaché.
Puis, comme Fabrice se sentait très faible, le maréchal des logis lui apporta
une écuelle de vin chaud et fit un peu la conversation avec lui. Quelques
compliments inclus dans cette conversation mirent notre héros au troisième ciel.
Fabrice ne s'éveilla que le lendemain au point du jour; les chevaux poussaient
de longs hennissements et faisaient un tapage affreux; l'écurie se remplissait
de fumée. D'abord Fabrice ne comprenait rien à tout ce bruit, et ne savait même
où il était; enfin à demi étouffé par la fumée, il eut l'idée que la maison
brûlait; en un clin d'oeil il fut hors de l'écurie et à cheval. Il leva la
tête; la fumée sortait avec violence par les deux fenêtres au-dessus de
l'écurie et le toit était couvert d'une fumée noire qui tourbillonnait. Une
centaine de fuyards étaient arrivés dans la nuit à l'auberge du Cheval Blanc;
tous criaient et juraient. Les cinq ou six que Fabrice put voir de près lui
semblèrent complètement ivres; l'un d'eux voulait l'arrêter et lui criait: Où
emmènes-tu mon cheval?
Quand Fabrice fut à un quart de lieue, il tourna la tête; personne ne le
suivait, la maison était en flammes. Fabrice reconnut le pont, il pensa à sa
blessure et sentit son bras serré par des bandes et fort chaud. Et le vieux colonel,
que sera-t-il devenu? Il a donné sa chemise pour panser mon bras. Notre héros
était ce matin- là du plus beau sang-froid du monde; la quantité de sang qu'il
avait perdue l'avait délivré de toute la partie romanesque de son caractère.
Adroite! se dit-il, et filons. Il se mit tranquillement à suivre le cours de la
rivière qui, après avoir passé sous le pont, coulait vers la droite de la
route. Il se rappelait les conseils de la bonne cantinière. Quelle amitié! se
disait-il, quel caractère ouvert!
Après une heure de marche, il se trouva très faible. Ah çà! vais-je m'évanouir?
se dit-il: si je m'évanouis, on me vole mon cheval, et peut-être mes habits, et
avec les habits le trésor. Il n'avait plus la force de conduire son cheval, et
il cherchait à se tenir en équilibre, lorsqu'un paysan, qui bêchait dans un
champ à côté de la grande route, vit sa pâleur et vint lui offrir un verre de
bière et du pain.
-- A vous voir si pâle, j'ai pensé que vous étiez un des blessés de la grande
bataille! lui dit le paysan. Jamais secours ne vint plus à propos. Au moment où
Fabrice mâchait le morceau de pain noir, les yeux commençaient à lui faire mal
quand il regardait devant lui. Quand il fut un peu remis, il remercia. Et où
suis-je? demanda-t-il. Le paysan lui apprit qu'à trois quarts de lieue plus
loin se trouvait le bourg de Zonders, où il serait très bien soigné. Fabrice
arriva dans ce bourg, ne sachant pas trop ce qu'il faisait, et ne songeant à
chaque pas qu'à ne pas tomber de cheval. Il vit une grande porte ouverte, il
entra: c'était l'auberge de l'Etrille. Aussitôt accourut la bonne maîtresse de
la maison, femme énorme; elle appela du secours d'une voix altérée par la
pitié. Deux jeunes filles aidèrent Fabrice à mettre pied à terre; à peine
descendu de cheval, il s'évanouit complètement. Un chirurgien fut appelé, on le
saigna. Ce jour-là et ceux qui suivirent, Fabrice ne savait pas trop ce qu'on
lui faisait, il dormait presque sans cesse.
Le coup de pointe à la cuisse menaçait d'un dépôt considérable. Quand il avait
sa tête à lui, il recommandait qu'on prît soin de son cheval, et répétait
souvent qu'il paierait bien, ce qui offensait la bonne maîtresse de l'auberge
et ses filles. Il y avait quinze jours qu'il était admirablement soigné, et il
commençait à reprendre un peu ses idées, lorsqu'il s'aperçut un soir que ses
hôtesses avaient l'air fort troublé. Bientôt un officier allemand entra dans sa
chambre: on se servait pour lui répondre d'une langue qu'il n'entendait pas;
mais il vit bien qu'on parlait de lui; il feignit de dormir. Quelque temps
après, quand il pensa que l'officier pouvait être sorti, il appela ses
hôtesses:
-- Cet officier ne vient-il pas m'écrire sur une liste et me faire prisonnier?
L'hôtesse en convint les larmes aux yeux.
-- Eh bien! il y a de l'argent dans mon dolman! s'écria-t-il en se relevant sur
son lit, achetez-moi des habits bourgeois, et, cette nuit, je pars sur mon
cheval. Vous m'avez déjà sauvé la vie une fois en me recevant au moment où
j'allais tomber mourant dans la rue; sauvez-la-moi encore en me donnant les
moyens de rejoindre ma mère.
En ce moment, les filles de l'hôtesse se mirent à fondre en larmes; elles
tremblaient pour Fabrice; et comme elles comprenaient à peine le français,
elles s'approchèrent de son lit pour lui faire des questions. Elles discutèrent
en flamand avec leur mère; mais, à chaque instant, des yeux attendris se
tournaient vers notre héros; il crut comprendre que sa fuite pouvait les
compromettre gravement, mais qu'elles voulaient bien en courir la chance. Il les
remercia avec effusion et en joignant les mains. Un juif du pays fournit un
habillement complet; mais, quand il l'apporta vers les dix heures du soir, ces
demoiselles reconnurent, en comparant l'habit avec le dolman de Fabrice, qu'il
fallait le rétrécir infiniment. Aussitôt elles se mirent à l'ouvrage; il n'y
avait pas de temps à perdre. Fabrice indiqua quelques napoléons cachés dans ses
habits, et pria ses hôtesses de les coudre dans les vêtements qu'on venait
d'acheter. On avait apporté avec les habits une belle paire de bottes neuves.
Fabrice n'hésita point à prier ces bonnes filles de couper les bottes à la
hussarde à l'endroit qu'il leur indiqua, et l'on cacha ses petits diamants dans
la doublure des nouvelles bottes.
Par un effet singulier de la perte du sang et de la faiblesse qui en était la
suite, Fabrice avait presque tout à fait oublié le français; il s'adressait en
italien à ses hôtesses, qui parlaient un patois flamand, de façon que l'on
s'entendait presque uniquement par signes. Quand les jeunes filles, d'ailleurs
parfaitement désintéressées, virent les diamants, leur enthousiasme pour lui
n'eut plus de bornes; elles le crurent un prince déguisé. Aniken, la cadette et
la plus naïve, l'embrassa sans autre façon. Fabrice, de son côté, les trouvait
charmantes; et vers minuit, lorsque le chirurgien lui eut permis un peu de vin,
à cause de la route qu'il allait entreprendre, il avait presque envie de ne pas
partir. Où pourrais-je être mieux qu'ici? disait-il. Toutefois, sur les deux
heures du matin, il s'habilla. Au moment de sortir de sa chambre, la bonne
hôtesse lui apprit que son cheval avait été emmené par l'officier qui, quelques
heures auparavant, était venu faire la visite de la maison.
-- Ah! canaille! s'écriait Fabrice en jurant, à un blessé! Il n'était pas assez
philosophe, ce jeune Italien, pour se rappeler à quel prix lui-même avait
acheté ce cheval.
Aniken lui apprit en pleurant qu'on avait loué un cheval pour lui; elle eût
voulu qu'il ne partît pas; les adieux furent tendres. Deux grands jeunes gens,
parents de la bonne hôtesse, portèrent Fabrice sur la selle; pendant la route
ils le soutenaient à cheval, tandis qu'un troisième, qui précédait le petit
convoi de quelques centaines de pas, examinait s'il n'y avait point de
patrouille suspecte sur les chemins. Après deux heures de marche, on s'arrêta
chez une cousine de l'hôtesse de l'Etrille. Quoi que Fabrice pût leur dire, les
jeunes gens qui l'accompagnaient ne voulurent jamais le quitter; ils
prétendaient qu'ils connaissaient mieux que personne les passages dans les
bois.
-- Mais demain matin, quand on saura ma fuite, et qu'on ne vous verra pas dans
le pays, votre absence vous compromettra, disait Fabrice.
On se remit en marche. Par bonheur, quand le jour vint à paraître, la plaine était
couverte d'un brouillard épais. Vers les huit heures du matin, l'on arriva près
d'une petite ville. L'un des jeunes gens se détacha pour voir si les chevaux de
la poste avaient été volés. Le maître de poste avait eu le temps de les faire
disparaître, et de recruter des rosses infâmes dont il avait garni ses écuries.
On alla chercher deux chevaux dans les marécages où ils étaient cachés, et,
trois heures après, Fabrice monta dans un petit cabriolet tout délabré, mais
attelé de deux bons chevaux de poste. Il avait repris des forces. Le moment de
la séparation avec les jeunes gens, parents de l'hôtesse, fut du dernier
pathétique; jamais, quelque prétexte aimable que Fabrice pût trouver, ils ne
voulurent accepter d'argent.
-- Dans votre état, monsieur, vous en avez plus de besoin que nous, répondaient
toujours ces braves jeunes gens. Enfin ils partirent avec des lettres où
Fabrice, un peu fortifié par l'agitation de la route avait essayé de faire
connaître à ses hôtesses tout ce qu'il sentait pour elles. Fabrice écrivait les
larmes aux yeux, et il y avait certainement de l'amour dans la lettre adressée
à la petite Aniken.
Le reste du voyage n'eut rien que d'ordinaire. En arrivant à Amiens il
souffrait beaucoup du coup de pointe qu'il avait reçu à la cuisse; le
chirurgien de campagne n'avait pas songé à débrider la plaie, et malgré les
saignées, il s'y était formé un dépôt. Pendant les quinze jours que Fabrice
passa dans l'auberge d'Amiens, tenue par une famille complimenteuse et avide,
les alliés envahissaient la France, et Fabrice devint comme un autre homme,
tant il fit de réflexions profondes sur les choses qui venaient de lui arriver.
Il n'était resté enfant que sur un point: ce qu'il avait vu était-ce une
bataille, et en second lieu, cette bataille était-elle Waterloo? Pour la
première fois de sa vie il trouva du plaisir à lire; il espérait toujours
trouver dans les journaux, ou dans les récits de la bataille, quelque
description qui lui permettrait de reconnaître les lieux qu'il avait parcourus
à la suite du maréchal Ney, et plus tard avec l'autre général. Pendant son
séjour à Amiens, il écrivit presque tous les jours à ses bonnes amies de
l'Etrille. Dès qu'il fut guéri, il vint à Paris; il trouva à son ancien hôtel
vingt lettres de sa mère et de sa tante qui le suppliaient de revenir au plus
vite. Une dernière lettre de la comtesse Pietranera avait un certain tour
énigmatique qui l'inquiéta fort, cette lettre lui enleva toutes ses rêveries
tendres. C'était un caractère auquel il ne fallait qu'un mot pour prévoir
facilement les plus grands malheurs; son imagination se chargeait ensuite de
lui peindre ces malheurs avec les détails les plus horribles.
«Garde-toi bien de signer les lettres que tu écris pour donner de tes
nouvelles, lui disait la comtesse. A ton retour tu ne dois point venir d'emblée
sur le lac de Côme: arrête-toi à Lugano, sur le territoire suisse. » Il devait
arriver dans cette petite ville sous le nom de Cavi; il trouverait à la
principale auberge le valet de chambre de la comtesse, qui lui indiquerait ce
qu'il fallait faire. Sa tante finissait par ces mots: «Cache par tous les
moyens possibles la folie que tu as faite, et surtout ne conserve sur toi aucun
papier imprimé ou écrit; en Suisse tu seras environné des amis de
Sainte-Marguerite. [M. Pellico a rendu ce nom européen, c'est celui de la rue
de Milan où se trouvent le palais et les prisons de la police.] Si j'ai assez
d'argent, lui disait la comtesse, j'enverrai quelqu'un à Genève, à l'hôtel des
Balances, et tu auras des détails que je ne puis écrire et qu'il faut pourtant
que tu saches avant d'arriver. Mais, au nom de Dieu, pas un jour de plus à
Paris; tu y serais reconnu par nos espions. » L'imagination de Fabrice se mit à
se figurer les choses les plus étranges, et il fut incapable de tout autre
plaisir que celui de chercher à deviner ce que sa tante pouvait avoir à lui
apprendre de si étrange. Deux fois, en traversant la France, il fut arrêté;
mais il sut se dégager; il dut ces désagréments à son passeport italien et à
cette étrange qualité de marchand de baromètres, qui n'était guère d'accord
avec sa figure jeune et son bras en écharpe.
Enfin, dans Genève, il trouva un homme appartenant à la comtesse qui lui
raconta de sa part, que lui, Fabrice, avait été dénoncé à la police de Milan comme
étant allé porter à Napoléon des propositions arrêtées par une vaste
conspiration organisée dans le ci-devant royaume d'Italie. Si tel n'eût pas été
le but de son voyage, disait la dénonciation, à quoi bon prendre un nom
supposé? Sa mère chercherait à prouver ce qui était vrai; c'est-à-dire:
1 Qu'il n'était jamais sorti de la Suisse:
2 Qu'il avait quitté le château à l'improviste à la suite d'une querelle avec
son frère aîné.
Ace récit, Fabrice eut un sentiment d'orgueil. J'aurais été une sorte d'ambassadeur
auprès de Napoléon! se dit-il; j'aurais eu l'honneur de parler à ce grand
homme, plût à Dieu! Il se souvint que son septième aïeul, le petit-fils de
celui qui arriva à Milan à la suite de Sforce, eut l'honneur d'avoir la tête
tranchée par les ennemis du duc, qui le surprirent comme il allait en Suisse
porter des propositions aux louables cantons et recruter des soldats. Il voyait
des yeux de l'âme l'estampe relative à ce fait, placée dans la généalogie de la
famille. Fabrice, en interrogeant ce valet de chambre, le trouva outré d'un
détail qui enfin lui échappa, malgré l'ordre exprès de le lui taire, plusieurs
fois répété par la comtesse. C'était Ascagne, son frère aîné, qui l'avait
dénoncé à la police de Milan. Ce mot cruel donna comme un accès de folie à
notre héros. De Genève pour aller en Italie on passe par Lausanne; il voulut
partir à pied et sur-le-champ, et faire ainsi dix ou douze lieues, quoique la
diligence de Genève à Lausanne dût partir deux heures plus tard. Avant de
sortir de Genève, il se prit de querelle dans un des tristes cafés du pays,
avec un jeune homme qui le regardait, disait-il, d'une façon singulière. Rien
de plus vrai, le jeune Genevois flegmatique, raisonnable et ne songeant qu'à
l'argent, le croyait fou; Fabrice en entrant avait jeté des regards furibonds
de tous les côtés, puis renversé sur son pantalon la tasse de café qu'on lui
servait. Dans cette querelle, le premier mouvement de Fabrice fut tout à fait
du XVle siècle: au lieu de parler du duel au jeune Genevois, il tira son
poignard et se jeta sur lui pour l'en percer. En ce moment de passion, Fabrice
oubliait tout ce qu'il avait appris sur les règles de l'honneur, et revenait à
l'instinct, ou, pour mieux dire, aux souvenirs de la première enfance.
L'homme de confiance intime qu'il trouva dans Lugano augmenta sa fureur en lui
donnant de nouveaux détails. Comme Fabrice était aimé à Grianta, personne n'eût
prononcé son nom, et sans l'aimable procédé de son frère, tout le monde eût
feint de croire qu'il était à Milan, et jamais l'attention de la police de
cette ville n'eût été appelée sur son absence.
-- Sans doute les douaniers ont votre signalement lui dit l'envoyé de sa tante,
et si nous suivons la grande route, à la frontière du royaume
lombardo-vénitien, vous serez arrêté.
Fabrice et ses gens connaissaient les moindres sentiers de la montagne qui
sépare Lugano du lac de Côme: ils se déguisèrent en chasseurs, c'est-à-dire en
contrebandiers, et comme ils étaient trois et porteurs de mines assez résolues,
les douaniers qu'ils rencontrèrent ne songèrent qu'à les saluer. Fabrice
s'arrangea de façon à n'arriver au château que vers minuit; à cette heure, son
père et tous les valets de chambre portant de la poudre étaient couchés depuis
longtemps. Il descendit sans peine dans le fossé profond et pénétra dans le
château par la petite fenêtre d'une cave: c'est là qu'il était attendu par sa
mère et sa tante, bientôt ses soeurs accoururent. Les transports de tendresse
et les larmes se succédèrent pendant longtemps, et l'on commençait à peine à
parler raison lorsque les premières lueurs de l'aube vinrent avertir ces êtres
qui se croyaient malheureux, que le temps volait.
-- J'espère que ton frère ne se sera pas douté de ton arrivée, lui dit madame
Pietranera; je ne lui parlais guère depuis sa belle équipée, ce dont son amour-
propre me faisait l'honneur d'être fort piqué: ce soir à souper j'ai daigné lui
adresser la parole; j'avais besoin de trouver un prétexte pour cacher la joie
folle qui pouvait lui donner des soupçons. Puis, lorsque je me suis aperçue
qu'il était tout fier de cette prétendue réconciliation, j'ai profité de sa
joie pour le faire boire d'une façon désordonnée, et certainement il n'aura pas
songé à se mettre en embuscade pour continuer son métier d'espion.
-- C'est dans ton appartement qu'il faut cacher notre hussard, dit la marquise,
il ne peut partir tout de suite dans ce premier moment, nous ne sommes pas
assez maîtresses de notre raison, et il s'agit de choisir la meilleure façon de
mettre en défaut cette terrible police de Milan.
On suivit cette idée; mais le marquis et son fils aîné remarquèrent, le jour
d'après, que la marquise était sans cesse dans la chambre de sa belle-soeur.
Nous ne nous arrêterons pas à peindre les transports de tendresse et de joie
qui ce jour-là encore agitèrent ces êtres si heureux. Les coeurs italiens sont,
beaucoup plus que les nôtres, tourmentés par les soupçons et par les idées
folles que leur présente une imagination brûlante, mais en revanche leurs joies
sont bien plus intenses et durent plus longtemps. Ce jour-là la comtesse et la
marquise étaient absolument privées de leur raison; Fabrice fut obligé de
recommencer tous ses récits: enfin on résolut d'aller cacher la joie commune à
Milan, tant il sembla difficile de se dérober plus longtemps à la police du
marquis et de son fils Ascagne.
On prit la barque ordinaire de la maison pour aller à Côme; en agir autrement
eût été réveiller mille soupçons; mais en arrivant au port de Côme la marquise
se souvint qu'elle avait oublié à Grianta des papiers de la dernière
importance: elle se hâta d'y envoyer les bateliers, et ces hommes ne purent
faire aucune remarque sur la manière dont ces deux dames employaient leur temps
à Côme. A peine arrivées, elles louèrent au hasard une de ces voitures qui
attendent pratique près de cette haute tour du moyen âge qui s'élève au-dessus
de la porte de Milan. On partit à l'instant même sans que le cocher eût le
temps de parler à personne. A un quart de lieue de la ville on trouva un jeune
chasseur de la connaissance de ces dames, et qui par complaisance, comme elles
n'avaient aucun homme avec elles, voulut bien leur servir de chevalier
jusqu'aux portes de Milan, où il se rendait en chassant. Tout allait bien, et
ces dames faisaient la conversation la plus joyeuse avec le jeune voyageur,
lorsqu'à un détour que fait la route pour tourner la charmante colline et le
bois de San-Giovanni, trois gendarmes déguisés sautèrent à la bride des
chevaux.-- Ah! mon mari nous a trahis! s'écria la marquise, et elle s'évanouit.
Un maréchal des logis qui était resté un peu en arrière s'approcha de la
voiture en trébuchant, et dit d'une voix qui avait l'air de sortir du cabaret:
-- Je suis fâché de la mission que j'ai à remplir, mais je vous arrête, général
Fabio Conti.
Fabrice crut que le maréchal des logis lui faisait une mauvaise plaisanterie en
l'appelant général. Tu me le paieras, se dit-il; il regardait les
gendarmes déguisés et guettait le moment favorable pour sauter à bas de la
voiture et se sauver à travers champs.
La comtesse sourit à tout hasard, je crois, puis dit au maréchal des logis:
-- Mais, mon cher maréchal, est-donc cet enfant de seize ans que vous prenez
pour le général Conti?
-- N'êtes-vous pas la fille du général? dit le maréchal des logis.
-- Voyez mon père, dit la comtesse en montrant Fabrice. Les gendarmes furent
saisis d'un rire fou.
-- Montrez vos passeports sans raisonner, reprit le maréchal des logis piqué de
la gaieté générale.
-- Ces dames n'en prennent jamais pour aller à Milan, dit le cocher d'un air
froid et philosophique; elles viennent de leur château de Grianta. Celle-ci est
madame la comtesse Pietranera, celle-là, madame la marquise del Dongo.
Le maréchal des logis, tout déconcerté, passa à la tête des chevaux, et là tint
conseil avec ses hommes. La conférence durait bien depuis cinq minutes, lorsque
la comtesse Pietranera pria ces messieurs de permettre que la voiture fût
avancée de quelques pas et placée à l'ombre; la chaleur était accablante,
quoiqu'il ne fût que onze heures du matin, Fabrice, qui regardait fort
attentivement de tous les côtés, cherchant le moyen de se sauver, vit déboucher
d'un petit sentier à travers champs, et arriver sur la grande route, couverte
de poussière, une jeune fille de quatorze à quinze ans qui pleurait timidement
sous son mouchoir. Elle s'avançait à pied entre deux gendarmes en uniforme, et,
à trois pas derrière elle, aussi entre deux gendarmes, marchait un grand homme
sec qui affectait des airs de dignité comme un préfet suivant une procession.
-- Où les avez-vous donc trouvés? dit le maréchal des logis tout à fait ivre en
ce moment.
-- Se sauvant à travers champs, et pas plus de passeports que sur la main.
Le maréchal des logis parut perdre tout à fait la tête; il avait devant lui
cinq prisonniers au lieu de deux qu'il lui fallait. Il s'éloigna de quelques
pas, ne laissant qu'un homme pour garder le prisonnier qui faisait de la
majesté, et un autre pour empêcher les chevaux d'avancer.
-- Reste, dit la comtesse à Fabrice qui déjà avait sauté à terre, tout va
s'arranger.
On entendit un gendarme s'écrier:
-- Qu'importe! s'ils n'ont pas de passeports, ils sont de bonne prise tout de
même. Le maréchal des logis semblait n'être pas tout à fait aussi décidé; le
nom de la comtesse Pietranera lui donnait de l'inquiétude, il avait connu le
général, dont il ne savait pas la mort. Le général n'est pas un homme à ne pas
se venger si j'arrête sa femme mal à propos, se disait-il.
Pendant cette délibération qui fut longue, la comtesse avait lié conversation
avec la jeune fille qui était à pied sur la route et dans la poussière à côté
de la calèche; elle avait été frappée de sa beauté.
-- Le soleil va vous faire mal, mademoiselle; ce brave soldat, ajouta-t-elle en
parlant au gendarme placé à la tête des chevaux, vous permettra bien de monter
en calèche.
Fabrice, qui rôdait autour de la voiture, s'approcha pour aider la jeune fille
à monter. Celle-ci s'élançait déjà sur le marchepied, le bras soutenu par
Fabrice, lorsque l'homme imposant, qui était à six pas en arrière de la
voiture, cria d'une voix grossie par la volonté d'être digne:
-- Restez sur la route, ne montez pas dans une voiture qui ne vous appartient
pas.
Fabrice n'avait pas entendu cet ordre; la jeune fille, au lieu de monter dans
la calèche, voulut redescendre, et Fabrice continuant à la soutenir elle tomba
dans ses bras. Il sourit, elle rougit profondément; ils restèrent un instant à
se regarder après que la jeune fille se fut dégagée de ses bras.
-- Ce serait une charmante compagne de prison, se dit Fabrice: quelle pensée
profonde sous ce front! elle saurait aimer.
Le maréchal des logis s'approcha d'un air d'autorité:
-- Laquelle de ces dames se nomme Clélia Conti?
-- Moi, dit la jeune fille.
-- Et moi, s'écria l'homme âgé, je suis le général Fabio Conti, chambellan de
S.A.S. monseigneur le prince de Parme; je trouve fort inconvenant qu'un homme
de ma sorte soit traqué comme un voleur.
-- Avant-hier, en vous embarquant au port de Côme, n'avez-vous pas envoyé
promener l'inspecteur de police qui vous demandait votre passeport? Eh bien!
aujourd'hui il vous empêche de vous promener.
-- Je m'éloignais déjà avec ma barque, j'étais pressé, le temps étant à
l'orage; un homme sans uniforme m'a crié du quai de rentrer au port, je lui ai
dit mon nom et j'ai continué mon voyage.
-- Et ce matin vous vous êtes enfui de Côme?
-- Un homme comme moi ne prend pas de passeport pour aller de Milan voir le
lac. Ce matin, à Côme, on m'a dit que je serais arrêté à la porte, je suis
sorti à pied avec ma fille; j'espérais trouver sur la route quelque voiture qui
me conduirait jusqu'à Milan, où certes ma première visite sera pour porter mes
plaintes au général commandant la province.
Le maréchal des logis parut soulagé d'un grand poids.
-- Eh bien! général, vous êtes arrêté, et je vais vous conduire à Milan. Et
vous, qui êtes-vous? dit-il à Fabrice.
-- Mon fils, reprit la comtesse: Ascagne, fils du général de division
Pietranera.
-- Sans passeport, madame la comtesse? dit le maréchal des logis fort radouci.
-- A son âge il n'en a jamais pris; il ne voyage jamais seul, il est toujours
avec moi.
Pendant ce colloque, le général Conti faisait de la dignité de plus en plus
offensée avec les gendarmes.
-- Pas tant de paroles, lui dit l'un d'eux, vous êtes arrêté, suffit!
-- Vous serez trop heureux, dit le maréchal des logis, que nous consentions à
ce que vous louiez un cheval de quelque paysan; autrement, malgré la poussière
et la chaleur, et le grade de chambellan de Parme, vous marcherez fort bien à
pied au milieu de nos chevaux.
Le général se mit à jurer.
-- Veux-tu bien te taire! reprit le gendarme. Où est ton uniforme de général?
Le premier venu ne peut-il pas dire qu'il est général?
Le général se fâcha de plus belle. Pendant ce temps les affaires allaient
beaucoup mieux dans la calèche.
La comtesse faisait marcher les gendarmes comme s'ils eussent été ses gens.
Elle venait de donner un écu à l'un d'eux pour aller chercher du vin et surtout
de l'eau fraîche dans une cassine que l'on apercevait à deux cents pas. Elle avait
trouvé le temps de calmer Fabrice, qui, à toute force, voulait se sauver dans
le bois qui couvrait la colline; j'ai de bons pistolets, disait-il. Elle obtint
du général irrité qu'il laisserait monter sa fille dans la voiture. A cette
occasion, le général, qui aimait à parler de lui et de sa famille, apprit à ces
dames que sa fille n'avait que douze ans, étant née en I803, le 27 octobre;
mais tout le monde lui donnait quatorze ou quinze ans, tant elle avait de
raison.
Homme tout à fait commun, disaient les yeux de la comtesse à la marquise. Grâce
à la comtesse, tout s'arrangea après un colloque d'une heure. Un gendarme, qui
se trouva avoir affaire dans le village voisin, loua son cheval au général
Conti, après que la comtesse lui eut dit: Vous aurez 10 francs. Le maréchal des
logis partit seul avec le général; les autres gendarmes restèrent sous un arbre
en compagnie avec quatre énormes bouteilles de vin, sorte de petites dames-
jeannes, que le gendarme envoyé à la cassine avait rapportées, aidé par un paysan.
Clélia Conti fut autorisée par le digne chambellan à accepter, pour revenir à
Milan, une place dans la voiture de ces dames, et personne ne songea à arrêter
le fils du brave général comte Pietranera. Après les premiers moments donnés à
la politesse et aux commentaires sur le petit incident qui venait de se
terminer, Clélia Conti remarqua la nuance d'enthousiasme avec laquelle une
aussi belle dame que la comtesse parlait à Fabrice; certainement elle n'était
pas sa mère. Son attention fut surtout excitée par des allusions répétées à
quelque chose d'héroïque, de hardi, de dangereux au suprême degré, qu'il avait
fait depuis peu; malgré toute son intelligence, la jeune Clélia ne put deviner
de quoi il s'agissait.
Elle regardait avec étonnement ce jeune héros dont les yeux semblaient respirer
encore tout le feu de l'action. Pour lui, il était un peu interdit de la beauté
si singulière de cette jeune fille de douze ans, et ses regards la faisaient
rougir.
Une lieue avant d'arriver à Milan, Fabrice dit qu'il allait voir son oncle, et
prit congé des dames.
-- Si jamais je me tire d'affaire, dit-il à Clélia, j'irai voir les beaux
tableaux de Parme, et alors daignerez-vous vous rappeler ce nom: Fabrice del
Dongo?
-- Bon! dit la comtesse, voilà comme tu sais garder l'incognito! Mademoiselle,
daignez vous rappeler que ce mauvais sujet est mon fils et s'appelle Pietranera
et non del Dongo.
Le soir, fort tard, Fabrice rentra dans Milan par la porte Renza, qui
conduit à une promenade à la mode. L'envoi des deux domestiques en Suisse avait
épuisé les fort petites économies de la marquise et de sa soeur; par bonheur,
Fabrice avait encore quelques napoléons, et l'un des diamants, qu'on résolut de
vendre.
Ces dames étaient aimées et connaissaient toute la ville; les personnages les
plus considérables dans le parti autrichien et dévot allèrent parler en faveur
de Fabrice au baron Binder, chef de la police. Ces messieurs ne concevaient
pas, disaient-ils, comment l'on pouvait prendre au sérieux l'incartade d'un
enfant de seize ans qui se dispute avec un frère aîné et déserte la maison
paternelle.
-- Mon métier est de tout prendre au sérieux, répondait doucement le baron
Binder, homme sage et triste; il établissait alors cette fameuse police de
Milan, et s'était engagé à prévenir une révolution comme celle de 1746, qui
chassa les Autrichiens de Gênes. Cette police de Milan, devenue depuis si
célèbre par les aventures de MM. Pellico et d'Andryane, ne fut pas précisément
cruelle, elle exécutait raisonnablement et sans pitié des lois sévères.
L'empereur François II voulait qu'on frappât de terreur ces imaginations
italiennes si hardies.
-- Donnez-moi jour par jour, répétait le baron Binder aux protecteurs de
Fabrice, l'indication prouvée de ce qu'a fait le jeune marchesino del
Dongo; prenons-le depuis le moment de son départ de Grianta, 8 mars, jusqu'à
son arrivée, hier soir, dans cette ville, où il est caché dans une des chambres
de l'appartement de sa mère, et je suis prêt à le traiter comme le plus aimable
et le plus espiègle des jeunes gens de la ville. Si vous ne pouvez pas me
fournir l'itinéraire du jeune homme pendant toutes les journées qui ont suivi
son départ de Grianta, quels que soient la grandeur de sa naissance et le
respect que je porte aux amis de sa famille, mon devoir n'est-il pas de le
faire arrêter? Ne dois-je pas le retenir en prison jusqu'à ce qu'il m'ait donné
la preuve qu'il n'est pas allé porter des paroles à Napoléon de la part de
quelques mécontents qui peuvent exister en Lombardie parmi les sujets de Sa
Majesté Impériale et Royale? Remarquez encore, messieurs, que si le jeune del
Dongo parvient à se justifier sur ce point, il restera coupable d'avoir passé à
l'étranger sans passeport régulièrement délivré, et de plus en prenant un faux
nom et faisant usage sciemment d'un passeport délivré à un simple ouvrier,
c'est-à-dire à un individu d'une classe tellement au-dessous de celle à
laquelle il appartient.
Cette déclaration, cruellement raisonnable, était accompagnée de toutes les
marques de déférence et de respect que le chef de la police devait à la haute
position de la marquise del Dongo et à celle des personnages importants qui
venaient s'entremettre pour elle.
La marquise fut au désespoir quand elle apprit la réponse du baron Binder.
-- Fabrice va être arrêté, s'écria-t-elle en pleurant et une fois en prison,
Dieu sait quand il en sortira! Son père le reniera!
Mme Pietranera et sa belle-soeur tinrent conseil avec deux ou trois amis
intimes, et, quoi qu'ils pussent dire, la marquise voulut absolument faire
partir son fils dès la nuit suivante.
-- Mais tu vois bien, lui disait la comtesse, que le baron Binder sait que ton
fils est ici; cet homme n'est point méchant.
-- Non, mais il veut plaire à l'empereur François.
-- Mais s'il croyait utile à son avancement de jeter Fabrice en prison, il y
serait déjà, et c'est lui marquer une défiance injurieuse que de le faire
sauver.
-- Mais nous avouer qu'il sait où est Fabrice c'est nous dire: faites-le
partir! Non, je ne vivrai pas tant que je pourrai me répéter: Dans un quart
d'heure mon fils peut être entre quatre murailles! Quelle que soit l'ambition
du baron Binder, ajoutait la marquise, il croit utile à sa position personnelle
en ce pays d'afficher des ménagements pour un homme du rang de mon mari, et j'en
vois une preuve dans cette ouverture de coeur singulière avec laquelle il avoue
qu'il sait où prendre mon fils. Bien plus, le baron détaille complaisamment les
deux contraventions dont Fabrice est accusé d'après la dénonciation de son
indigne frère; il explique que ces deux contraventions emportent la prison;
n'est-ce pas nous dire que si nous aimons mieux l'exil, c'est à nous de
choisir?
-- Si tu choisis l'exil, répétait toujours la comtesse, de la vie nous ne le
reverrons. Fabrice, présent à tout l'entretien, avec un des anciens amis de la
marquise maintenant conseiller au tribunal formé par l'Autriche, était
grandement d'avis de prendre la clef des champs. Et, en effet, le soir même il
sortit du palais caché dans la voiture qui conduisait au théâtre de la Scala sa
mère et sa tante. Le cocher, dont on se défiait, alla faire comme d'habitude
une station au cabaret, et pendant que le laquais, homme sûr, gardait les
chevaux, Fabrice, déguisé en paysan, se glissa hors de la voiture et sortit de
la ville. Le lendemain matin il passa la frontière avec le même bonheur, et
quelques heures plus tard il était installé dans une terre que sa mère avait en
Piémont, près de Novare, précisément à Romagnano, où Bayard fut tué.
On peut penser avec quelle attention ces dames arrivées dans leur loge, à la
Scala, écoutaient le spectacle. Elles n'y étaient allées que pour pouvoir
consulter plusieurs de leurs amis appartenant au parti libéral, et dont
l'apparition au palais del Dongo eût pu être mal interprétée par la police. Dans
la loge, il fut résolu de faire une nouvelle démarche auprès du baron Binder.
Il ne pouvait pas être question d'offrir une somme d'argent à ce magistrat
parfaitement honnête homme, et d'ailleurs ces dames étaient fort pauvres, elles
avaient forcé Fabrice à emporter tout ce qui restait sur le produit du diamant.
Il était fort important toutefois d'avoir le dernier mot du baron. Les amis de
la comtesse lui rappelèrent un certain chanoine Borda, jeune homme fort
aimable, qui jadis avait voulu lui faire la cour, et avec d'assez vilaines
façons; ne pouvant réussir, il avait dénoncé son amitié pour Limercati au
général Pietranera, sur quoi il avait été chassé comme un vilain. Or maintenant
ce chanoine faisait tous les soirs la partie de tarots de la baronne Binder, et
naturellement était l'ami intime du mari. La comtesse se décida à la démarche
horriblement pénible d'aller voir ce chanoine; et le lendemain matin de bonne
heure, avant qu'il sortît de chez lui, elle se fit annoncer.
Lorsque le domestique unique du chanoine prononça le nom de la comtesse
Pietranera, cet homme fut ému au point d'en perdre la voix; il ne chercha point
à réparer le désordre d'un négligé fort simple.
-- Faites entrer et allez-vous-en, dit-il d'une voix éteinte. La comtesse
entra; Borda se jeta à genoux.
-- C'est dans cette position qu'un malheureux fou doit recevoir vos ordres,
dit-il à la comtesse qui ce matin-là, dans son négligé à demi-déguisement,
était d'un piquant irrésistible. Le profond chagrin de l'exil de Fabrice, la
violence qu'elle se faisait pour paraître chez un homme qui en avait agi
traîtreusement avec elle, tout se réunissait pour donner à son regard un éclat
incroyable.
-- C'est dans cette position que je veux recevoir vos ordres, s'écria le
chanoine, car il est évident que vous avez quelque service à me demander,
autrement vous n'auriez pas honoré de votre présence la pauvre maison d'un
malheureux fou: jadis transporté d'amour et de jalousie, il se conduisit avec
vous comme un lâche, une fois qu'il vit qu'il ne pouvait vous plaire.
Ces paroles étaient sincères et d'autant plus belles que le chanoine jouissait
maintenant d'un grand pouvoir: la comtesse en fut touchée jusqu'aux larmes;
l'humiliation, la crainte glaçaient son âme, en un instant l'attendrissement et
un peu d'espoir leur succédaient. D'un état fort malheureux elle passait en un
clin d'oeil presque au bonheur.
-- Baise ma main, dit-elle au chanoine en la lui présentant, et lève-toi. (Il
faut savoir qu'en Italie le tutoiement indique la bonne et franche amitié tout
aussi bien qu'un sentiment plus tendre.) Je viens te demander grâce pour mon
neveu Fabrice. Voici la vérité complète et sans le moindre déguisement comme on
la dit à un vieil ami. A seize ans et demi il vient de faire une insigne folie;
nous étions au château de Grianta, sur le lac de Côme. Un soir, à sept heures
nous avons appris, par un bateau de Côme, le débarquement de l'Empereur au
golfe de Juan. Le lendemain matin Fabrice est parti pour la France, après
s'être fait donner le passeport d'un de ses amis du peuple, un marchand de
baromètres nommé Vasi. Comme il n'a pas l'air précisément d'un marchand de
baromètres, à peine avait-il fait dix lieues en France, que sur sa bonne mine
on l'a arrêté; ses élans d'enthousiasme en mauvais français semblaient
suspects. Au bout de quelque temps il s'est sauvé et a pu gagner Genève; nous
avons envoyé à sa rencontre à Lugano...
-- C'est-à-dire à Genève, dit le chanoine en souriant. La comtesse acheva
l'histoire.
-- Je ferai pour vous tout ce qui est humainement possible, reprit le chanoine
avec effusion; je me mets entièrement à vos ordres. Je ferai même des
imprudences, ajouta-t-il. Dites, que dois-je faire au moment où ce pauvre salon
sera privé de cette apparition céleste, et qui fait époque dans l'histoire de
ma vie?
-- Il faut aller chez le baron Binder lui dire que vous aimez Fabrice depuis sa
naissance, que vous avez vu naître cet enfant quand vous veniez chez nous, et
qu'enfin, au nom de l'amitié qu'il vous accorde, vous le suppliez d'employer
tous ses espions à vérifier si, avant son départ pour la Suisse, Fabrice a eu
la moindre entrevue avec aucun de ces libéraux qu'il surveille. Pour peu que le
baron soit bien servi, il verra qu'il s'agit ici uniquement d'une véritable
étourderie de jeunesse. Vous savez que j'avais, dans mon bel appartement du
palais Dugnani, les estampes des batailles gagnées par Napoléon: c'est en
lisant les légendes de ces gravures que mon neveu apprit à lire. Dès l'âge de
cinq ans mon pauvre mari lui expliquait ces batailles; nous lui mettions sur la
tête le casque de mon mari, l'enfant traînait son grand sabre. Eh bien! un beau
jour, il apprend que le dieu de mon mari, que l'Empereur est de retour en
France; il part pour le rejoindre, comme un étourdi, mais il n'y réussit pas.
Demandez à votre baron de quelle peine il veut punir ce moment de folie.
-- J'oubliais une chose, s'écria le chanoine, vous allez voir que je ne suis
pas tout à fait indigne du pardon que vous m'accordez. Voici, dit-il en
cherchant sur la table parmi ses papiers, voici la dénonciation de cet infâme coltorto
(hypocrite), voyez, signée Ascanio Valserra del DONGO qui a commencé
toute cette affaire; je l'ai prise hier soir dans les bureaux de la police, et
suis allé à la Scala, dans l'espoir de trouver quelqu'un allant d'habitude dans
votre loge, par lequel je pourrais vous la faire communiquer. Copie de cette
pièce est à Vienne depuis longtemps. Voilà l'ennemi que nous devons combattre.
Le chanoine lut la dénonciation avec la comtesse, et il fut convenu que dans la
journée, il lui en ferait tenir une copie par une personne sûre. Ce fut la joie
dans le coeur que la comtesse rentra au palais del Dongo.
-- Il est impossible d'être plus galant homme que cet ancien coquin,
dit-elle à la marquise; ce soir à la Scala, à dix heures trois quarts à
l'horloge du théâtre, nous renverrons tout le monde de notre loge, nous
éteindrons les bougies, nous fermerons notre porte, et, à onze heures, le
chanoine lui-même viendra nous dire ce qu'il a pu faire. C'est ce que nous avons
trouvé de moins compromettant pour lui.
Ce chanoine avait beaucoup d'esprit; il n'eut garde de manquer au rendez-vous:
il y montra une bonté complète et une ouverture de coeur sans réserve que l'on
ne trouve guère que dans les pays où la vanité ne domine pas tous les
sentiments. Sa dénonciation de la comtesse au général Pietranera, son mari,
était un des grands remords de sa vie, et il trouvait un moyen d'abolir ce
remords.
Le matin, quand la comtesse était sortie de chez lui: La voilà qui fait l'amour
avec son neveu, s'était-il dit avec amertume, car il n'était point guéri.
Altière comme elle l'est, être venue chez moi!... A la mort de ce pauvre
Pietranera, elle repoussa avec horreur mes offres de service, quoique fort
polies et très bien présentées par le colonel Scotti, son ancien amant. La
belle Pietranera vivre avec 1 500 francs! ajoutait le chanoine en se promenant
avec action dans sa chambre! Puis aller habiter le château de Grianta avec un
abominable secatore, ce marquis del Dongo!... Tout s'explique
maintenant! Au fait, ce jeune Fabrice est plein de grâces, grand, bien fait,
une figure toujours riante... et, mieux que cela, un certain regard chargé de
douce volupté... une physionomie à la Corrège, ajoutait le chanoine avec
amertume.
La différence d'âge... point trop grande... Fabrice né après l'entrée des
Français, vers 98, ce me semble; la comtesse peut avoir vingt-sept ou
vingt-huit ans, impossible d'être plus jolie, plus adorable; dans ce pays
fertile en beautés, elle les bat toutes; la Marini, la Gherardi, la Ruga,
l'Aresi, la Pietragrua, elle l'emporte sur toutes ces femmes... Ils vivaient
heureux cachés sur ce beau lac de Côme quand le jeune homme a voulu rejoindre
Napoléon... Il y a encore des âmes en Italie! et, quoi qu'on fasse! Chère patrie!...
Non, continuait ce coeur enflammé par la jalousie, impossible d'expliquer
autrement cette résignation à végéter à la campagne, avec le dégoût de voir
tous les jours, à tous les repas cette horrible figure du marquis del Dongo,
plus cette infâme physionomie blafarde du marchesino Ascanio, qui sera
pis que son père!... Eh bien! je la servirai franchement. Au moins j'aurai le
plaisir de la voir autrement qu'au bout de ma lorgnette.
Le chanoine Borda expliqua fort clairement l'affaire à ces dames. Au fond,
Binder était on ne peut pas mieux disposé; il était charmé que Fabrice eût pris
la clef des champs avant les ordres qui pouvaient arriver de Vienne; car le
Binder n'avait pouvoir de décider de rien, il attendait des ordres pour cette
affaire comme pour toutes les autres; il envoyait à Vienne chaque jour la copie
exacte de toutes les informations: puis il attendait.
Il fallait que dans son exil à Romagnan Fabrice,
1: Ne manquât pas d'aller à la messe tous les jours, prît pour confesseur un
homme d'esprit, dévoué à la cause de la monarchie, et ne lui avouât, au
tribunal de la pénitence, que des sentiments fort irréprochables;
2: Il ne devait fréquenter aucun homme passant pour avoir de l'esprit, et, dans
l'occasion, il fallait parler de la révolte avec horreur, et comme n'étant
jamais permise;
3: Il ne devait point se faire voir au café, il ne fallait jamais lire d'autres
journaux que les gazettes officielles de Turin et de Milan; en général, montrer
du dégoût pour la lecture, ne jamais lire, surtout aucun ouvrage imprimé après
1720, exception tout au plus pour les romans de Walter Scott;
4: Enfin, ajouta le chanoine avec un peu de malice, il faut surtout qu'il fasse
ouvertement la cour à quelqu'une des jolies femmes du pays, de la classe noble,
bien entendu; cela montrera qu'il n'a pas le génie sombre et mécontent d'un
conspirateur en herbe.
Avant de se coucher, la comtesse et la marquise écrivirent à Fabrice deux
lettres infinies dans lesquelles on lui expliquait avec une anxiété charmante
tous les conseils donnés par Borda.
Fabrice n'avait nulle envie de conspirer: il aimait Napoléon, et, en sa qualité
de noble, se croyait fait pour être plus heureux qu'un autre et trouvait les
bourgeois ridicules. Jamais il n'avait ouvert un livre depuis le collège, où il
n'avait lu que des livres arrangés par les jésuites. Il s'établit à quelque
distance de Romagnan, dans un palais magnifique, l'un des chefs-d'oeuvre du
fameux architecte San-Micheli; mais depuis trente ans on ne l'avait pas habité,
de sorte qu'il pleuvait dans toutes les pièces et pas une fenêtre ne fermait.
Il s'empara des chevaux de l'homme d'affaires, qu'il montait sans façon toute
la journée; il ne parlait point, et réfléchissait. Le conseil de prendre une
maîtresse dans une famille ultra lui parut plaisant et il le suivit à la
lettre. Il choisit pour confesseur un jeune prêtre intrigant qui voulait
devenir évêque (comme le confesseur du Spielberg) [Voir les curieux Mémoires de
M. Andryane, amusants comme un conte, et qui resteront comme Tacite.]; mais il
faisait trois lieues à pied et s'enveloppait d'un mystère qu'il croyait
impénétrable, pour lire le Constitutionnel, qu'il trouvait sublime: cela
est aussi beau qu'Alfieri et le Dante! s'écriait-il souvent. Fabrice avait
cette ressemblance avec la jeunesse française qu'il s'occupait beaucoup plus
sérieusement de son cheval et de son journal que de sa maîtresse bien pensante.
Mais il n'y avait pas encore de place pour l'imitation des autres dans
cette âme naïve et ferme, et il ne fit pas d'amis dans la société du gros bourg
de Romagnan; sa simplicité passait pour de la hauteur; on ne savait que dire de
ce caractère. C'est un cadet mécontent de n'être pas aîné, dit le curé.
Livre Premier - Chapitre VI.
Nous avouerons avec sincérité que la jalousie du chanoine Borda n'avait pas
absolument tort; à son retour de France, Fabrice parut aux yeux de la comtesse
Pietranera comme un bel étranger qu'elle eût beaucoup connu jadis. S'il eût
parlé d'amour, elle l'eût aimé; n'avait-elle pas déjà pour sa conduite et sa
personne une admiration passionnée et pour ainsi dire sans bornes? Mais Fabrice
l'embrassait avec une telle effusion d'innocente reconnaissance et de bonne
amitié, qu'elle se fût fait horreur à elle-même si elle eût cherché un autre
sentiment dans cette amitié presque filiale. Au fond, se disait la comtesse,
quelques amis qui m'ont connue il y a six ans, à la cour du prince Eugène,
peuvent encore me trouver jolie et même jeune, mais pour lui je suis une femme
respectable... et, s'il faut tout dire sans nul ménagement pour mon
amour-propre, une femme âgée. La comtesse se faisait illusion sur l'époque de
la vie où elle était arrivée, mais ce n'était pas à la façon des femmes
vulgaires. A son âge, d'ailleurs, ajoutait-elle, on s'exagère un peu les ravages
du temps; un homme plus avancé dans la vie...
La comtesse, qui se promenait dans son salon, s'arrêta devant une glace, puis
sourit. Il faut savoir que depuis quelques mois le coeur de Mme Pietranera
était attaqué d'une façon sérieuse et par un singulier personnage. Peu après le
départ de Fabrice pour la France, la comtesse qui, sans qu'elle se l'avouât
tout à fait, commençait déjà à s'occuper beaucoup de lui, était tombée dans une
profonde mélancolie. Toutes ses occupations lui semblaient sans plaisir, et, si
l'on ose ainsi parler, sans saveur; elle se disait que Napoléon voulant
s'attacher ses peuples d'Italie prendrait Fabrice pour aide de camp.-- Il est
perdu pour moi! s'écriait-elle en pleurant, je ne le reverrai plus; il
m'écrira, mais que serai-je pour lui dans dix ans?
Ce fut dans ces dispositions qu'elle fit un voyage à Milan; elle espérait y
trouver des nouvelles plus directes de Napoléon, et, qui sait, peut-être par
contrecoup des nouvelles de Fabrice. Sans se l'avouer, cette âme active
commençait à être bien lasse de la vie monotone qu'elle menait à la campagne:
c'est s'empêcher de mourir, se disait-elle, ce n'est pas vivre. Tous les jours
voir ces figures poudrées , le frère, le neveu Ascagne, leurs valets de
chambre! Que seraient les promenades sur le lac sans Fabrice? Son unique
consolation était puisée dans l'amitié qui l'unissait à la marquise. Mais
depuis quelque temps, cette intimité avec la mère de Fabrice, plus âgée
qu'elle, et désespérant de la vie, commençait à lui être moins agréable.
Telle était la position singulière de Mme Pietranera: Fabrice parti, elle
espérait peu de l'avenir; son coeur avait besoin de consolation et de
nouveauté. Arrivée à Milan, elle se prit de passion pour l'opéra à la mode;
elle allait s'enfermer toute seule, durant de longues heures, à la Scala, dans
la loge du général Scotti, son ancien ami. Les hommes qu'elle cherchait à
rencontrer pour avoir des nouvelles de Napoléon et de son armée lui semblaient
vulgaires et grossiers. Rentrée chez elle, elle improvisait sur son piano
jusqu'à trois heures du matin. Un soir, à la Scala, dans la loge d'une de ses
amies, où elle allait chercher des nouvelles de France, on lui présenta le
comte Mosca, ministre de Parme: c'était un homme aimable et qui parla de la
France et de Napoléon de façon à donner à son coeur de nouvelles raisons pour
espérer ou pour craindre. Elle retourna dans cette loge le lendemain: cet homme
d'esprit revint, et, tout le temps du spectacle, elle lui parla avec plaisir.
Depuis le départ de Fabrice, elle n'avait pas trouvé une soirée vivante comme
celle-là. Cet homme qui l'amusait, le comte Mosca della Rovere Sorezana, était
alors ministre de la guerre, de la police et des finances de ce fameux prince
de Parme, Ernest IV, si célèbre par ses sévérités que les libéraux de Milan
appelaient des cruautés. Mosca pouvait avoir quarante ou quarante-cinq ans; il
avait de grands traits, aucun vestige d'importance, et un air simple et gai qui
prévenait en sa faveur; il eût été fort bien encore, si une bizarrerie de son
prince ne l'eût obligé à porter de la poudre dans les cheveux comme gages de
bons sentiments politiques. Comme on craint peu de choquer la vanité, on arrive
fort vite en Italie au ton de l'intimité, et à dire des choses personnelles. Le
correctif de cet usage est de ne pas se revoir si l'on s'est blessé.
-- Pourquoi donc, comte, portez-vous de la poudre? lui dit Mme Pietranera la
troisième fois qu'elle le voyait. De la poudre! un homme comme vous, aimable,
encore jeune et qui a fait la guerre en Espagne avec nous!
-- C'est que je n'ai rien volé dans cette Espagne, et qu'il faut vivre. J'étais
fou de la gloire; une parole flatteuse du général français, Gouvion-Saint-Cyr,
qui nous commandait, était alors tout pour moi. A la chute de Napoléon, il
s'est trouvé que, tandis que je mangeais mon bien à son service, mon père,
homme d'imagination et qui me voyait déjà général, me bâtissait un palais dans
Parme. En 1813, je me suis trouvé pour tout bien un grand palais à finir et une
pension.
-- Une pension: 3 500 francs, comme mon mari?
-- Le comte Pietranera était général de division. Ma pension, à moi, pauvre
chef d'escadron, n'a jamais été que de 800 francs, et encore je n'en ai été
payé que depuis que je suis ministre des finances.
Comme il n'y avait dans la loge que la dame d'opinions fort libérales à
laquelle elle appartenait, l'entretien continua avec la même franchise. Le
comte Mosca, interrogé, parla de sa vie à Parme. En Espagne, sous le général
Saint-Cyr, j'affrontais des coups de fusil pour arriver à la croix et ensuite à
un peu de gloire, maintenant je m'habille comme un personnage de comédie pour
gagner un grand état de maison et quelques milliers de francs. Une fois entré
dans cette sorte de jeu d'échecs, choqué des insolences de mes supérieurs, j'ai
voulu occuper une des premières places; j'y suis arrivé: mais mes jours les
plus heureux sont toujours ceux que de temps à autre je puis venir passer à
Milan; là vit encore, ce me semble, le coeur de votre armée d'Italie.
La franchise, la disinvoltura avec laquelle parlait ce ministre d'un
prince si redouté piqua la curiosité de la comtesse; sur son titre elle avait
cru trouver un pédant plein d'importance, elle voyait un homme qui avait honte
de la gravité de sa place. Mosca lui avait promis de lui faire parvenir toutes
les nouvelles de France qu'il pourrait recueillir: c'était une grande
indiscrétion à Milan, dans le mois qui précéda Waterloo; il s'agissait alors
pour l'Italie d'être ou de n'être pas; tout le monde avait la fièvre, à Milan,
d'espérance ou de crainte. Au milieu de ce trouble universel, la comtesse fit
des questions sur le compte d'un homme qui parlait si lestement d'une place si
enviée et qui était sa seule ressource.
Des choses curieuses et d'une bizarrerie intéressante furent rapportées à Mme
Pietranera: Le comte Mosca della Rovere Sorezana, lui dit-on, est sur le point
de devenir premier ministre et favori déclaré de Ranuce-Ernest IV, souverain
absolu de Parme, et, de plus, l'un des princes les plus riches de l'Europe. Le
comte serait déjà arrivé à ce poste suprême s'il eût voulu prendre une mine
plus grave; on dit que le prince lui fait souvent la leçon à cet égard.
-- Qu'importent mes façons à Votre Altesse, répond-il librement, si je fais
bien ses affaires?
-- Le bonheur de ce favori, ajoutait-on, n'est pas sans épines. Il faut plaire
à un souverain, homme de sens et d'esprit sans doute, mais qui, depuis qu'il
est monté sur un trône absolu, semble avoir perdu la tête et montre, par
exemple, des soupçons dignes d'une femmelette.
Ernest IV n'est brave qu'à la guerre. Sur les champs de bataille, on l'a vu
vingt fois guider une colonne à l'attaque en brave général; mais après la mort
de son père Ernest III, de retour dans ses états, où, pour son malheur, il
possède un pouvoir sans limites, il s'est mis à déclamer follement contre les
libéraux et la liberté. Bientôt il s'est figuré qu'on le haïssait; enfin, dans
un moment de mauvaise humeur il a fait pendre deux libéraux, peut-être peu
coupables, conseillé à cela par un misérable nommé Rassi, sorte de ministre de
la justice.
Depuis ce moment fatal, la vie du prince a été changée; on le voit tourmenté
par les soupçons les plus bizarres. Il n'a pas cinquante ans, et la peur l'a
tellement amoindri, si l'on peut parler ainsi, que, dès qu'il parle des
jacobins et des projets du comité directeur de Paris, on lui trouve la
physionomie d'un vieillard de quatre-vingts ans; il retombe dans les peurs
chimériques de la première enfance. Son favori Rassi, fiscal général (ou grand
juge), n'a d'influence que par la peur de son maître; et dès qu'il craint pour
son crédit, il se hâte de découvrir quelque nouvelle conspiration des plus
noires et des plus chimériques. Trente imprudents se réunissent-ils pour lire
un numéro du Constitutionnel, Rassi les déclare conspirateurs et les
envoie prisonniers dans cette fameuse citadelle de Parme, terreur de toute la
Lombardie. Comme elle est fort élevée, cent quatre-vingts pieds, dit-on, on
l'aperçoit de fort loin au milieu de cette plaine immense; et la forme physique
de cette prison, de laquelle on raconte des choses horribles, la fait reine, de
par la peur, de toute cette plaine, qui s'étend de Milan à Bologne.
-- Le croiriez-vous? disait à la comtesse un autre voyageur, la nuit, au
troisième étage de son palais, gardé par quatre-vingts sentinelles qui, tous
les quarts d'heure, hurlent une phrase entière, Ernest IV tremble dans sa
chambre. Toutes les portes fermées à dix verrous, et les pièces voisines,
au-dessus comme au- dessous, remplies de soldats, il a peur des jacobins. Si
une feuille du parquet vient à crier, il saute sur ses pistolets et croit à un
libéral caché sous son lit. Aussitôt toutes les sonnettes du château sont en
mouvement, et un aide de camp va réveiller le comte Mosca. Arrivé au château,
ce ministre de la police se garde bien de nier la conspiration, au contraire;
seul avec le prince, et armé jusqu'aux dents, il visite tous les coins des
appartements, regarde sous les lits, et, en un mot, se livre à une foule
d'actions ridicules dignes d'une vieille femme. Toutes ces précautions eussent
semblé bien avilissantes au prince lui-même dans les temps heureux où il
faisait la guerre et n'avait tué personne qu'à coups de fusil. Comme c'est un
homme d'infiniment d'esprit, il a honte de ces précautions; elles lui semblent
ridicules, même au moment où il s'y livre, et la source de l'immense crédit du
comte Mosca, c'est qu'il emploie toute son adresse à faire que le prince n'ait
jamais à rougir en sa présence. C'est lui, Mosca, qui, en sa qualité de
ministre de la police, insiste pour regarder sous les meubles, et, dit-on à
Parme, jusque dans les étuis des contrebasses. C'est le prince qui s'y oppose,
et plaisante son ministre sur sa ponctualité excessive. Ceci est un pari, lui
répond le comte Mosca: songez aux sonnets satiriques dont les jacobins nous
accableraient si nous vous laissions tuer. Ce n'est pas seulement votre vie que
nous défendons, c'est notre honneur: mais il paraît que le prince n'est dupe
qu'à demi, car si quelqu'un dans la ville s'avise de dire que la veille on a
passé une nuit blanche au château, le grand fiscal Rassi envoie le mauvais
plaisant à la citadelle; et une fois dans cette demeure élevée et en bon air,
comme on dit à Parme, il faut un miracle pour que l'on se souvienne du
prisonnier. C'est parce qu'il est militaire, et qu'en Espagne il s'est sauvé
vingt fois le pistolet à la main, au milieu des surprises, que le prince
préfère le comte Mosca à Rassi, qui est bien plus flexible et plus bas. Ces
malheureux prisonniers de la citadelle sont au secret le plus rigoureux, et
l'on fait des histoires sur leur compte. Les libéraux prétendent que, par une
invention de Rassi, les geôliers et confesseurs ont ordre de leur persuader que
tous les mois à peu près, l'un d'eux est conduit à la mort. Ce jour-là les
prisonniers ont la permission de monter sur l'esplanade de l'immense tour, à
cent quatre-vingts pieds d'élévation, et de là ils voient défiler un cortège
avec un espion qui joue le rôle d'un pauvre diable qui marche à la mort.
Ces contes, et vingt autres du même genre et d'une non moindre authenticité,
intéressaient vivement Mme Pietranera; le lendemain, elle demandait des détails
au comte Mosca, qu'elle plaisantait vivement. Elle le trouvait amusant et lui
soutenait qu'au fond il était un monstre sans s'en douter. Un jour, en rentrant
à son auberge, le comte se dit: Non seulement cette comtesse Pietranera est une
femme charmante; mais quand je passe la soirée dans sa loge, je parviens à
oublier certaines choses de Parme dont le souvenir me perce le coeur. «Ce
ministre, malgré son air léger et ses façons brillantes, n'avait pas une âme à
la française ; il ne savait pas oublier les chagrins. Quand son
chevet avait une épine, il était obligé de la briser et de l'user à force d'y
piquer ses membres palpitant ». Je demande pardon pour cette phrase, traduite
de l'italien. Le lendemain de cette découverte, le comte trouva que malgré les
affaires qui l'appelaient à Milan, la journée était d'une longueur énorme; il
ne pouvait tenir en place; il fatigua les chevaux de sa voiture. Vers les six
heures, il monta à cheval pour aller au Corso; il avait quelque espoir d'y
rencontrer Mme Pietranera; ne l'y ayant pas vue, il se rappela qu'à huit heures
le théâtre de la Scala ouvrait; il y entra et ne vit pas dix personnes dans
cette salle immense. Il eut quelque pudeur de se trouver là. Est-il possible,
se dit-il, qu'à quarante-cinq ans sonnés je fasse des folies dont rougirait un
sous-lieutenant! Par bonheur personne ne les soupçonne. Il s'enfuit et essaya
d'user le temps en se promenant dans ces rues si jolies qui entourent le
théâtre de la Scala. Elles sont occupées par des cafés qui, à cette heure,
regorgent de monde; devant chacun de ces cafés, des foules de curieux établis
sur des chaises, au milieu de la rue, prennent des glaces et critiquent les
passants. Le comte était un passant remarquable; aussi eut-il le plaisir d'être
reconnu et accosté. Trois ou quatre importuns de ceux qu'on ne peut brusquer,
saisirent cette occasion d'avoir audience d'un ministre si puissant. Deux
d'entre eux lui remirent des pétitions; le troisième se contenta de lui
adresser des conseils fort longs sur sa conduite politique.
On ne dort point, dit-il, quand on a tant d'esprit; on ne se promène point
quand on est aussi puissant. Il rentra au théâtre et eut l'idée de louer une
loge au troisième rang; de là son regard pourrait plonger, sans être remarqué
de personne, sur la loge des secondes où il espérait voir arriver la comtesse.
Deux grandes heures d'attente ne parurent point trop longues à cet amoureux;
sûr de n'être point vu, il se livrait avec bonheur à toute sa folie. La
vieillesse, se disait-il, n'est- ce pas, avant tout, n'être plus capable de ces
enfantillages délicieux?
Enfin la comtesse parut. Armé de sa lorgnette, il l'examinait avec transport:
Jeune, brillante, légère comme un oiseau, se disait-il, elle n'a pas vingt-cinq
ans. Sa beauté est son moindre charme: où trouver ailleurs cette âme toujours
sincère, qui jamais n'agit avec prudence, qui se livre tout entière à
l'impression du moment, qui ne demande qu'à être entraînée par quelque objet
nouveau? Je conçois les folies du comte Nani.
Le comte se donnait d'excellentes raisons pour être fou, tant qu'il ne songeait
qu'à conquérir le bonheur qu'il voyait sous ses yeux. Il n'en trouvait plus
d'aussi bonnes quand il venait à considérer son âge et les soucis quelquefois
fort tristes qui remplissaient sa vie. Un homme habile à qui la peur ôte
l'esprit me donne une grande existence et beaucoup d'argent pour être son
ministre; mais que demain il me renvoie, je reste vieux et pauvre, c'est-à-dire
tout ce qu'il y a au monde de plus méprisé; voilà un aimable personnage à
offrir à la comtesse! Ces pensées étaient trop noires, il revint à Mme
Pietranera; il ne pouvait se lasser de la regarder, et pour mieux penser à elle
il ne descendait pas dans sa loge. Elle n'avait pris Nani, vient-on de me dire,
que pour faire pièce à cet imbécile de Limercati qui ne voulut pas entendre à
donner un coup d'épée ou à faire donner un coup de poignard à l'assassin du
mari. Je me battrais vingt fois pour elle! s'écria le comte avec transport. A
chaque instant il consultait l'horloge du théâtre qui par des chiffres
éclatants de lumière et se détachant sur un fond noir avertit les spectateurs,
toutes les cinq minutes, de l'heure où il leur est permis d'arriver dans une
loge amie. Le comte se disait: Je ne saurais passer qu'une demi-heure tout au
plus dans sa loge, moi, connaissance de si fraîche date; si j'y reste
davantage, je m'affiche, et grâce à mon âge et plus encore à ces maudits
cheveux poudrés, j'aurai l'air attrayant d'un Cassandre. Mais une réflexion le
décida tout à coup: Si elle allait quitter cette loge pour faire une visite, je
serais bien récompensé de l'avarice avec laquelle je m'économise ce plaisir. Il
se levait pour descendre dans la loge où il voyait la comtesse; tout à coup il
ne se sentit presque plus d'envie de s'y présenter. Ah! voici qui est charmant,
s'écria-t-il en riant de soi-même, et s'arrêtant sur l'escalier; c'est un
mouvement de timidité véritable! voilà bien vingt-cinq ans que pareille
aventure ne m'est arrivée.
Il entra dans la loge en faisant presque effort sur lui-même; et, profitant en
homme d'esprit de l'accident qui lui arrivait, il ne chercha point du tout à
montrer de l'aisance ou à faire de l'esprit en se jetant dans quelque récit
plaisant; il eut le courage d'être timide, il employa son esprit à laisser
entrevoir son trouble sans être ridicule. Si elle prend la chose de travers, se
disait-il, je me perds à jamais. Quoi! timide avec des cheveux couverts de
poudre, et qui sans le secours de la poudre paraîtraient gris! Mais enfin la
chose est vraie, donc elle ne peut être ridicule que si je l'exagère ou si j'en
fais trophée. La comtesse s'était si souvent ennuyée au château de Grianta,
vis-à-vis des figures poudrées de son frère, de son neveu et de quelques
ennuyeux bien pensants du voisinage, qu'elle ne songea pas à s'occuper de la
coiffure de son nouvel adorateur.
L'esprit de la comtesse ayant un bouclier contre l'éclat de rire de l'entrée,
elle ne fut attentive qu'aux nouvelles de France que Mosca avait toujours à lui
donner en particulier, en arrivant dans la loge; sans doute il inventait. En
les discutant avec lui, elle remarqua ce soir-là son regard, qui était beau et
bienveillant.
-- Je m'imagine, lui dit-elle, qu'à Parme au milieu de vos esclaves, vous
n'allez pas avoir ce regard aimable, cela gâterait tout et leur donnerait
quelque espoir de n'être pas pendus.
L'absence totale d'importance chez un homme qui passait pour le premier
diplomate de l'Italie parut singulière à la comtesse; elle trouva même qu'il
avait de la grâce. Enfin, comme il parlait bien et avec feu, elle ne fut point
choquée qu'il eût jugé à propos de prendre pour une soirée, et sans
conséquence, le rôle d'attentif.
Ce fut un grand pas de fait, et bien dangereux; par bonheur pour le ministre,
qui, à Parme, ne trouvait pas de cruelles, c'était seulement depuis peu de
jours que la comtesse arrivait de Grianta; son esprit était encore tout raidi
par l'ennui de la vie champêtre. Elle avait comme oublié la plaisanterie; et
toutes ces choses qui appartiennent à une façon de vivre élégante et légère
avaient pris à ses yeux comme une teinte de nouveauté qui les rendait sacrées;
elle n'était disposée à se moquer de rien, pas même d'un amoureux de
quarante-cinq ans et timide. Huit jours plus tard, la témérité du comte eût pu
recevoir un tout autre accueil.
A la Scala, il est d'usage de ne faire durer qu'une vingtaine de minutes ces
petites visites que l'on fait dans les loges, le comte passa toute la soirée
dans celle où il avait le bonheur de rencontrer Mme Pietranera: c'est une
femme, se disait-il, qui me rend toutes les folies de la jeunesse! Mais il
sentait bien le danger. Ma qualité de pacha tout-puissant à quarante lieues
d'ici me fera-t-elle pardonner cette sottise? je m'ennuie tant à Parme!
Toutefois, de quart d'heure en quart d'heure il se promettait de partir.
-- Il faut avouer, madame, dit-il en riant à la comtesse, qu'à Parme je meurs
d'ennui, et il doit m'être permis de m'enivrer de plaisir quand j'en trouve sur
ma route. Ainsi, sans conséquence et pour une soirée, permettez-moi de jouer
auprès de vous le rôle d'amoureux. Hélas! dans peu de jours je serai bien loin
de cette loge qui me fait oublier tous les chagrins et même, direz-vous, toutes
les convenances.
Huit jours après cette visite monstre dans la loge à la Scala et à la suite de
plusieurs petits incidents dont le récit semblerait long peut-être, le comte
Mosca était absolument fou d'amour, et la comtesse pensait déjà que l'âge ne
devait pas faire objection, si d'ailleurs on le trouvait aimable. On en était à
ces pensées quand Mosca fut rappelé par un courrier de Parme. On eût dit que
son prince avait peur tout seul. La comtesse retourna à Grianta; son
imagination ne parant plus ce beau lieu, il lui parut désert. Est-ce que je me
serais attachée à cet homme? se dit-elle. Mosca écrivit et n'eut rien à jouer,
l'absence lui avait enlevé la source de toutes ses pensées; ses lettres étaient
amusantes, et, par une petite singularité qui ne fut pas mal prise, pour éviter
les commentaires du marquis del Dongo qui n'aimait pas à payer des ports de
lettres, il envoyait des courriers qui jetaient les siennes à la poste à Côme,
à Lecco, à Varèse ou dans quelque autre de ces petites villes charmantes des
environs du lac. Ceci tendait à obtenir que le courrier rapportât les réponses;
il y parvint.
Bientôt les jours de courrier firent événement pour la comtesse; ces courriers
apportaient des fleurs, des fruits, de petits cadeaux sans valeur, mais qui
l'amusaient ainsi que sa belle-soeur. Le souvenir du comte se mêlait à l'idée
de son grand pouvoir; la comtesse était devenue curieuse de tout ce qu'on
disait de lui, les libéraux eux-mêmes rendaient hommage à ses talents. La
principale source de mauvaise réputation pour le comte, c'est qu'il passait
pour le chef du parti ultra à la cour de Parme, et que le parti libéral
avait à sa tête une intrigante capable de tout, et même de réussir, la marquise
Raversi, immensément riche. Le prince était fort attentif à ne pas décourager
celui des deux partis qui n'était pas au pouvoir; il savait bien qu'il serait
toujours le maître, même avec un ministère pris dans le salon de Mme Raversi.
On donnait à Grianta mille détails sur ces intrigues; l'absence de Mosca, que
tout le monde peignait comme un ministre du premier talent et un homme
d'action, permettait de ne plus songer aux cheveux poudrés, symbole de tout ce
qui est lent et triste, c'était un détail sans conséquence, une des obligations
de la cour, où il jouait d'ailleurs un si beau rôle. Une cour, c'est ridicule,
disait la comtesse à la marquise, mais c'est amusant; c'est un jeu qui
intéresse, mais dont il faut accepter les règles. Qui s'est jamais avisé de se
récrier contre le ridicule des règles du whist? Et pourtant une fois qu'on
s'est accoutumé aux règles, il est agréable de faire l'adversaire chlemm.
La comtesse pensait souvent à l'auteur de tant de lettres aimables. Le jour où
elle les recevait était agréable pour elle; elle prenait sa barque et allait
les lire dans les beaux sites du lac, à la Pliniana, à Bélan, au
bois des Sfondrata. Ces lettres semblaient la consoler un peu de
l'absence de Fabrice. Elle ne pouvait du moins refuser au comte d'être fort
amoureux; un mois ne s'était pas écoulé, qu'elle songeait à lui avec une amitié
tendre. De son côté, le comte Mosca était presque de bonne foi quand il lui
offrait de donner sa démission, de quitter le ministère, et de venir passer sa
vie avec elle à Milan ou ailleurs. J'ai 400 000 francs, ajoutait-il, ce qui
nous fera toujours 15 000 livres de rente. De nouveau une loge, des chevaux!
etc., se disait la comtesse, c'étaient des rêves aimables. Les sublimes beautés
des aspects du lac de Côme recommençaient à la charmer. Elle allait rêver sur
ses bords à ce retour de vie brillante et singulière qui, contre toute
apparence, redevenait possible pour elle. Elle se voyait sur le Corso, à Milan,
heureuse et gaie comme au temps du vice-roi; la jeunesse, ou du moins la vie
active recommencerait pour moi!
Quelquefois son imagination ardente lui cachait les choses, mais jamais avec
elle il n'y avait de ces illusions volontaires que donne la lâcheté. C'était
surtout une femme de bonne foi avec elle-même. Si je suis un peu trop âgée pour
faire des folies, se disait-elle, l'envie, qui se fait des illusions comme
l'amour, peut empoisonner pour moi le séjour de Milan. Après la mort de mon
mari, ma pauvreté noble eut du succès, ainsi que le refus de deux grandes
fortunes. Mon pauvre petit comte Mosca n'a pas la vingtième partie de
l'opulence que mettaient à mes pieds ces deux nigauds Limercati et Nani. La
chétive pension de veuve péniblement obtenue, les gens congédiés, ce qui eut de
l'éclat, la petite chambre au cinquième qui amenait vingt carrosses à la porte,
tout cela forma jadis un spectacle singulier. Mais j'aurai des moments
désagréables, quelque adresse que j'y mette, si, ne possédant toujours pour
fortune que la pension de veuve, je reviens vivre à Milan avec la bonne petite
aisance bourgeoise que peuvent nous donner les 15 000 livres qui resteront à
Mosca après sa démission. Une puissante objection, dont l'envie se fera une
arme terrible, c'est que le comte, quoique séparé de sa femme depuis longtemps,
est marié. Cette séparation se sait à Parrne, mais à Milan elle sera nouvelle,
et on me l'attribuera. Ainsi, mon beau théâtre de la Scala, mon divin lac de
Côme... adieu! adieu!
Malgré toutes ces prévisions, si la comtesse avait eu la moindre fortune elle
eût accepté l'offre de la démission de Mosca. Elle se croyait une femme âgée,
et la cour lui faisait peur; mais, ce qui paraîtra de la dernière
invraisemblance de ce côté-ci des Alpes, c'est que le comte eût donné cette
démission avec bonheur. C'est du moins ce qu'il parvint à persuader à son amie.
Dans toutes ses lettres il sollicitait avec une folie toujours croissante une
seconde entrevue à Milan, on la lui accorda. Vous jurer que j'ai pour vous une
passion folle, lui disait la comtesse, un jour à Milan, ce serait mentir; je
serais trop heureuse d'aimer aujourd'hui, à trente ans passés, comme jadis
j'aimais à vingt-deux! Mais j'ai vu tomber tant de choses que j'avais crues
éternelles! J'ai pour vous la plus tendre amitié, je vous accorde une confiance
sans bornes, et de tous les hommes, vous êtes celui que je préfère. La comtesse
se croyait parfaitement sincère, pourtant vers la fin, cette déclaration
contenait un petit mensonge. Peut-être, si Fabrice l'eût voulu, il l'eût
emporté sur tout dans son coeur. Mais Fabrice n'était qu'un enfant aux yeux du
comte Mosca; celui-ci arriva à Milan trois jours après le départ du jeune
étourdi pour Novare, et il se hâta d'aller parler en sa faveur au baron Binder.
Le comte pensa que l'exil était une affaire sans remède.
Il n'était point arrivé seul à Milan, il avait dans sa voiture le duc
Sanseverina- Taxis, joli petit vieillard de soixante-huit ans, gris pommelé,
bien poli, bien propre, immensément riche, mais pas assez noble. C'était son
grand-père seulement qui avait amassé des millions par le métier de fermier
général des revenus de l'Etat de Parme. Son père s'était fait nommer
ambassadeur du prince de Parme à la cour de ***, à la suite du raisonnement que
voici: -- Votre Altesse accorde 30 000 francs à son envoyé à la cour de ***,
lequel y fait une figure fort médiocre. Si elle daigne me donner cette place,
j'accepterai 6 000 francs d'appointements. Ma dépense à la cour de *** ne sera
jamais au-dessous de 100 000 francs par an et mon intendant remettra chaque
année 20 000 francs à la caisse des affaires étrangères à Parme. Avec cette
somme, l'on pourra placer auprès de moi tel secrétaire d'ambassade que l'on
voudra, et je ne me montrerai nullement jaloux des secrets diplomatiques, s'il
y en a. Mon but est de donner de l'éclat à ma maison nouvelle encore, et de
l'illustrer par une des grandes charges du pays.
Le duc actuel, fils de cet ambassadeur, avait eu la gaucherie de se montrer à
demi libéral, et, depuis deux ans, il était au désespoir. Du temps de Napoléon,
il avait perdu deux ou trois millions par son obstination à rester à
l'étranger, et toutefois, depuis le rétablissement de l'ordre en Europe, il
n'avait pu obtenir un certain grand cordon qui ornait le portrait de son père;
l'absence de ce cordon le faisait dépérir.
Au point d'intimité qui suit l'amour en Italie, il n'y avait plus d'objection
de vanité entre les deux amants. Ce fut donc avec la plus parfaite simplicité
que Mosca dit à la femme qu'il adorait:
-- J'ai deux ou trois plans de conduite à vous offrir, tous assez bien combinés;
je ne rêve qu'à cela depuis trois mois.
1: Je donne ma démission, et nous vivons en bons bourgeois à Milan, à Florence,
à Naples, où vous voudrez. Nous avons quinze mille livres de rente,
indépendamment des bienfaits du prince qui dureront plus ou moins.
2: Vous daignez venir dans le pays où je puis quelque chose, vous achetez une
terre, Sacca, par exemple, maison charmante, au milieu d'une forêt,
dominant le cours du Pô, vous pouvez avoir le contrat de vente signé d'ici à
huit jours. Le prince vous attache à sa cour. Mais ici se présente une immense
objection. On vous recevra bien à cette cour; personne ne s'aviserait de
broncher devant moi; d'ailleurs la princesse se croit malheureuse, et je viens
de lui rendre des services à votre intention. Mais je vous rappellerai une
objection capitale: le prince est parfaitement dévot, et comme vous le savez
encore, la fatalité veut que je sois marié. De là un million de désagréments de
détail. Vous êtes veuve, c'est un beau titre qu'il faudrait échanger contre un
autre, et ceci fait l'objet de ma troisième proposition.
On pourrait trouver un nouveau mari point gênant. Mais d'abord il le faudrait
fort avancé en âge, car pourquoi me refuseriez-vous l'espoir de le remplacer un
jour? Eh bien? j'ai conclu cette affaire singulière avec le duc
Sanseverina-Taxis, qui, bien entendu, ne sait pas le nom de la future duchesse.
Il sait seulement qu'elle le fera ambassadeur et lui donnera un grand cordon
qu'avait son père, et dont l'absence le rend le plus infortuné des mortels. A
cela près, ce duc n'est point trop imbécile; il fait venir de Paris ses habits
et ses perruques. Ce n'est nullement un homme à méchancetés pourpensées
d'avance, il croit sérieusement que l'honneur consiste à avoir un cordon, et il
a honte de son bien. Il vint il y a un an me proposer de fonder un hôpital pour
gagner ce cordon; je me moquai de lui, mais il ne s'est point moqué de moi
quand je lui ai proposé un mariage; ma première condition a été, bien entendu,
que jamais il ne remettrait le pied dans Parme.
-- Mais savez-vous que ce que vous me proposez là est fort immoral? dit la
comtesse.
-- Pas plus immoral que tout ce qu'on fait à notre cour et dans vingt autres.
Le pouvoir absolu a cela de commode qu'il sanctifie tout aux yeux des peuples;
or, qu'est-ce qu'un ridicule que personne n'aperçoit? Notre politique, pendant
vingt ans, va consister à avoir peur des jacobins, et quelle peur! Chaque année
nous nous croirons à la veille de 93. Vous entendrez, j'espère, les phrases que
je fais là- dessus à mes réceptions! C'est beau! Tout ce qui pourra diminuer un
peu cette peur sera souverainement moral aux yeux des nobles et des
dévots. Or, à Parme, tout ce qui n'est pas noble ou dévot est en prison, ou
fait ses paquets pour y entrer; soyez bien convaincue que ce mariage ne
semblera singulier chez nous que du jour où je serai disgracié. Cet arrangement
n'est une friponnerie envers personne, voilà l'essentiel, ce me semble. Le
prince, de la faveur duquel nous faisons métier et marchandise, n'a mis qu'une
condition à son consentement, c'est que la future duchesse fût née noble. L'an
passé, ma place, tout calculé, m'a valu cent sept mille francs; mon revenu a dû
être au total de cent vingt-deux mille; j'en ai placé vingt mille à Lyon. Eh
bien! choisissez: 1° une grande existence basée sur cent vingt-deux mille
francs à dépenser, qui, à Parme, font au moins comme quatre cent mille à Milan;
mais avec ce mariage qui vous donne le nom d'un homme passable et que vous ne
verrez jamais qu'à l'autel; 2° ou bien la petite vie bourgeoise avec quinze
mille francs à Florence ou à Naples, car je suis de votre avis, on vous a trop
admirée à Milan; l'envie nous y persécuterait, et peut-être parviendrait-elle à
nous donner de l'humeur. La grande existence à Parme aura, je l'espère,
quelques nuances de nouveauté, même à vos yeux qui ont vu la cour du prince
Eugène; il serait sage de la connaître avant de s'en fermer la porte. Ne croyez
pas que je cherche à influencer votre opinion. Quant à moi, mon choix est bien
arrêté: j'aime mieux vivre dans un quatrième étage avec vous que de continuer
seul cette grande existence.
La possibilité de cet étrange mariage fut débattue chaque jour entre les deux
amants. La comtesse vit au bal de la Scala le duc Sanseverina-Taxis qui lui
sembla fort présentable. Dans une de leurs dernières conversations, Mosca
résumait ainsi sa proposition: il faut prendre un parti décisif, si nous
voulons passer le reste de notre vie d'une façon allègre et n'être pas vieux
avant le temps. Le prince a donné son approbation; Sanseverina est un
personnage plutôt bien que mal; il possède le plus beau palais de Parme et une
fortune sans bornes; il a soixante-huit ans et une passion folle pour le grand
cordon; mais une grande tache gâte sa vie, il acheta jadis dix mille francs un
buste de Napoléon par Canova. Son second péché qui le fera mourir, si vous ne
venez pas à son secours, c'est d'avoir prêté vingt-cinq napoléons à Ferrante
Palla, un fou de notre pays, mais quelque peu homme de génie, que depuis nous
avons condamné à mort, heureusement par contumace. Ce Ferrante a fait deux
cents vers en sa vie, dont rien n'approche; je vous les réciterai, c'est aussi
beau que le Dante. Le prince envoie Sanseverina à la cour de ***, il vous
épouse le jour de son départ, et la seconde année de son voyage, qu'il
appellera une ambassade, il reçoit ce cordon de *** sans lequel il ne peut
vivre. Vous aurez en lui un frère qui ne sera nullement désagréable, il signe
d'avance tous les papiers que je veux, et d'ailleurs vous le verrez peu ou jamais,
comme il vous conviendra. Il ne demande pas mieux que de ne point se montrer à
Parme où son grand-père fermier et son prétendu libéralisme le gênent. Rassi,
notre bourreau, prétend que le duc a été abonné en secret au Constitutionnel
par l'intermédiaire de Ferrante Pella le poète, et cette calomnie a fait
longtemps obstacle sérieux au consentement du prince.
Pourquoi l'historien qui suit fidèlement les moindres détails du récit qu'on
lui a fait serait-il coupable? Est-ce sa faute si les personnages, séduits par
des passions qu'il ne partage point malheureusement pour lui, tombent dans des
actions profondément immorales? Il est vrai que des choses de cette sorte ne se
font plus dans un pays où l'unique passion survivante à toutes les autres est
l'argent, moyen de vanité.
Trois mois après les événements racontés jusqu'ici, la duchesse Sanseverina-
Taxis étonnait la cour de Parme par son amabilité facile et par la noble
sérénité de son esprit; sa maison fut sans comparaison la plus agréable de la
ville. C'est ce que le comte Mosca avait promis à son maître. Ranuce-Ernest IV,
le prince régnant, et la princesse sa femme, auxquels elle fut présentée par
deux des plus grandes dames du pays, lui firent un accueil fort distingué. La
duchesse était curieuse de voir ce prince maître du sort de l'homme qu'elle
aimait, elle voulut lui plaire et y réussit trop. Elle trouva un homme d'une
taille élevée, mais un peu épaisse; ses cheveux, ses moustaches, ses énormes
favoris étaient d'un beau blond selon ses courtisans; ailleurs ils eussent
provoqué, par leur couleur effacée, le mot ignoble de filasse. Au milieu d'un
gros visage s'élevait fort peu un tout petit nez presque féminin. Mais la
duchesse remarqua que pour apercevoir tous ces motifs de laideur, il fallait
chercher à détailler les traits du prince. Au total, il avait l'air d'un homme
d'esprit et d'un caractère ferme. Le port du prince, sa manière de se tenir
n'étaient point sans majesté, mais souvent il voulait imposer à son
interlocuteur; alors il s'embarrassait lui-même et tombait dans un balancement
d'une jambe à l'autre presque continuel. Du reste, Ernest 1V avait un regard
pénétrant et dominateur; les gestes de ses bras avaient de la noblesse, et ses
paroles étaient à la fois mesurées et concises.
Mosca avait prévenu la duchesse que le prince avait, dans le grand cabinet où
il recevait en audience, un portrait en pied de Louis XIV, et une table fort
belle de scagliola de Florence. Elle trouva que l'imitation était
frappante; évidemment il cherchait le regard et la parole noble de Louis XIV,
et il s'appuyait sur la table de scagliola , de façon à se donner la
tournure de Joseph II. Il s'assit aussitôt après les premières paroles
adressées par lui à la duchesse, afin de lui donner l'occasion de faire usage
du tabouret qui appartenait à son rang. A cette cour, les duchesses, les
princesses et les femmes des grands d'Espagne s'assoient seules; les autres
femmes attendent que le prince ou la princesse les y engagent; et, pour marquer
la différence des rangs, ces personnes augustes ont toujours soin de laisser
passer un petit intervalle avant de convier les dames non duchesses à
s'asseoir. La duchesse trouva qu'en de certains moments l'imitation de Louis
XIV était un peu trop marquée chez le prince; par exemple, dans sa façon de
sourire avec bonté tout en renversant la tête.
Ernest IV portait un frac à la mode arrivant de Paris; on lui envoyait tous les
mois de cette ville, qu'il abhorrait, un frac, une redingote et un chapeau.
Mais, par un bizarre mélange de costumes, le jour où la duchesse fut reçue il
avait pris une culotte rouge, des bas de soie et des souliers fort couverts,
dont on peut trouver les modèles dans les portraits de Joseph II.
Il reçut Mme Sanseverina avec grâce; il lui dit des choses spirituelles et fines;
mais elle remarqua fort bien qu'il n'y avait pas excès dans la bonne réception.
-- Savez-vous pourquoi? lui dit le comte Mosca au retour de l'audience, c'est
que Milan est une ville plus grande et plus belle que Parme. Il eût craint, en
vous faisant l'accueil auquel je m'attendais et qu'il m'avait fait espérer,
d'avoir l'air d'un provincial en extase devant les grâces d'une belle dame
arrivant de la capitale. Sans doute aussi il est encore contrarié d'une
particularité que je n'ose vous dire: le prince ne voit à sa cour aucune femme
qui puisse vous le disputer en beauté . Tel a été hier soir, à son petit
coucher, l'unique sujet de son entretien avec Pernice, son premier valet de
chambre, qui a des bontés pour moi. Je prévois une petite révolution dans l'étiquette;
mon plus grand ennemi à cette cour est un sot qu'on appelle le général Fabio
Conti. Figurez-vous un original qui a été à la guerre un jour peut-être en sa
vie, et qui part de là pour imiter la tenue de Frédéric le Grand. De plus, il
tient aussi à reproduire l'affabilité noble du général Lafayette, et cela parce
qu'il est ici le chef du parti libéral. (Dieu sait quels libéraux!)
-- Je connais le Fabio Conti, dit la duchesse; j'en ai eu la vision près de
Côme; il se disputait avec la gendarmerie. Elle raconta la petite aventure dont
le lecteur se souvient peut-être.
-- Vous saurez un jour, madame, si votre esprit parvient jamais à se pénétrer
des profondeurs de notre étiquette, que les demoiselles ne paraissent à la cour
qu'après leur mariage. Eh bien, le prince a pour la supériorité de sa ville de
Parme sur toutes les autres un patriotisme tellement brûlant, que je parierais
qu'il va trouver un moyen de se faire présenter la petite Clélia Conti, fille
de notre Lafayette. Elle est ma foi charmante, et passait encore, il y a huit
jours, pour la plus belle personne des états du prince.
Je ne sais, continua le comte, si les horreurs que les ennemis du souverain ont
publiées sur son compte sont arrivées jusqu'au château de Grianta; on en a fait
un monstre, un ogre. Le fait est qu'Ernest IV avait tout plein de bonnes
petites vertus, et l'on peut ajouter que, s'il eût été invulnérable comme
Achille, il eût continué à être le modèle des potentats. Mais dans un moment
d'ennui et de colère, et aussi un peu pour imiter Louis XIV faisant couper la
tête à je ne sais quel héros de la Fronde que l'on découvrit vivant
tranquillement et insolemment dans une terre à côté de Versailles, cinquante
ans après la Fronde, Ernest IV a fait pendre un jour deux libéraux. I1 paraît
que ces imprudents se réunissaient à jour fixe pour dire du mal du prince et
adresser au ciel des voeux ardents, afin que la peste pût venir à Parme, et les
délivrer du tyran. Le mot tyran a été prouvé. Rassi appela cela
conspirer; il les fit condamner à mort, et l'exécution de l'un d'eux, le comte
L..., fut atroce. Ceci se passait avant moi. Depuis ce moment fatal, ajouta le
comte en baissant la voix, le prince est sujet à des accès de peur indignes
d'un homme, mais qui sont la source unique de la faveur dont je jouis. Sans
la peur souveraine, j'aurais un genre de mérite trop brusque, trop âpre pour
cette cour, où l'imbécile foisonne. Croiriez-vous que le prince regarde sous
les lits de son appartement avant de se coucher, et dépense un million, ce qui
à Parme est comme quatre millions à Milan, pour avoir une bonne police, et vous
voyez devant vous, madame la duchesse, le chef de cette police terrible. Par la
police, c'est-à-dire par la peur, je suis devenu ministre de la guerre et des
finances; et comme le ministre de l'intérieur est mon chef nominal, en tant
qu'il a la police dans ses attributions, j'ai fait donner ce portefeuille au
comte Zurla-Contarini, un imbécile bourreau de travail, qui se donne le plaisir
d'écrire quatre-vingts lettres chaque jour. Je viens d'en recevoir une ce matin
sur laquelle le comte Zurla- Contarini a eu la satisfaction d'écrire de sa
propre main le numéro 20 715.
La duchesse Sanseverina fut présentée à la triste princesse de Parme Clara-
Paolina, qui, parce que son mari avait une maîtresse (une assez jolie femme, la
marquise Balbi), se croyait la plus malheureuse personne de l'univers, ce qui
l'en avait rendue peut-être la plus ennuyeuse. La duchesse trouva une femme
fort grande et fort maigre, qui n'avait pas trente-six ans et en paraissait
cinquante. Une figure régulière et noble eût pu passer pour belle, quoique un
peu déparée par de gros yeux ronds qui n'y voyaient guère, si la princesse ne
se fût pas abandonnée elle-même. Elle reçut la duchesse avec une timidité si marquée,
que quelques courtisans ennemis du comte Mosca osèrent dire que la princesse
avait l'air de la femme qu'on présente, et la duchesse de la souveraine. La
duchesse, surprise et presque déconcertée, ne savait où trouver des termes pour
se mettre à une place inférieure à celle que la princesse se donnait à
elle-même. Pour rendre quelque sang-froid à cette pauvre princesse, qui au fond
ne manquait point d'esprit, la duchesse ne trouva rien de mieux que d'entamer
et de faire durer une longue dissertation sur la botanique. La princesse était
réellement savante en ce genre; elle avait de fort belles serres avec force
plantes des tropiques. La duchesse, en cherchant tout simplement à se tirer
d'embarras, fit à jamais la conquête de la princesse Clara-Paolina, qui, de
timide et d'interdite qu'elle avait été au commencement de l'audience, se
trouva vers la fin tellement à son aise, que, contre toutes les règles de
l'étiquette, cette première audience ne dura pas moins de cinq quarts d'heure.
Le lendemain, la duchesse fit acheter des plantes exotiques, et se porta pour
grand amateur de botanique.
La princesse passait sa vie avec le vénérable père Landriani, archevêque de
Parme, homme de science, homme d'esprit même, et parfaitement honnête homme,
mais qui offrait un singulier spectacle quand il était assis dans sa chaise de
velours cramoisi (c'était le droit de sa place), vis-à-vis le fauteuil de la
princesse, entourée de ses dames d'honneur et de ses deux dames pour
accompagner. Le vieux prélat en longs cheveux blancs était encore plus
timide, s'il se peut, que la princesse; ils se voyaient tous les jours, et
toutes les audiences commençaient par un silence d'un gros quart d'heure. C'est
au point que la comtesse Alvizi, une des dames pour accompagner était devenue
une sorte de favorite, parce qu'elle avait l'art de les encourager à se parler
et de les faire rompre le silence.
Pour terminer le cours de ses présentations, la duchesse fut admise chez S.A.S.
le prince héréditaire, personnage d'une plus haute taille que son père, et plus
timide que sa mère. Il était fort en minéralogie, et avait seize ans. Il rougit
excessivement en voyant entrer la duchesse, et fut tellement désorienté, que
jamais il ne put inventer un mot à dire à cette belle dame. Il était fort bel homme,
et passait sa vie dans les bois un marteau à la main. Au moment où la duchesse
se levait pour mettre fin à cette audience silencieuse:
-- Mon Dieu! madame, que vous êtes jolie! s'écria le prince héréditaire, ce qui
ne fut pas trouvé de trop mauvais goût par la dame présentée.
La marquise Balbi, jeune femme de vingt-cinq ans, pouvait encore passer pour le
plus parfait modèle du joli italien, deux ou trois ans avant l'arrivée
de la duchesse Sanseverina à Parme. Maintenant c'étaient toujours les plus beaux
yeux du monde et les petites mines les plus gracieuses; mais, vue de près, sa
peau était parsemée d'un nombre infini de petites rides fines, qui faisaient de
la marquise comme une jeune vieille. Aperçue à une certaine distance par
exemple au théâtre, dans sa loge, c'était encore une beauté; et les gens du
parterre trouvaient le prince de fort bon goût. Il passait toutes les soirées
chez la marquise Balbi, mais souvent sans ouvrir la bouche, et l'ennui où elle
voyait le prince avait fait tomber cette pauvre femme dans une maigreur
extraordinaire. Elle prétendait à une finesse sans bornes, et toujours souriait
avec malice; elle avait les plus belles dents du monde, et à tout hasard
n'ayant guère de sens, elle voulait, par un sourire malin, faire entendre autre
chose que ce que disaient ses paroles. Le comte Mosca disait que c'étaient ces
sourires continuels, tandis qu'elle bâillait intérieurement, qui lui donnaient
tant de rides. La Balbi entrait dans toutes les affaires, et l'état ne faisait
pas un marché de mille francs, sans qu'il y eût un souvenir pour la
marquise (c'était le mot honnête à Parme). Le bruit public voulait qu'elle eût
placé dix millions de francs en Angleterre, mais sa fortune, à la vérité de
fraîche date, ne s'élevait pas en réalité à quinze cent mille francs. C'était
pour être à l'abri de ses finesses, et pour l'avoir dans sa dépendance, que le
comte Mosca s'était fait ministre des finances. La seule passion de la marquise
était la peur déguisée en avarice sordide: Je mourrai sur la paille,
disait-elle quelquefois au prince que ce propos outrait. La duchesse remarqua
que l'antichambre, resplendissante de dorures, du palais de la Balbi, était
éclairée par une seule chandelle coulant sur une table de marbre précieux, et
les portes de son salon étaient noircies par les doigts des laquais.
-- Elle m'a reçue, dit la duchesse à son ami, comme si elle eût attendu de moi
une gratification de cinquante francs.
Le cours des succès de la duchesse fut un peu interrompu par la réception que
lui fit la femme la plus adroite de la cour, la célèbre marquise Raversi,
intrigante consommée qui se trouvait à la tête du parti opposé à celui du comte
Mosca. Elle voulait le renverser, et d'autant plus depuis quelques mois,
qu'elle était nièce du duc Sanseverina, et craignait de voir attaquer
l'héritage par les grâces de la nouvelle duchesse. La Raversi n'est point une
femme à mépriser, disait le comte à son amie, je la tiens pour tellement
capable de tout que je me suis séparé de ma femme uniquement parce qu'elle
s'obstinait à prendre pour amant le chevalier Bentivoglio, l'un des amis de la
Raversi. Cette dame, grande virago aux cheveux fort noirs, remarquable par les
diamants qu'elle portait dès le matin, et par le rouge dont elle couvrait ses
joues, s'était déclarée d'avance l'ennemie de la duchesse, et en la recevant
chez elle prit à tâche de commencer la guerre. Le duc Sanseverina, dans les
lettres qu'il écrivait de ***, paraissait tellement enchanté de son ambassade
et surtout de l'espoir du grand cordon, que sa famille craignait qu'il ne
laissât une partie de sa fortune à sa femme qu'il accablait de petits cadeaux.
La Raversi, quoique régulièrement laide, avait pour amant le comte Balbi, le
plus joli homme de la cour: en général elle réussissait à tout ce qu'elle
entreprenait.
La duchesse tenait le plus grand état de maison. Le palais Sanseverina avait
toujours été un des plus magnifiques de la ville de Parme, et le duc, à
l'occasion de son ambassade et de son futur grand cordon, dépensait de fort
grosses sommes pour l'embellir: la duchesse dirigeait les réparations.
Le comte avait deviné juste: peu de jours après la présentation de la duchesse,
la jeune Clélia Conti vint à la cour, on l'avait faite chanoinesse. Afin de
parer le coup que cette faveur pouvait avoir l'air de porter au crédit du
comte, la duchesse donna une fête sous prétexte d'inaugurer le jardin de son
palais, et, par ses façons pleines de grâces, elle fit de Clélia, qu'elle
appelait sa jeune amie du lac de Côme, la reine de la soirée. Son chiffre se
trouva comme par hasard sur les principaux transparents. La jeune Clélia,
quoique un peu pensive, fut aimable dans ses façons de parler de la petite
aventure près du lac, et de sa vive reconnaissance. On la disait fort dévote et
fort amie de la solitude. Je parierais, disait le comte, qu'elle a assez
d'esprit pour avoir honte de son père. La duchesse fit son amie de cette jeune
fille, elle se sentait de l'inclination pour elle; elle ne voulait pas paraître
jalouse, et la mettait de toutes ses parties de plaisir; enfin son système
était de chercher à diminuer toutes les haines dont le comte était l'objet.
Tout souriait à la duchesse; elle s'amusait de cette existence de cour où la
tempête est toujours à craindre; il lui semblait recommencer la vie. Elle était
tendrement attachée au comte, qui littéralement était fou de bonheur. Cette
aimable situation lui avait procuré un sang-froid parfait pour tout ce qui ne
regardait que ses intérêts d'ambition. Aussi deux mois à peine après l'arrivée
de la duchesse, il obtint la patente et les honneurs de premier ministre,
lesquels approchent fort de ceux que l'on rend au souverain lui-même. Le comte
pouvait tout sur l'esprit de son maître, on en eut à Parme une preuve qui
frappa tous les esprits.
Au sud-est, et à dix minutes de la ville, s'élève cette fameuse citadelle si
renommée en Italie, et dont la grosse tour a cent quatre-vingts pieds de haut
et s'aperçoit de si loin. Cette tour, bâtie sur le modèle du mausolée d'Adrien,
à Rome, par les Farnèse, petits-fils de Paul III, vers le commencement du XVIe
siècle, est tellement épaisse, que sur l'esplanade qui la termine on a pu bâtir
un palais pour le gouverneur de la citadelle et une nouvelle prison appelée la
tour Farnèse. Cette prison, construite en l'honneur du fils aîné de
Ranuce-Ernest II, lequel était devenu l'amant aimé de sa belle-mère, passe pour
belle et singulière dans le pays. La duchesse eut la curiosité de la voir; le
jour de sa visite, la chaleur était accablante à Parme, et là-haut, dans cette
position élevée, elle trouva de l'air, ce dont elle fut tellement ravie,
qu'elle y passa plusieurs heures. On s'empressa de lui ouvrir les salles de la
tour Farnèse.
La duchesse rencontra sur l'esplanade de la grosse tour un pauvre libéral
prisonnier, qui était venu jouir de la demi-heure de promenade qu'on lui
accordait tous les trois jours. Redescendue à Parme, et n'ayant pas encore la
discrétion nécessaire dans une cour absolue, elle parla de cet homme qui lui
avait raconté toute son histoire. Le parti de la marquise Raversi s'empara de
ces propos de la duchesse et les répéta beaucoup, espérant fort qu'ils
choqueraient le prince. En effet, Ernest IV répétait souvent que l'essentiel
était surtout de frapper les imaginations. Toujours est un grand mot,
disait-il, et plus terrible en Italie qu'ailleurs: en conséquence, de sa vie il
n'avait accordé de grâce. Huit jours après sa visite à la forteresse, la
duchesse reçut une lettre de commutation de peine signée du prince et du
ministre, avec le nom en blanc. Le prisonnier dont elle écrirait le nom devait
obtenir la restitution de ses biens, et la permission d'aller passer en
Amérique le reste de ses jours. La duchesse écrivit le nom de l'homme qui lui
avait parlé. Par malheur cet homme se trouva un demi-coquin, une âme faible;
c'était sur ses aveux que le fameux Ferrante Palla avait été condamné à mort.
La singularité de cette grâce mit le comble à l'agrément de la position de Mme
Sanseverina. Le comte Mosca était fou de bonheur, ce fut une belle époque de sa
vie, et elle eut une influence décisive sur les destinées de Fabrice. Celui-ci
était toujours à Romagnan près de Novare, se confessant, chassant, ne lisant
point et faisant la cour à une femme noble comme le portaient ses instructions.
La duchesse était toujours un peu choquée de cette dernière nécessité. Un autre
signe qui ne valait rien pour le comte, c'est qu'étant avec lui de la dernière
franchise sur tout au monde, et pensant tout haut en sa présence, elle ne lui
parlait jamais de Fabrice qu'après avoir songé à la tournure de sa phrase.
-- Si vous voulez, lui disait un jour le comte, j'écrirai à cet aimable frère
que vous avez sur le lac de Côme, et je forcerai bien ce marquis del Dongo,
avec un peu de peine pour moi et mes amis de ***, à demander la grâce de votre
aimable Fabrice. S'il est vrai, comme je me garderais bien d'en douter, que
Fabrice soit un peu au-dessus des jeunes gens qui promènent leurs chevaux
anglais dans les rues de Milan, quelle vie que celle qui à dix-huit ans ne fait
rien et a la perspective de ne jamais rien faire! Si le ciel lui avait accordé
une vraie passion pour quoi que ce soit, fût-ce pour la pêche à la ligne, je la
respecterais; mais que fera-t-il à Milan même après sa grâce obtenue? Il
montera un cheval qu'il aurait fait venir d'Angleterre à une certaine heure, à
une autre le désoeuvrement le conduira chez sa maîtresse qu'il aimera moins que
son cheval... Mais si vous m'en donnez l'ordre, je tâcherai de procurer ce
genre de vie à votre neveu.
-- Je le voudrais officier, dit la duchesse.
-- Conseilleriez-vous à un souverain de confier un poste qui, dans un jour
donné, peut être de quelque importance à un jeune homme 1° susceptible
d'enthousiasme, 2° qui a montré de l'enthousiasme pour Napoléon, au point
d'aller le rejoindre à Waterloo? Songez à ce que nous serions tous si Napoléon
eût vaincu à Waterloo! Nous n'aurions point de libéraux à craindre, il est
vrai, mais les souverains des anciennes familles ne pourraient régner qu'en
épousant les filles de ses maréchaux. Ainsi la carrière militaire pour Fabrice,
c'est la vie de l'écureuil dans la cage qui tourne: beaucoup de mouvement pour
n'avancer en rien. Il aura le chagrin de se voir primer par tous les
dévouements plébéiens. La première qualité chez un jeune homme aujourd'hui, c'est-à-dire
pendant cinquante ans peut-être, tant que nous aurons peur et que la religion
ne sera point rétablie, c'est de n'être pas susceptible d'enthousiasme et de
n'avoir pas d'esprit.
J'ai pensé à une chose, mais qui va vous faire jeter les hauts cris d'abord, et
qui me donnera à moi des peines infinies et pendant plus d'un jour, c'est une
folie que je veux faire pour vous. Mais, dites-moi, si vous le savez, quelle
folie je ne ferais pas pour obtenir un sourire.
-- Eh bien? dit la duchesse.
-- Eh bien! nous avons eu pour archevêques à Parme trois membres de votre
famille: Ascagne del Dongo qui a écrit, en 16..., Fabrice en 1699, et un second
Ascagne en 1740. Si Fabrice veut entrer dans la prélature et marquer par des
vertus du premier ordre, je le fais évêque quelque part, puis archevêque ici,
si toutefois mon influence dure. L'objection réelle est celle-ci: resterai-je
ministre assez longtemps pour réaliser ce beau plan qui exige plusieurs années?
Le prince peut mourir, il peut avoir le mauvais goût de me renvoyer. Mais enfin
c'est le seul moyen que j'aie de faire pour Fabrice quelque chose qui soit
digne de vous.
On discuta longtemps: cette idée répugnait fort à la duchesse.
-- Réprouvez-moi, dit-elle au comte, que toute autre carrière est impossible pour
Fabrice. Le comte prouva.-- Vous regrettez, ajouta-t-il, le brillant uniforme;
mais à cela je ne sais que faire.
Après un mois que la duchesse avait demandé pour réfléchir, elle se rendit en
soupirant aux vues sages du ministre.-- Monter d'un air empesé un cheval
anglais dans quelque grande ville, répétait le comte, ou prendre un état qui ne
jure pas avec sa naissance; je ne vois pas de milieu. Par malheur, un
gentilhomme ne peut se faire ni médecin, ni avocat, et le siècle est aux
avocats.
Rappelez-vous toujours, madame, répétait le comte, que vous faites à votre
neveu, sur le pavé de Milan, le sort dont jouissent les jeunes gens de son âge
qui passent pour les plus fortunés. Sa grâce obtenue, vous lui donnez quinze,
vingt, trente mille francs; peu vous importe, ni vous ni moi ne prétendons
faire des économies.
La duchesse était sensible à la gloire; elle ne voulait pas que Fabrice fût un
simple mangeur d'argent; elle revint au plan de son amant.
-- Remarquez, lui disait le comte, que je ne prétends pas faire de Fabrice un
prêtre exemplaire comme vous en voyez tant. Non; c'est un grand seigneur avant
tout; il pourra rester parfaitement ignorant si bon lui semble, et n'en
deviendra pas moins évêque et archevêque, si le prince continue à me regarder comme
un homme utile.
Si vos ordres daignent changer ma proposition en décret immuable, ajouta le
comte, il ne faut point que Parme voie notre protégé dans une petite fortune.
La sienne choquera, si on l'a vu ici simple prêtre: il ne doit paraître à Parme
qu'avec les bas violets [En Italie les jeunes gens protégés ou savants
deviennent monsignore et prélat, ce qui ne veut pas dire évêque;
on porte alors des bas violets. On ne fait pas de voeux pour être monsignore.
On peut quitter les bas violets et se marier.] et dans un équipage convenable.
Tout le monde alors devinera que votre neveu doit être évêque, et personne ne
sera choqué.
Si vous m'en croyez, vous enverrez Fabrice faire sa théologie, et passer trois
années à Naples. Pendant les vacances de l'Académie ecclésiastique, il ira,
s'il veut, voir Paris et Londres; mais il ne se montrera jamais à Parme. Ce mot
donna comme un frisson à la duchesse.
Elle envoya un courrier à son neveu, et lui donna rendez-vous à Plaisance.
Faut-il dire que ce courrier était porteur de tous les moyens d'argent et de
tous les passeports nécessaires?
Arrivé le premier à Plaisance, Fabrice courut au-devant de la duchesse, et
l'embrassa avec des transports qui la firent fondre en larmes. Elle fut
heureuse que le comte ne fût pas présent; depuis leurs amours, c'était la
première fois qu'elle éprouvait cette sensation.
Fabrice fut profondément touché, et ensuite affligé des plans que la duchesse
avait faits pour lui; son espoir avait toujours été que, son affaire de
Waterloo arrangée, il finirait par être militaire. Une chose frappa la duchesse
et augmenta encore l'opinion romanesque qu'elle s'était formée de son neveu; il
refusa absolument de mener la vie de café dans une des grandes villes d'Italie.
-- Te vois-tu au Corso de Florence ou de Naples, disait la duchesse,
avec des chevaux anglais de pur sang! Pour le soir, une voiture, un joli
appartement, etc. Elle insistait avec délices sur la description de ce bonheur
vulgaire qu'elle voyait Fabrice repousser avec dédain. C'est un héros,
pensait-elle.
-- Et après dix ans de cette vie agréable, qu'aurai-je fait? disait Fabrice;
que serai- je? Un jeune homme mûr qui doit céder le haut du pavé au
premier bel adolescent qui débute dans le monde, lui aussi sur un cheval
anglais.
Fabrice rejeta d'abord bien loin le parti de l'Eglise; il parlait d'aller à New
York, de se faire citoyen et soldat républicain en Amérique.
-- Quelle erreur est la tienne! Tu n'auras pas la guerre, et tu retombes dans
la vie de café, seulement sans élégance, sans musique, sans amours, répliqua la
duchesse. Crois-moi, pour toi comme pour moi, ce serait une triste vie que
celle d'Amérique. Elle lui expliqua le culte du dieu dollar, et ce
respect qu'il faut avoir pour les artisans de la rue, qui par leurs votes décident
de tout. On revint au parti de l'Eglise.
-- Avant de te gendarmer, lui dit la duchesse, comprends donc ce que le comte
te demande: il ne s'agit pas du tout d'être un pauvre prêtre plus ou moins
exemplaire et vertueux, comme l'abbé Blanès. Rappelle-toi ce que furent tes
oncles les archevêques de Parme; relis les notices sur leurs vies, dans le
supplément à la généalogie. Avant tout il convient à un homme de ton nom d'être
un grand seigneur, noble généreux, protecteur de la justice, destiné d'avance à
se trouver à la tête de son ordre... et dans toute sa vie ne faisant qu'une
coquinerie, mais celle- là fort utile.
-- Ainsi voilà toutes mes illusions à vau-l'eau, disait Fabrice en soupirant
profondément; le sacrifice est cruel! je l'avoue, je n'avais pas réfléchi à
cette horreur pour l'enthousiasme et l'esprit, même exercés à leur profit, qui
désormais va régner parmi les souverains absolus.
-- Songe qu'une proclamation, qu'un caprice du coeur précipite l'homme
enthousiaste dans le parti contraire à celui qu'il a servi toute la vie!
-- Moi enthousiaste! répéta Fabrice; étrange accusation! je ne puis pas même
être amoureux!
-- Comment? s'écria la duchesse.
-- Quand j'ai l'honneur de faire la cour à une beauté, même de bonne naissance,
et dévote, je ne puis penser à elle que quand je la vois.
Cet aveu fit une étrange impression sur la duchesse.
-- Je te demande un mois, reprit Fabrice, pour prendre congé de madame C. de
Novare et, ce qui est encore plus difficile, des châteaux en Espagne de toute
ma vie. J'écrirai à ma mère, qui sera assez bonne pour venir me voir à Belgirate,
sur la rive piémontaise du lac Majeur, et le trente et unième jour après
celui-ci, je serai incognito dans Parme.
-- Garde-t'en bien! s'écria la duchesse. Elle ne voulait pas que le comte Mosca
la vît parler à Fabrice.
Les mêmes personnages se revirent à Plaisance; la duchesse cette fois était
fort agitée; un orage s'était élevé à la cour, le parti de la marquise Raversi
touchait au triomphe; il était possible que le comte Mosca fût remplacé par le
général Fabio Conti, chef de ce qu'on appelait à Parme le parti libéral.
Excepté le nom du rival qui croissait dans la faveur du prince, la duchesse dit
tout à Fabrice. Elle discuta de nouveau les chances de son avenir, même avec la
perspective de manquer de la toute-puissante protection du comte.
-- Je vais passer trois ans à l'Académie ecclésiastique de Naples, s'écria
Fabrice; mais puisque je dois être avant tout un jeune gentilhomme, et que tu
ne m'astreins pas à mener la vie sévère d'un séminariste vertueux, ce séjour à
Naples ne m'effraie nullement, cette vie-là vaudra bien celle de Romagnano; la
bonne compagnie de l'endroit commençait à me trouver jacobin. Dans mon exil
j'ai découvert que je ne sais rien, pas même le latin, pas même l'orthographe.
J'avais le projet de refaire mon éducation à Novare, j'étudierai volontiers la
théologie à Naples: c'est une science compliquée. La duchesse fut ravie; si
nous sommes chassés, lui dit-elle, nous irons te voir à Naples. Mais puisque tu
acceptes jusqu'à nouvel ordre le parti des bas violets, le comte, qui connaît
bien l'Italie actuelle, m'a chargé d'une idée pour toi. Crois ou ne crois pas à
ce qu'on t'enseignera, mais ne fais jamais aucune objection. Figure-toi
qu'on t'enseigne les règles du jeu de whist; est-ce que tu ferais des
objections aux règles du whist? J'ai dit au comte que tu croyais, et il s'en
est félicité; cela est utile dans ce monde et dans l'autre. Mais si tu crois,
ne tombe point dans la vulgarité de parler avec horreur de Voltaire, Diderot,
Raynal, et de tous ces écervelés de Français précurseurs des deux chambres. Que
ces noms-là se trouvent rarement dans ta bouche; mais enfin quand il le faut,
parle de ces messieurs avec une ironie calme; ce sont gens depuis longtemps
réfutés, et dont les attaques ne sont plus d'aucune conséquence. Crois
aveuglément tout ce que l'on te dira à l'Académie. Songe qu'il y a des gens qui
tiendront note fidèle de tes moindres objections; on te pardonnera une petite
intrigue galante si elle est bien menée, et non pas un doute; l'âge supprime
l'intrigue et augmente le doute. Agis sur ce principe au tribunal de la
pénitence. Tu auras une lettre de recommandation pour un évêque factotum du
cardinal archevêque de Naples; à lui seul tu dois avouer ton escapade en
France, et ta présence, le 18 juin, dans les environs de Waterloo. Du reste
abrège beaucoup, diminue cette aventure, avoue-la seulement pour qu'on ne
puisse pas te reprocher de l'avoir cachée; tu étais si jeune alors!
La seconde idée que le comte t'envoie est celle-ci: S'il te vient une raison
brillante, une réplique victorieuse qui change le cours de la conversation, ne
cède point à la tentation de briller, garde le silence; les gens fins verront
ton esprit dans tes yeux. Il sera temps d'avoir de l'esprit quand tu seras
évêque.
Fabrice débuta à Naples avec une voiture modeste et quatre domestiques, bons
Milanais, que sa tante lui avait envoyés. Après une année d'étude personne ne
disait que c'était un homme d'esprit, on le regardait comme un grand seigneur
appliqué, fort généreux, mais un peu libertin.
Cette année, assez amusante pour Fabrice, fut terrible pour la duchesse. Le
comte fut trois ou quatre fois à deux doigts de sa perte; le prince, plus
peureux que jamais parce qu'il était malade cette année-là, croyait, en le
renvoyant, se débarrasser de l'odieux des exécutions faites avant l'entrée du
comte au ministère. Le Rassi était le favori du coeur qu'on voulait garder
avant tout. Les périls du comte lui attachèrent passionnément la duchesse, elle
ne songeait plus à Fabrice. Pour donner une couleur à leur retraite possible,
il se trouva que l'air de Parme, un peu humide en effet, comme celui de toute
la Lombardie, ne convenait nullement à sa santé. Enfin après des intervalles de
disgrâce, qui allèrent pour le comte, premier ministre, jusqu'à passer
quelquefois vingt jours entiers sans voir son maître en particulier, Mosca
l'emporta; il fit nommer le général Fabio Conti, le prétendu libéral,
gouverneur de la citadelle où l'on enfermait les libéraux jugés par Rassi. Si
Conti use d'indulgence envers ses prisonniers, disait Mosca à son amie, on le
disgracie comme un jacobin auquel ses idées politiques font oublier ses devoirs
de général; s'il se montre sévère et impitoyable, et c'est ce me semble de ce
côté-là qu'il inclinera, il cesse d'être le chef de son propre parti, et
s'aliène toutes les familles qui ont un des leurs à la citadelle. Ce pauvre
homme sait prendre un air tout confit de respect à l'approche du prince; au
besoin il change de costume quatre fois en un jour; il peut discuter une
question d'étiquette, mais ce n'est point une tête capable de suivre le chemin
difficile par lequel seulement il peut se sauver; et dans tous les cas je suis
là.
Le lendemain de la nomination du général Fabio Conti, qui terminait la crise
ministérielle, on apprit que Parme aurait un journal ultra-monarchique.
-- Que de querelles ce journal va faire naître! disait la duchesse.
-- Ce journal, dont l'idée est peut-être mon chef-d'oeuvre, répondait le comte
en riant, peu à peu je m'en laisserai bien malgré moi ôter la direction par les
ultra- furibonds. J'ai fait attacher de beaux appointements aux places de
rédacteur. De tous côtés on va solliciter ces places: cette affaire va nous
faire passer un mois ou deux, et l'on oubliera les périls que je viens de
courir. Les graves personnages P. et D. sont déjà sur les rangs.
-- Mais ce journal sera d'une absurdité révoltante.
-- J'y compte bien, répliquait le comte. Le prince le lira tous les matins et
admirera ma doctrine à moi qui l'ai fondé. Pour les détails, il approuvera ou
sera choqué; des heures qu'il consacre au travail en voilà deux de prises. Le
journal se fera des affaires, mais à l'époque où arriveront les plaintes
sérieuses, dans huit ou dix mois, il sera entièrement dans les mains des
ultra-furibonds. Ce sera ce parti qui me gêne qui devra répondre, moi
j'élèverai des objections contre le journal; au fond, j'aime mieux cent
absurdités atroces qu'un seul pendu. Qui se souvient d'une absurdité deux ans
après le numéro du journal officiel? Au lieu que les fils et la famille du
pendu me vouent une haine qui durera autant que moi et qui peut- être abrégera
ma vie.
La duchesse, toujours passionnée pour quelque chose, toujours agissante, jamais
oisive, avait plus d'esprit que toute la cour de Parme; mais elle manquait de
patience et d'impassibilité pour réussir dans les intrigues. Toutefois, elle
était parvenue à suivre avec passion les intérêts des diverses coteries, elle
commençait même à avoir un crédit personnel auprès du prince. Clara-Paolina, la
princesse régnante, environnée d'honneurs, mais emprisonnée dans l'étiquette la
plus surannée, se regardait comme la plus malheureuse des femmes. La duchesse
Sanseverina lui fit la cour, et entreprit de lui prouver qu'elle n'était point
si malheureuse. Il faut savoir que le prince ne voyait sa femme qu'à dîner: ce
repas durait trente minutes et le prince passait des semaines entières sans
adresser la parole à Clara-Paolina. Mme Sanseverina essaya de changer tout cela;
elle amusait le prince, et d'autant plus qu'elle avait su conserver toute son
indépendance. Quand elle l'eût voulu, elle n'eût pas pu ne jamais blesser aucun
des sots qui pullulaient à cette cour. C'était cette parfaite inhabileté de sa
part qui la faisait exécrer du vulgaire des courtisans, tous comtes ou marquis,
jouissant en général de cinq mille livres de rentes. Elle comprit ce malheur
dès les premiers jours, et s'attacha exclusivement à plaire au souverain et à
sa femme, laquelle dominait absolument le prince héréditaire. La duchesse
savait amuser le souverain et profitait de l'extrême attention qu'il accordait
à ses moindres paroles pour donner de bons ridicules aux courtisans qui la
haïssaient. Depuis les sottises que Rassi lui avait fait faire, et les sottises
de sang ne se réparent pas, le prince avait peur quelquefois, et s'ennuyait
souvent, ce qui l'avait conduit à la triste envie; il sentait qu'il ne
s'amusait guère, et devenait sombre quand il croyait voir que d'autres
s'amusaient; l'aspect du bonheur le rendait furieux. Il faut cacher nos amours,
dit la duchesse à son ami; et elle laissa deviner au prince qu'elle n'était
plus que fort médiocrement éprise du comte, homme d'ailleurs si estimable.
Cette découverte avait donné un jour heureux à Son Altesse. De temps à autre,
la duchesse laissait tomber quelques mots du projet qu'elle aurait de se donner
chaque année un congé de quelques mois qu'elle emploierait à voir l'Italie
qu'elle ne connaissait point: elle irait visiter Naples, Florence Rome. Or,
rien au monde ne pouvait faire plus de peine au prince qu'une telle apparence
de désertion: c'était là une de ses faiblesses les plus marquées, les démarches
qui pouvaient être imputées à mépris pour sa ville capitale lui perçaient le
coeur. Il sentait qu'il n'avait aucun moyen de retenir Mme Sanseverina, et Mme
Sanseverina était de bien loin la femme la plus brillante de Parme. Chose
unique avec la paresse italienne, on revenait des campagnes environnantes pour
assister à ses jeudis ; c'étaient de véritables fêtes; presque toujours
la duchesse y avait quelque chose de neuf et de piquant. Le prince mourait
d'envie de voir un de ces jeudis mais comment s'y prendre? Allez chez un simple
particulier! c'était une chose que ni son père ni lui n'avaient jamais faite!
Un certain jeudi, il pleuvait, il faisait froid; à chaque instant de la soirée
le duc entendait des voitures qui ébranlaient le pavé de la place du palais, en
allant chez Mme Sanseverina. Il eut un mouvement d'impatience: d'autres
s'amusaient, et lui, prince souverain, maître absolu, qui devait s'amuser plus
que personne au monde, il connaissait l'ennui! Il sonna son aide de camp, il
fallut le temps de placer une douzaine de gens affidés dans la rue qui
conduisait du palais de Son Altesse au palais Sanseverina. Enfin, après une
heure qui parut un siècle au prince, et pendant laquelle il fut vingt fois
tenté de braver les poignards et de sortir à l'étourdie et sans nulle
précaution, il parut dans le premier salon de Mme Sanseverina. La foudre serait
tombée dans ce salon qu'elle n'eût pas produit une pareille surprise. En un
clin d'oeil, et à mesure que le prince s'avançait, s'établissait dans ces
salons si bruyants et si gais un silence de stupeur; tous les yeux, fixés sur
le prince, s'ouvraient outre mesure. Les courtisans paraissaient déconcertés;
la duchesse elle seule n'eut point l'air étonné. Quand enfin l'on eut retrouvé
la force de parler, la grande préoccupation de toutes les personnes présentes
fut de décider cette importante question: la duchesse avait-elle été avertie de
cette visite, ou bien a-t-elle été surprise comme tout le monde?
Le prince s'amusa, et l'on va juger du caractère tout de premier mouvement de
la duchesse, et du pouvoir infini que les idées vagues de départ adroitement
jetées lui avaient laissé prendre.
En reconduisant le prince qui lui adressait des mots fort aimables, il lui vint
une idée singulière et qu'elle osa bien lui dire tout simplement, et comme une
chose des plus ordinaires.
-- Si Votre Altesse Sérénissime voulait adresser à la princesse trois ou quatre
de ces phrases charmantes qu'elle me prodigue, elle ferait mon bonheur bien
plus sûrement qu'en me disant ici que je suis jolie. C'est que je ne voudrais
pas pour tout au monde que la princesse pût voir de mauvais oeil l'insigne
marque de faveur dont Votre Altesse vient de m'honorer. Le prince la regarda
fixement et répliqua d'un air sec:
-- Apparemment que je suis le maître d'aller où il me plaît.
La duchesse rougit.
-- Je voulais seulement, reprit-elle à l'instant, ne pas exposer Son Altesse à
faire une course inutile, car ce jeudi sera le dernier; je vais aller passer
quelques jours à Bologne ou à Florence.
Comme elle rentrait dans ses salons, tout le monde la croyait au comble de la
faveur, et elle venait de hasarder ce que de mémoire d'homme personne n'avait
osé à Parme. Elle fit un signe au comte qui quitta sa table de whist et la
suivit dans un petit salon éclairé, mais solitaire.
-- Ce que vous avez fait est bien hardi, lui dit-il; je ne vous l'aurais pas
conseillé; mais dans les coeurs bien épris, ajouta-t-il en riant, le bonheur
augmente l'amour, et si vous partez demain matin, je vous suis demain soir. Je
ne serai retardé que par cette corvée du ministère des finances dont j'ai eu la
sottise de me charger, mais en quatre heures de temps bien employées on peut
faire la remise de bien des caisses. Rentrons, chère amie, et faisons de la
fatuité ministérielle en toute liberté, et sans nulle retenue, c'est peut-être
la dernière représentation que nous donnons en cette ville. S'il se croit
bravé, l'homme est capable de tout; il appellera cela faire un exemple.
Quand ce monde sera parti, nous aviserons aux moyens de vous barricader pour
cette nuit; le mieux serait peut-être de partir sans délai pour votre maison de
Sacca, près du Pô, qui a l'avantage de n'être qu'à une demi-heure de distance
des Etats autrichiens.
L'amour et l'amour-propre de la duchesse eurent un moment délicieux; elle
regarda le comte, et ses yeux se mouillèrent de larmes. Un ministre si
puissant, environné de cette foule de courtisans qui l'accablaient d'hommages
égaux à ceux qu'ils adressaient au prince lui-même, tout quitter pour elle et
avec cette aisance!
En rentrant dans les salons, elle était folle de joie. Tout le monde se prosternait
devant elle.
Comme le bonheur change la duchesse, disaient de toutes parts les courtisans,
c'est à ne pas la reconnaître. Enfin cette âme romaine et au-dessus de tout
daigne pourtant apprécier la faveur exorbitante dont elle vient d'être l'objet
de la part du souverain.
Vers la fin de la soirée, le comte vint à elle:-- Il faut que je vous dise des
nouvelles. Aussitôt les personnes qui se trouvaient auprès de la duchesse
s'éloignèrent.
-- Le prince en rentrant au palais, continua le comte, s'est fait annoncer chez
sa femme. Jugez de la surprise! Je viens vous rendre compte, lui a-t-il dit,
d'une soirée fort aimable, en vérité, que j'ai passée chez la Sanseverina.
C'est elle qui m'a prié de vous faire le détail de la façon dont elle a arrangé
ce vieux palais enfumé. Alors le prince, après s'être assis, s'est mis à faire
la description de chacun de vos salons.
Il a passé plus de vingt-cinq minutes chez sa femme qui pleurait de joie;
malgré son esprit, elle n'a pas pu trouver un mot pour soutenir la conversation
sur le ton léger que Son Altesse voulait bien lui donner.
Ce prince n'était point un méchant homme, quoi qu'en pussent dire les libéraux
d'Italie. A la vérité, il avait fait jeter dans les prisons un assez bon nombre
d'entre eux, mais c'était par peur, et il répétait quelquefois comme pour se
consoler de certains souvenirs: Il vaut mieux tuer le diable que si le diable
nous tue. Le lendemain de la soirée dont nous venons de parler, il était tout
joyeux, il avait fait deux belles actions: aller au jeudi et parler à sa femme.
A dîner, il lui adressa la parole; en un mot, cejeudi de Mme Sanseverina
amena une révolution d'intérieur dont tout Parme retentit; la Raversi fut
consternée, et la duchesse eut une double joie: elle avait pu être utile à son
amant et l'avait trouvé plus épris que jamais.
Tout cela à cause d'une idée bien imprudente qui m'est venue! disait-elle au
comte. Je serais plus libre sans doute à Rome ou à Naples, mais y trouverais-je
un jeu aussi attachant? Non, en vérité, mon cher comte, et vous faites mon
bonheur.
Livre Premier - Chapitre VII.
C'est de petits détails de cour aussi insignifiants que celui que nous venons
de raconter qu'il faudrait remplir l'histoire des quatre années qui suivirent.
Chaque printemps, la marquise venait avec ses filles passer deux mois au palais
Sanseverina ou à la terre de Sacca, aux bords du Pô, il y avait des moments
bien doux, et l'on parlait de Fabrice; mais le comte ne voulut jamais lui
permettre une seule visite à Parme. La duchesse et le ministre eurent bien à
réparer quelques étourderies, mais en général Fabrice suivait assez sagement la
ligne de conduite qu'on lui avait indiquée: un grand seigneur qui étudie la
théologie et qui ne compte point absolument sur sa vertu pour faire son
avancement. A Naples, il s'était pris d'un goût très vif pour l'étude de
l'antiquité, il faisait des fouilles; cette passion avait presque remplacé
celle des chevaux. Il avait vendu ses chevaux anglais pour continuer des
fouilles à Misène, où il avait trouvé un buste de Tibère, jeune encore, qui
avait pris rang parmi les plus beaux restes de l'antiquité. La découverte de ce
buste fut presque le plaisir le plus vif qu'il eût rencontré à Naples. Il avait
l'âme trop haute pour chercher à imiter les autres jeunes gens, et, par
exemple, pour vouloir jouer avec un certain sérieux le rôle d'amoureux. Sans
doute il ne manquait point de maîtresses, mais elles n'étaient pour lui
d'aucune conséquence, et, malgré son âge, on pouvait dire de lui qu'il ne
connaissait point l'amour; il n'en était que plus aimé. Rien ne l'empêchait
d'agir avec le plus beau sang-froid, car pour lui une femme jeune et jolie
était toujours l'égale d'une autre femme jeune et jolie; seulement la dernière
connue lui semblait la plus piquante. Une des dames les plus admirées à Naples
avait fait des folies en son honneur pendant la dernière année de son séjour,
ce qui d'abord l'avait amusé, et avait fini par l'excéder d'ennui, tellement
qu'un des bonheurs de son départ fut d'être délivré des attentions de la charmante
duchesse d'A... Ce fut en 1821, qu'ayant subi passablement tous ses examens,
son directeur d'études ou gouverneur eut une croix et un cadeau, et lui partit
pour voir enfin cette ville de Parme, à laquelle il songeait souvent. Il était Monsignore,
et il avait quatre chevaux à sa voiture; à la poste avant Parme, il n'en prit
que deux, et dans la ville fit arrêter devant l'église de Saint-Jean. Là se
trouvait le riche tombeau de l'archevêque Ascagne del Dongo, son
arrière-grand-oncle, l'auteur de la Généalogie latine. Il pria auprès du
tombeau, puis arriva au pied au palais de la duchesse qui ne l'attendait que
quelques jours plus tard. Elle avait grand monde dans son salon, bientôt on la
laissa seule.
-- Eh bien! es-tu contente de moi? lui dit-il en se jetant dans ses bras: grâce
à toi, j'ai passé quatre années assez heureuses à Naples, au lieu de m'ennuyer
à Novare avec ma maîtresse autorisée par la police.
La duchesse ne revenait pas de son étonnement, elle ne l'eût pas reconnu à le
voir passer dans la rue; elle le trouvait ce qu'il était en effet, l'un des
plus jolis hommes de l'Italie; il avait surtout une physionomie charmante. Elle
l'avait envoyé à Naples avec la tournure d'un hardi casse-cou; la cravache
qu'il portait toujours alors semblait faire partie inhérente de son être:
maintenant il avait l'air le plus noble et le plus mesuré devant les étrangers,
et dans le particulier, elle lui trouvait tout le feu de sa première jeunesse.
C'était un diamant qui n'avait rien perdu à être poli. Il n'y avait pas une
heure que Fabrice était arrivé, lorsque le comte Mosca survint; il arriva un
peu trop tôt. Le jeune homme lui parla en si bons termes de la croix de Parme
accordée à son gouverneur, et il exprima sa vive reconnaissance pour d'autres
bienfaits dont il n'osait parler d'une façon aussi claire, avec une mesure si
parfaite, que du premier coup d'oeil le ministre le jugea favorablement. Ce
neveu, dit-il tout bas à la duchesse, est fait pour orner toutes les dignités
auxquelles vous voudrez l'élever par la suite. Tout allait à merveille
jusque-là, mais quand le ministre, fort content de Fabrice, et jusque-là
attentif uniquement à ses faits et gestes, regarda la duchesse, il lui trouva
des yeux singuliers. Ce jeune homme fait ici une étrange impression, se dit-il.
Cette réflexion fut amère; le comte avait atteint la cinquantaine, c'est
un mot bien cruel et dont peut-être un homme éperdument amoureux peut seul
sentir tout le retentissement. Il était fort bon, fort digne d'être aimé, à ses
sévérités près comme ministre. Mais, à ses yeux, ce mot cruel la cinquantaine
jetait du noir sur toute sa vie et eût été capable de le faire cruel pour son
propre compte. Depuis cinq années qu'il avait décidé la duchesse à venir à
Parme, elle avait souvent excité sa jalousie surtout dans les premiers temps,
mais jamais elle ne lui avait donné de sujet de plainte réel. Il croyait même,
et il avait raison, que c'était dans le dessein de mieux s'assurer de son coeur
que la duchesse avait eu recours à ces apparences de distinction en faveur de
quelques jeunes beaux de la cour. Il était sûr, par exemple, qu'elle avait
refusé les hommages du prince, qui même, à cette occasion, avait dit un mot
instructif.
-- Mais si j'acceptais les hommages de Votre Altesse, lui disait la duchesse en
riant, de quel front oser reparaître devant le comte?
-- Je serais presque aussi décontenancé que vous. Le cher comte! mon ami! Mais
c'est un embarras bien facile à tourner et auquel j'ai songé: le comte serait
mis à la citadelle pour le reste de ses jours.
Au moment de l'arrivée de Fabrice, la duchesse fut tellement transportée de
bonheur, qu'elle ne songea pas du tout aux idées que ses yeux pourraient donner
au comte. L'effet fut profond et les soupçons sans remède.
Fabrice fut reçu par le prince deux heures après son arrivée; la duchesse,
prévoyant le bon effet que cette audience impromptue devait produire dans le
public, la sollicitait depuis deux mois: cette faveur mettait Fabrice hors de
pair dès le premier instant; le prétexte avait été qu'il ne faisait que passer
à Parme pour aller voir sa mère en Piémont. Au moment où un petit billet
charmant de la duchesse vint dire au prince que Fabrice attendait ses ordres,
Son Altesse s'ennuyait. Je vais voir, se dit-elle, un petit saint bien niais,
une mine plate ou sournoise. Le commandant de la place avait déjà rendu compte
de la première visite au tombeau de l'oncle archevêque. Le prince vit entrer un
grand jeune homme, que, sans ses bas violets, il eût pris pour quelque jeune
officier.
Cette petite surprise chassa l'ennui: voilà un gaillard, se dit-il, pour lequel
on va me demander Dieu sait quelles faveurs, toutes celles dont je puis
disposer. Il arrive, il doit être ému: je m'en vais faire de la politique
jacobine; nous verrons un peu comment il répondra.
Après les premiers mots gracieux de la part du prince:
-- Eh bien! Monsignore, dit-il à Fabrice, les peuples de Naples sont-ils
heureux? Le roi est-il aimé?
-- Altesse Sérénissime, répondit Fabrice sans hésiter un instant, j'admirais,
en passant dans la rue, l'excellente tenue des soldats des divers régiments de
S.M. le Roi; la bonne compagnie est respectueuse envers ses maîtres comme elle
doit l'être; mais j'avouerai que de la vie je n'ai souffert que les gens des
basses classes me parlassent d'autre chose que du travail pour lequel je les
paie.
-- Peste! dit le prince, quel sacre! voici un oiseau bien stylé, c'est
l'esprit de la Sanseverina. Piqué au jeu, le prince employa beaucoup d'adresse
à faire parler Fabrice sur ce sujet si scabreux. Le jeune homme, animé par le
danger, eut le bonheur de trouver des réponses admirables: c'est presque de
l'insolence que d'afficher de l'amour pour son roi, disait-il, c'est de
l'obéissance aveugle qu'on lui doit. A la vue de tant de prudence le prince eut
presque de l'humeur; il paraît que voici un homme d'esprit qui nous arrive de
Naples, et je n'aime pas cette engeance ; un homme d'esprit a beau
marcher dans les meilleurs principes et même de bonne foi, toujours par quelque
côté il est cousin germain de Voltaire et de Rousseau.
Le prince se trouvait comme bravé par les manières si convenables et les
réponses tellement inattaquables du jeune échappé de collège; ce qu'il avait
prévu n'arrivait point: en un clin d'oeil il prit le ton de la bonhomie, et,
remontant, en quelques mots, jusqu'aux grands principes des sociétés et du
gouvernement, il débita, en les adaptant à la circonstance, quelques phrases de
Fénelon qu'on lui avait fait apprendre par coeur dès l'enfance pour les
audiences publiques.
-- Ces principes vous étonnent, jeune homme, dit-il à Fabrice (il l'avait
appelé monsignore au commencement de l'audience, et il comptait lui
donner du monsignore en le congédiant, mais dans le courant de la
conversation il trouvait plus adroit, plus favorable aux tournures pathétiques,
de l'interpeller par un petit nom d'amitié); ces principes vous étonnent, jeune
homme, j'avoue qu'ils ne ressemblent guère aux tartines d'absolutisme
(ce fut le mot) que l'on peut lire tous les jours dans mon journal officiel...
Mais, grand Dieu! qu'est-ce que je vais vous citer là? ces écrivains du journal
sont pour vous bien inconnus.
-- Je demande pardon à Votre Altesse Sérénissime; non seulement je lis le
journal de Parme, qui me semble assez bien écrit, mais encore je tiens, avec
lui, que tout ce qui a été fait depuis la mort de Louis XIV, en 1715, est à la
fois un crime et une sottise. Le plus grand intérêt de l'homme, c'est son
salut, il ne peut pas y avoir deux façons de voir à ce sujet, et ce bonheur-là
doit durer une éternité. Les mots liberté, justice, bonheur du
plus grand nombre, sont infâmes et criminels: ils donnent aux esprits
l'habitude de la discussion et de la méfiance. Une chambre des députés se
défie de ce que ces gens-là appellent le ministère. Cette fatale
habitude de la méfiance une fois contractée, la faiblesse humaine
l'applique à tout, l'homme arrive à se méfier de la Bible, des ordres de
l'Eglise, de la tradition, etc., etc.; dès lors il est perdu. Quand bien même,
ce qui est horriblement faux et criminel à dire, cette méfiance envers
l'autorité des princes établis de Dieu donnerait le bonheur pendant les
vingt ou trente années de vie que chacun de nous peut prétendre, qu'est-ce
qu'un demi- siècle ou un siècle tout entier, comparé à une éternité de
supplices? etc.
On voyait, à l'air dont Fabrice parlait, qu'il cherchait à arranger ses idées
de façon à les faire saisir le plus facilement possible par son auditeur, il
était clair qu'il ne récitait pas une leçon.
Bientôt le prince ne se soucia plus de lutter avec ce jeune homme dont les
manières simples et graves le gênaient.
-- Adieu, monsignore, lui dit-il brusquement, je vois qu'on donne une
excellente éducation dans l'Académie ecclésiastique de Naples, et il est tout
simple que quand ces bons préceptes tombent sur un esprit aussi distingué, on
obtienne des résultats brillants. Adieu; et il lui tourna le dos.
Je n'ai point plu à cet animal-là, se dit Fabrice.
Maintenant il nous reste à voir, dit le prince dès qu'il fut seul, si ce beau
jeune homme est susceptible de passion pour quelque chose; en ce cas il serait
complet... Peut-on répéter avec plus d'esprit les leçons de la tante? Il me
semblait l'entendre parler; s'il y avait une révolution chez moi, ce serait
elle qui rédigerait le Moniteur, comme jadis la San Felice à Naples!
Mais la San Felice, malgré ses vingt-cinq ans et sa beauté, fut un peu pendue!
Avis aux femmes de trop d'esprit. En croyant Fabrice l'élève de sa tante, le
prince se trompait: les gens d'esprit qui naissent sur le trône ou à côté
perdent bientôt toute finesse de tact; ils proscrivent, autour d'eux, la
liberté de conversation qui leur paraît grossièreté; ils ne veulent voir que
des masques et prétendent juger de la beauté du teint; le plaisant c'est qu'ils
se croient beaucoup de tact. Dans ce cas-ci, par exemple, Fabrice croyait à peu
près tout ce que nous lui avons entendu dire; il est vrai qu'il ne songeait pas
deux fois par mois à tous ces grands principes. Il avait des goûts vifs, il
avait de l'esprit, mais il avait la foi.
Le goût de la liberté, la mode et le culte du bonheur du plus grand nombre,
dont le XIXe siècle s'est entiché, n'étaient à ses yeux qu'une hérésie
qui passera comme les autres, mais après avoir tué beaucoup d'âmes, comme la
peste tandis qu'elle règne dans une contrée tue beaucoup de corps. Et malgré
tout cela Fabrice lisait avec délices les journaux français, et faisait même
des imprudences pour s'en procurer.
Comme Fabrice revenait tout ébouriffé de son audience au palais, et racontait à
sa tante les diverses attaques du prince:
-- Il faut, lui dit-elle, que tu ailles tout présentement chez le père
Landriani, notre excellent archevêque; vas-y à pied, monte doucement
l'escalier, fais peu de bruit dans les antichambres; si l'on te fait attendre,
tant mieux, mille fois tant mieux! en un mot, sois apostolique!
-- J'entends, dit Fabrice, notre homme est un Tartufe.
-- Pas le moins du monde, c'est la vertu même.
-- Même après ce qu'il a fait, reprit Fabrice étonné, lors du supplice du comte
Palanza?
-- Oui, mon ami, après ce qu'il a fait: le père de notre archevêque était un
commis au ministère des finances, un petit bourgeois, voilà qui explique tout.
Monseigneur Landriani est un homme d'un esprit vif étendu, profond; il est
sincère, il aime la vertu: je suis convaincue que si un empereur Décius
revenait au monde, il subirait le martyre comme le Polyeucte de l'Opéra, qu'on
nous donnait la semaine passée. Voilà le beau côté de la médaille, voici le
revers: dès qu'il est en présence du souverain, ou seulement du premier ministre,
il est ébloui de tant de grandeur, il se trouble, il rougit; il lui est
matériellement impossible de dire non. De là les choses qu'il a faites, et qui
lui ont valu cette cruelle réputation dans toute l'Italie; mais ce qu'on ne
sait pas, c'est que, lorsque l'opinion publique vint l'éclairer sur le procès
du comte Palanza, il s'imposa pour pénitence de vivre au pain et à l'eau
pendant treize semaines, autant de semaines qu'il y a de lettres dans les noms Davide
Palanza. Nous avons à cette cour un coquin d'infiniment d'esprit, nommé Rassi,
grand juge ou fiscal général, qui, lors de la mort du comte Palanza, ensorcela
le père Landriani. A l'époque de la pénitence des treize semaines, le comte
Mosca, par pitié et un peu par malice, l'invitait à dîner une et même deux fois
par semaine; le bon archevêque, pour faire sa cour, dînait comme tout le monde.
Il eût cru qu'il y avait rébellion et jacobinisme à afficher une pénitence pour
une action approuvée du souverain. Mais l'on savait que, pour chaque dîner, où son
devoir de fidèle sujet l'avait obligé à manger comme tout le monde, il
s'imposait une pénitence de deux journées de nourriture au pain et à l'eau.
Monseigneur Landriani, esprit supérieur, savant du premier ordre, n'a qu'un
faible, il veut être aimé : ainsi, attendris-toi en le regardant, et, à
la troisième visite, aime-le tout à fait. Cela, joint à ta naissance, te fera
adorer tout de suite. Ne marque pas de surprise s'il te reconduit jusque sur
l'escalier, aie l'air d'être accoutumé à ces façons; c'est un homme né à genoux
devant la noblesse. Du reste, sois simple, apostolique, pas d'esprit, pas de
brillant, pas de repartie prompte; si tu ne l'effarouches point, il se plaira
avec toi; songe qu'il faut que de son propre mouvement il te fasse son grand vicaire.
Le comte et moi nous serons surpris et même fâchés de ce trop rapide
avancement, cela est essentiel vis-à-vis du souverain.
Fabrice courut à l'archevêché: par un bonheur singulier, le valet de chambre du
bon prélat, un peu sourd, n'entendit pas le nom del Dongo ; il annonça
un jeune prêtre, nommé Fabrice; l'archevêque se trouvait avec un curé de moeurs
peu exemplaires, et qu'il avait fait venir pour le gronder. Il était en train
de faire une réprimande, chose très pénible pour lui, et ne voulait pas avoir
ce chagrin sur le coeur plus longtemps; il fit donc attendre trois quarts
d'heure le petit neveu du grand archevêque Ascanio del Dongo.
Comment peindre ses excuses et son désespoir quand, après avoir reconduit le
curé jusqu'à la seconde antichambre, et lorsqu'il demandait en repassant à cet
homme qui attendait, en quoi il pouvait le servir, il aperçut les bas
violets et entendit le nom Fabrice del Dengo? La chose parut si plaisante à
notre héros, que, dès cette première visite, il hasarda de baiser la main du
saint prélat, dans un transport de tendresse. Il fallait entendre l'archevêque
répéter avec désespoir: Un del Dongo attendre dans mon antichambre! Il se crut
obligé, en forme d'excuse, de lui raconter toute l'anecdote du curé, ses torts,
ses réponses, etc.
Est-il bien possible, se disait Fabrice en revenant au palais Sanseverina, que
ce soit là l'homme qui a fait hâter le supplice de ce pauvre comte Palanza!
-- Que pense Votre Excellence, lui dit en riant le comte Mosca, en le voyant
rentrer chez la duchesse (le comte ne voulait pas que Fabrice l'appelât
Excellence).
-- Je tombe des nues; je ne connais rien au caractère des hommes: j'aurais
parié, si je n'avais pas su son nom, que celui-ci ne peut voir saigner un
poulet.
-- Et vous auriez gagné, reprit le comte; mais quand il est devant le prince,
ou seulement devant moi, il ne peut dire non. A la vérité, pour que je produise
tout mon effet, il faut que j'aie le grand cordon jaune passé par-dessus
l'habit; en frac il me contredirait, aussi je prends toujours un uniforme pour
le recevoir. Ce n'est pas à nous à détruire le prestige du pouvoir, les
journaux français le démolissent bien assez vite; à peine si la manie
respectante vivra autant que nous, et vous, mon neveu, vous survivrez au
respect. Vous, vous serez bon homme!
Fabrice se plaisait fort dans la société du comte: c'était le premier homme
supérieur qui eût daigné lui parler sans comédie; d'ailleurs ils avaient un
goût commun, celui des antiquités et des fouilles. Le comte, de son côté, était
flatté de l'extrême attention avec laquelle le jeune homme l'écoutait; mais il
y avait une objection capitale: Fabrice occupait un appartement dans le palais
Sanseverina, passait sa vie avec la duchesse, laissait voir en toute innocence
que cette intimité faisait son bonheur, et Fabrice avait des yeux, un teint
d'une fraîcheur désespérante.
De longue main, Ranuce-Ernest IV, qui trouvait rarement de cruelles, était
piqué de ce que la vertu de la duchesse, bien connue à la cour, n'avait pas
fait une exception en sa faveur. Nous l'avons vu, l'esprit et la présence
d'esprit de Fabrice l'avaient choqué dès le premier jour. Il prit mal l'extrême
amitié que sa tante et lui se montraient à l'étourdie; il prêta l'oreille avec
une extrême attention aux propos de ses courtisans, qui furent infinis.
L'arrivée de ce jeune homme et l'audience si extraordinaire qu'il avait obtenue
firent pendant un mois à la cour la nouvelle et l'étonnement; sur quoi le
prince eut une idée.
Il avait dans sa garde un simple soldat qui supportait le vin d'une admirable
façon; cet homme passait sa vie au cabaret, et rendait compte de l'esprit du
militaire directement au souverain. Carlone manquait d'éducation, sans quoi
depuis longtemps il eût obtenu de l'avancement. Or, sa consigne était de se
trouver devant le palais tous les jours quand midi sonnait à la grande horloge.
Le prince alla lui-même un peu avant midi disposer d'une certaine façon la
persienne d'un entre-sol tenant à la pièce où Son Altesse s'habillait. Il
retourna dans cet entre-sol un peu après que midi eut sonné, il y trouva le
soldat; le prince avait dans sa poche une feuille de papier et une écritoire,
il dicta au soldat le billet que voici:
«Votre Excellence a beaucoup d'esprit, sans doute, et c'est grâce à sa profonde
sagacité que nous voyons cet Etat si bien gouverné. Mais, mon cher comte, de si
grands succès ne marchent point sans un peu d'envie, et je crains fort qu'on ne
rie un peu à vos dépens, si votre sagacité ne devine pas qu'un certain beau
jeune homme a eu le bonheur d'inspirer, malgré lui peut-être, un amour des plus
singuliers. Cet heureux mortel n'a, dit-on, que vingt-trois ans, et, cher
comte, ce qui complique la question, c'est que vous et moi nous avons beaucoup
plus que le double de cet âge. Le soir, à une certaine distance, le comte est
charmant, sémillant, homme d'esprit, aimable au possible; mais le matin, dans
l'intimité, à bien prendre les choses, le nouveau venu a peut-être plus
d'agréments. Or, nous autres femmes, nous faisons grand cas de cette fraîcheur
de la jeunesse, surtout quand nous avons passé la trentaine. Ne parle-t-on pas
déjà de fixer cet aimable adolescent à notre cour, par quelque belle place? Et
quelle est donc la personne qui en parle le plus souvent à votre Excellence? »
Le prince prit la lettre et donna deux écus au soldat.
-- Ceci outre vos appointements, lui dit-il d'un air morne; le silence absolu
envers tout le monde, ou bien la plus humide des basses fosses à la citadelle.
Le prince avait dans son bureau une collection d'enveloppes avec les adresses
de la plupart des gens de la cour, de la main de ce même soldat qui passait
pour ne pas savoir écrire, et n'écrivait jamais même ses rapports de police: le
prince choisit celle qu'il fallait.
Quelques heures plus tard, le comte Mosca reçut une lettre par la poste; on
avait calculé l'heure où elle pourrait arriver, et au moment où le facteur,
qu'on avait vu entrer tenant une petite lettre à la main, sortit du palais du
ministère, Mosca fut appelé chez Son Altesse. Jamais le favori n'avait paru
dominé par une plus noire tristesse; pour en jouir plus à l'aise, le prince lui
cria en le voyant:
-- J'ai besoin de me délasser en jasant au hasard avec l'ami, et non pas de
travailler avec le ministre. Je jouis ce soir d'un mal à la tête fou, et de
plus il me vient des idées noires.
Faut-il parler de l'humeur abominable qui agitait le Premier ministre, comte
Mosca de la Rovère, à l'instant où il lui fut permis de quitter son auguste
maître? Ranuce-Ernest IV était parfaitement habile dans l'art de torturer un
coeur, et je pourrais faire ici sans trop d'injustice la comparaison du tigre
qui aime à jouer avec sa proie.
Le comte se fit reconduire chez lui au galop; il cria en passant qu'on ne
laissât monter âme qui vive, fit dire à l'auditeur de service qu'il lui
rendait la liberté (savoir un être humain à portée de sa voix lui était
odieux), et courut s'enfermer dans la grande galerie de tableaux. Là enfin il
put se livrer à toute sa fureur; là il passa la soirée sans lumières à se
promener au hasard, comme un homme hors de lui. Il cherchait à imposer silence
à son coeur, pour concentrer toute la force de son attention dans la discussion
du parti à prendre. Plongé dans des angoisses qui eussent fait pitié à son plus
cruel ennemi, il se disait: L'homme que j'abhorre loge chez la duchesse, passe
tous ses moments avec elle. Dois-je tenter de faire parler une de ses femmes?
Rien de plus dangereux; elle est si bonne; elle les paie bien! elle en est
adorée! (Et de qui, grand Dieu, n'est-elle pas adorée!) Voici la question,
reprenait-il avec rage:
Faut-il laisser deviner la jalousie qui me dévore, ou ne pas en parler?
Si je me tais, on ne se cachera point de moi. Je connais Gina, c'est une femme
toute de premier mouvement; sa conduite est imprévue même pour elle; si elle
veut se tracer un rôle d'avance, elle s'embrouille; toujours, au moment de
l'action, il lui vient une nouvelle idée qu'elle suit avec transport comme
étant ce qu'il y a de mieux au monde, et qui gâte tout.
Ne disant mot de mon martyre, on ne se cache point de moi et je vois tout ce
qui peut se passer...
Oui, mais en parlant, je fais naître d'autres circonstances; je fais faire des
réflexions; je préviens beaucoup de ces choses horribles qui peuvent arriver...
Peut-être on l'éloigne (le comte respira), alors j'ai presque partie gagnée;
quand même on aurait un peu d'humeur dans le moment, je la calmerai... et cette
humeur quoi de plus naturel?... elle l'aime comme un fils depuis quinze ans. Là
gît tout mon espoir: comme un fils... mais elle a cessé de le voir
depuis sa fuite pour Waterloo; mais en revenant de Naples, surtout pour elle,
c'est un autre homme. Un autre homme, répéta-t-il avec rage, et cet
homme est charmant; il a surtout cet air naïf et tendre et cet oeil souriant
qui promettent tant de bonheur! et ces yeux-là la duchesse ne doit pas être
accoutumée à les trouver à notre cour!... Ils y sont remplacés par le regard
morne et sardonique. Moi-même, poursuivi par les affaires, ne régnant que par
mon influence sur un homme qui voudrait me tourner en ridicule, quels regards
dois-je avoir souvent? Ah! quelques soins que je prenne, c'est surtout mon
regard qui doit être vieux en moi! Ma gaieté n'est-elle pas toujours voisine de
l'ironie?... Je dirai plus, ici il faut être sincère, ma gaieté ne
laisse-t-elle pas entrevoir, comme chose toute proche, le pouvoir absolu... et
la méchanceté? Est-ce que quelquefois je ne me dis pas à moi-même, surtout
quand on m'irrite: Je puis ce que je veux? et même j'ajoute une sottise: je
dois être plus heureux qu'un autre, puisque je possède ce que les autres n'ont
pas: le pouvoir souverain dans les trois quarts des choses. Eh bien! soyons
juste; l'habitude de cette pensée doit gâter mon sourire... doit me donner un
air d'égoïsme... content... Et, comme son sourire à lui est charmant! il
respire le bonheur facile de la première jeunesse, et il le fait naître.
Par malheur pour le comte, ce soir-là le temps était chaud, étouffé, annonçant
la tempête; de ces temps, en un mot, qui, dans ces pays-là, portent aux
résolutions extrêmes. Comment rapporter tous les raisonnements, toutes les
façons de voir ce qui lui arrivait, qui, durant trois mortelles heures, mirent
à la torture cet homme passionné? Enfin le parti de la prudence l'emporta,
uniquement par suite de cette réflexion: Je suis fou, probablement; en croyant
raisonner, je ne raisonne pas; je me retourne seulement pour chercher une
position moins cruelle, je passe sans la voir à côté de quelque raison
décisive. Puisque je suis aveuglé par l'excessive douleur, suivons cette règle,
approuvée de tous les gens sages, qu'on appelle prudence.
D'ailleurs, une fois que j'ai prononcé le mot fatal jalousie, mon rôle
est tracé à tout jamais. Au contraire, ne disant rien aujourd'hui, je puis
parler demain, je reste maître de tout. La crise était trop forte, le comte
serait devenu fou, si elle eût duré. Il fut soulagé pour quelques instants, son
attention vint à s'arrêter sur la lettre anonyme. De quelle part pouvait-elle
venir? Il y eut là une recherche de noms, et un jugement à propos de chacun
d'eux, qui fit diversion. A la fin le comte se rappela un éclair de malice qui
avait jailli de l'oeil du souverain quand il en était venu à dire vers la fin
de l'audience: Oui, cher ami convenons-en, les plaisirs et les soins de l'ambition
la plus heureuse, même du pouvoir sans bornes, ne sont rien auprès du bonheur
intime que donnent les relations de tendresse et d'amour. Je suis homme avant
d'être prince, et, quand j'ai le bonheur d'aimer, ma maîtresse s'adresse à
l'homme et non au prince. Le comte rapprocha ce moment de bonheur malin de
cette phrase de la lettre: C'est grâce à votre profonde sagacité que nous
voyons cet état si bien gouverné. Cette phrase est du prince, s'écria-t-il,
chez un courtisan elle serait d'une imprudence gratuite; la lettre vient de Son
Altesse.
Ce problème résolu, la petite joie causée par le plaisir de deviner fut bientôt
effacée par la cruelle apparition des grâces charmantes de Fabrice, qui revint
de nouveau. Ce fut comme un poids énorme qui retomba sur le coeur du
malheureux. Qu'importe de qui soit la lettre anonyme! s'écria-t-il avec fureur,
le fait qu'elle me dénonce en existe-t-il moins? Ce caprice peut changer ma
vie, dit-il comme pour s'excuser d'être tellement fou. Au premier moment, si
elle l'aime d'une certaine façon, elle part avec lui pour Belgirate, pour la
Suisse, pour quelque coin du monde. Elle est riche, et d'ailleurs, dût-elle
vivre avec quelques louis chaque année, que lui importe? Ne m'avouait-elle pas,
il n'y a pas huit jours, que son palais, si bien arrangé, si magnifique,
l'ennuie? Il faut du nouveau à cette âme si jeune! Et avec quelle simplicité se
présente cette félicité nouvelle! elle sera entraînée avant d'avoir songé au
danger, avant d'avoir songé à me plaindre! Et je suis pourtant si malheureux!
s'écria le comte fondant en larmes.
Il s'était juré de ne pas aller chez la duchesse ce soir-là, mais il n'y put
tenir; jamais ses yeux n'avaient eu une telle soif de la regarder. Sur le
minuit il se présenta chez elle; il la trouva seule avec son neveu, à dix
heures elle avait renvoyé tout le monde et fait fermer sa porte.
A l'aspect de l'intimité tendre qui régnait entre ces deux êtres, et de la joie
naïve de la duchesse, une affreuse difficulté s'éleva devant les yeux du comte,
et à l'improviste! il n'y avait pas songé durant la longue délibération dans la
galerie de tableaux: comment cacher sa jalousie?
Ne sachant à quel prétexte avoir recours, il prétendit que ce soir-là, il avait
trouvé le prince excessivement prévenu contre lui, contredisant toutes ses
assertions, etc., etc. Il eut la douleur de voir la duchesse l'écouter à peine,
et ne faire aucune attention à ces circonstances qui, l'avant-veille encore,
l'auraient jetée dans des raisonnements infinis. Le comte regarda Fabrice:
jamais cette belle figure lombarde ne lui avait paru si simple et si noble!
Fabrice faisait plus d'attention que la duchesse aux embarras qu'il racontait.
Réellement, se dit-il, cette tête joint l'extrême bonté à l'expression d'une
certaine joie naïve et tendre qui est irrésistible. Elle semble dire: il n'y a
que l'amour et le bonheur qu'il donne qui soient choses sérieuses en ce monde.
Et pourtant arrive- t-on à quelque détail où l'esprit soit nécessaire, son
regard se réveille et vous étonne, et l'on reste confondu.
Tout est simple à ses yeux parce que tout est vu de haut. Grand Dieu! comment
combattre un tel ennemi? Et après tout, qu'est-ce que la vie sans l'amour de
Gina? Avec quel ravissement elle semble écouter les charmantes saillies de cet
esprit si jeune, et qui, pour une femme, doit sembler unique au monde!
Une idée atroce saisit le comte comme une crampe: le poignarder là devant elle,
et me tuer après?
Il fit un tour dans la chambre se soutenant à peine sur ses jambes, mais la
main serrée convulsivement autour du manche de son poignard. Aucun des deux ne
faisait attention à ce qu'il pouvait faire. Il dit qu'il allait donner un ordre
à son laquais, on ne l'entendit même pas; la duchesse riait tendrement d'un mot
que Fabrice venait de lui adresser. Le comte s'approcha d'une lampe dans le
premier salon, et regarda si la pointe de son poignard était bien affilée. Il
faut être gracieux et de manières parfaites envers ce jeune homme, se disait-il
en revenant et se rapprochant d'eux.
Il devenait fou; il lui sembla qu'en se penchant ils se donnaient des baisers,
là, sous ses yeux. Cela est impossible en ma présence, se dit-il; ma raison
s'égare. Il faut se calmer; si j'ai des manières rudes, la duchesse est
capable, par simple pique de vanité, de le suivre à Belgirate; et là, ou
pendant le voyage, le hasard peut amener un mot qui donnera un nom à ce qu'ils
sentent l'un pour l'autre; et après, en un instant, toutes les conséquences.
La solitude rendra ce mot décisif, et d'ailleurs, une fois la duchesse loin de
moi, que devenir? et si, après beaucoup de difficultés surmontées du côté du
prince, je vais montrer ma figure vieille et soucieuse à Belgirate, quel rôle
jouerais-je au milieu de ces gens fous de bonheur?
Ici même que suis-je autre chose que le terzo incomodo (cette belle
langue italienne est toute faite pour l'amour)! Terzo incomodo (un tiers
présent qui incommode)! Quelle douleur pour un homme d'esprit de sentir qu'on
joue ce rôle exécrable, et de ne pouvoir prendre sur soi de se lever et de s'en
aller!
Le comte allait éclater ou du moins trahir sa douleur par la décomposition de
ses traits. Comme en faisant des tours dans le salon, il se trouvait près de la
porte, il prit la fuite en criant d'un air bon et intime: Adieu vous autres! il
faut éviter le sang, se dit-il.
Le lendemain de cette horrible soirée, après une nuit passée tantôt à se
détailler les avantages de Fabrice, tantôt dans les affreux transports de la
plus cruelle jalousie, le comte eut l'idée de faire appeler un jeune valet de
chambre à lui; cet homme faisait la cour à une jeune fille nommée Chékina,
l'une des femmes de chambre de la duchesse et sa favorite. Par bonheur ce jeune
domestique était fort rangé dans sa conduite, avare même, et il désirait une
place de concierge dans l'un des établissements publics de Parme. Le comte
ordonna à cet homme de faire venir à l'instant Chékina, sa maîtresse. L'homme
obéit, et une heure plus tard le comte parut à l'improviste dans la chambre où
cette fille se trouvait avec son prétendu. Le comte les effraya tous deux par
la quantité d'or qu'il leur donna puis il adressa ce peu de mots à la
tremblante Chékina en la regardant entre les deux yeux.
-- La duchesse fait-elle l'amour avec Monsignore?
-- Non, dit cette fille prenant sa résolution après un moment de silence;...
non, pas encore, mais il baise souvent les mains de madame, en riant il
est vrai, mais avec transport.
Ce témoignage fut complété par cent réponses à autant de questions furibondes
du comte; sa passion inquiète fit bien gagner à ces pauvres gens l'argent qu'il
leur avait jeté: il finit par croire à ce qu'on lui disait, et fut moins
malheureux. -- Si jamais la duchesse se doute de cet entretien, dit-il à
Chékina, j'enverrai votre prétendu passer vingt ans à la forteresse, et vous ne
le reverrez qu'en cheveux blancs.
Quelques jours se passèrent pendant lesquels Fabrice à son tour perdit toute sa
gaieté.
-- Je t'assure, disait-il à la duchesse, que le comte Mosca a de l'antipathie
pour moi.
-- Tant pis pour Son Excellence, répondait-elle avec une sorte d'humeur.
Ce n'était point là le véritable sujet d'inquiétude qui avait fait disparaître
la gaieté de Fabrice. La position où le hasard me place n'est pas tenable, se
disait-il. Je suis bien sûr qu'elle ne parlera jamais, elle aurait horreur d'un
mot trop significatif comme d'un inceste. Mais si un soir, après une journée
imprudente et folle elle vient à faire l'examen de sa conscience, si elle croit
que j'ai pu deviner le goût qu'elle semble prendre pour moi, quel rôle
jouerais-je à ses yeux? exactement le casto Giuseppe (proverbe italien,
allusion au rôle ridicule de Joseph avec la femme de l'eunuque Putiphar).
Faire entendre par une belle confidence que je ne suis pas susceptible d'amour
sérieux? je n'ai pas assez de tenue dans l'esprit pour énoncer ce fait de façon
à ce qu'il ne ressemble pas comme deux gouttes d'eau à une impertinence. Il ne
me reste que la ressource d'une grande passion laissée à Naples, en ce cas, y
retourner pour vingt-quatre heures: ce parti est sage, mais c'est bien de la
peine! Resterait un petit amour de bas étage à Parme, ce qui peut déplaire;
mais tout est préférable au rôle affreux de l'homme qui ne veut pas deviner. Ce
dernier parti pourrait, il est vrai, compromettre mon avenir; il faudrait, à
force de prudence et en achetant la discrétion, diminuer le danger. Ce qu'il y
avait de cruel au milieu de toutes ces pensées, c'est que réellement Fabrice
aimait la duchesse de bien loin plus qu'aucun être au monde. Il faut être bien
maladroit, se disait-il avec colère, pour tant redouter de ne pouvoir persuader
ce qui est si vrai! Manquant d'habileté pour se tirer de cette position, il
devint sombre et chagrin. Que serait-il de moi, grand Dieu! si je me brouillais
avec le seul être au monde pour qui j'aie un attachement passionné? D'un autre
côté, Fabrice ne pouvait se résoudre à gâter un bonheur si délicieux par un mot
indiscret. Sa position était si remplie de charmes! l'amitié intime d'une femme
si aimable et si jolie était si douce! Sous les rapports plus vulgaires de la
vie, sa protection lui faisait une position si agréable à cette cour, dont les
grandes intrigues, grâce à elle qui les lui expliquait, l'amusaient comme une
comédie! Mais au premier moment je puis être réveillé par un coup de foudre! se
disait-il. Ces soirées si gaies, si tendres, passées presque en tête à tête
avec une femme si piquante, si elles conduisent à quelque chose de mieux, elle
croira trouver en moi un amant; elle me demandera des transports, de la folie,
et je n'aurai toujours à lui offrir que l'amitié la plus vive, mais sans amour;
la nature m'a privé de cette sorte de folie sublime. Que de reproches n'ai-je
pas eu à essuyer à cet égard! Je crois encore entendre la duchesse d'A ***, et
je me moquais de la duchesse! Elle croira que je manque d'amour pour elle,
tandis que c'est l'amour qui manque en moi; jamais elle ne voudra me
comprendre. Souvent à la suite d'une anecdote sur la cour contée par elle avec
cette grâce, cette folie qu'elle seule au monde possède, et d'ailleurs
nécessaire à mon instruction ion, je lui baise les mains et quelquefois la
joue. Que devenir si cette main presse la mienne d'une certaine façon?
Fabrice paraissait chaque jour dans les maisons les plus considérées et les
moins gaies de Parme. Dirigé par les conseils habiles de la duchesse, il
faisait une cour savante aux deux princes père et fils, à la princesse
Clara-Paolina et à monseigneur l'archevêque. Il avait des succès, mais qui ne
le consolaient point de la peur mortelle de se brouiller avec la duchesse.
Livre Premier - Chapitre VIII.
Ainsi moins d'un mois seulement après son arrivée à la cour, Fabrice avait tous
les chagrins d'un courtisan, et l'amitié intime qui faisait le bonheur de sa
vie était empoisonnée. Un soir, tourmenté par ces idées, il sortit de ce salon
de la duchesse où il avait trop l'air d'un amant régnant; errant au hasard dans
la ville, il passa devant le théâtre qu'il vit éclairé; il entra. C'était une
imprudence gratuite chez un homme de sa robe et qu'il s'était bien promis
d'éviter à Parme, qui après tout n'est qu'une petite ville de quarante mille
habitants. Il est vrai que dès les premiers jours il s'était affranchi de son
costume officiel; le soir, quand il n'allait pas dans le très grand monde, il
était simplement vêtu de noir comme un homme en deuil.
Au théâtre il prit une loge du troisième rang pour n'être pas vu; l'on donnait la
Jeune Hôtesse, de Goldoni. Il regardait l'architecture de la salle: à peine
tournait-il les yeux vers la scène. Mais le public nombreux éclatait de rire à
chaque instant; Fabrice jeta les yeux sur la jeune actrice qui faisait le rôle
de l'hôtesse, il la trouva drôle. Il regarda avec plus d'attention, elle lui
sembla tout à fait gentille et surtout remplie de naturel: c'était une jeune
fille naïve qui riait la première des jolies choses que Goldoni mettait dans sa
bouche, et qu'elle avait l'air tout étonnée de prononcer. Il demanda comment
elle s'appelait, on lui dit: Marietta Valserra.
Ah! pensa-t-il, elle a pris mon nom, c'est singulier; malgré ses projets il ne
quitta le théâtre qu'à la fin de la pièce. Le lendemain il revint; trois jours
après il savait l'adresse de la Marietta Valserra.
Le soir même du jour où il s'était procuré cette adresse avec assez de peine,
il remarqua que le comte lui faisait une mine charmante. Le pauvre amant
jaloux, qui avait toutes les peines du monde à se tenir dans les bornes de la
prudence, avait mis des espions à la suite du jeune homme, et son équipée du
théâtre lui plaisait. Comment peindre la joie du comte lorsque le lendemain du
jour où il avait pu prendre sur lui d'être aimable avec Fabrice, il apprit que
celui-ci, à la vérité à demi déguisé par une longue redingote bleue, avait
monté jusqu'au misérable appartement que la Marietta Valserra occupait au
quatrième étage d'une vieille maison derrière le théâtre? Sa joie redoubla
lorsqu'il sut que Fabrice s'était présenté sous un faux nom, et avait eu
l'honneur d'exciter la jalousie d'un mauvais garnement nommé Giletti, lequel à
la ville jouait les troisièmes rôles de valet, et dans les villages dansait sur
la corde. Ce noble amant de la Marietta se répandait en injures contre Fabrice
et disait qu'il voulait le tuer.
Les troupes d'opéra sont formées par un impresario qui engage de côté et
d'autre les sujets qu'il peut payer ou qu'il trouve libres, et la troupe
amassée au hasard reste ensemble une saison ou deux tout au plus. Il n'en est
pas de même des compagnies comiques ; tout en courant de ville en ville
et changeant de résidence tous les deux ou trois mois, elle n'en forme pas
moins comme une famille dont tous les membres s'aiment ou se haïssent. Il y a
dans ces compagnies des ménages établis que les beaux des villes où la
troupe va jouer trouvent quelquefois beaucoup de difficultés à désunir. C'est
précisément ce qui arrivait à notre héros: la petite Marietta l'aimait assez,
mais elle avait une peur horrible du Giletti qui prétendait être son maître
unique et la surveillait de près. Il protestait partout qu'il tuerait le monsignore,
car il avait suivi Fabrice et était parvenu à découvrir son nom. Ce Giletti
était bien l'être le plus laid et le moins fait pour l'amour: démesurément
grand, il était horriblement maigre, fort marqué de la petite vérole et un peu
louche. Du reste, plein des grâces de son métier, il entrait ordinairement dans
les coulisses où ses camarades étaient réunis, en faisant la roue sur les pieds
et sur les mains ou quelque autre tour gentil. Il triomphait dans les rôles où
l'acteur doit paraître la figure blanchie avec de la farine et recevoir ou
donner un nombre infini de coups de bâton. Ce digne rival de Fabrice avait 32
francs d'appointements par mois et se trouvait fort riche.
Il sembla au comte Mosca revenir des portes du tombeau, quand ses observateurs
lui donnèrent la certitude de tous ces détails. L'esprit aimable reparut; il
sembla plus gai et de meilleure compagnie que jamais dans le salon de la
duchesse, et se garda bien de rien lui dire de la petite aventure qui le
rendait à la vie. Il prit même des précautions pour qu'elle fût informée de tout
ce qui se passait le plus tard possible. Enfin il eut le courage d'écouter la
raison qui lui criait en vain depuis un mois que toutes les fois que le mérite
d'un amant pâlit, cet amant doit voyager.
Une affaire importante l'appela à Bologne, et deux fois par jour des courriers
du cabinet lui apportaient bien moins les papiers officiels de ses bureaux que
des nouvelles des amours de la petite Marietta, de la colère du terrible
Giletti et des entreprises de Fabrice.
Un des agents du comte demanda plusieurs fois Arlequin squelette et pâté,
l'un des triomphes de Giletti (il sort du pâté au moment où son rival Brighella
l'entame et le bâtonne); ce fut un prétexte pour lui faire passer cent francs.
Giletti, criblé de dettes, se garda bien de parler de cette bonne aubaine, mais
devint d'une fierté étonnante.
La fantaisie de Fabrice se changea en pique d'amour-propre (à son âge, les
soucis l'avaient déjà réduit à avoir des fantaisies )! La vanité le conduisait
au spectacle; la petite fille jouait fort gaiement et l'amusait; au sortir du
théâtre il était amoureux pour une heure. Le comte revint à Parme sur la
nouvelle que Fabrice courait des dangers réels; le Giletti, qui avait été
dragon dans le beau régiment des dragons Napoléon, parlait sérieusement de tuer
Fabrice et prenait des mesures pour s'enfuir ensuite en Romagne. Si le lecteur
est très jeune, il se scandalisera de notre admiration pour ce beau trait de
vertu. Ce ne fut pas cependant un petit effort d'héroïsme de la part du comte
que celui de revenir de Bologne; car enfin, souvent, le matin, il avait le
teint fatigué, et Fabrice avait tant de fraîcheur, tant de sérénité! Qui eût
songé à lui faire un sujet de reproche de la mort de Fabrice, arrivée en son
absence, et pour une si sotte cause? Mais il avait une de ces âmes rares qui se
font un remords éternel d'une action généreuse qu'elles pouvaient faire et
qu'elles n'ont pas faite; d'ailleurs il ne put supporter l'idée de voir la
duchesse triste, et par sa faute.
Il la trouva, à son arrivée, silencieuse et morne; voici ce qui s'était passé:
la petite femme de chambre, Chékina, tourmentée par les remords, et jugeant de
l'importance de sa faute par l'énormité de la somme qu'elle avait reçue pour la
commettre, était tombée malade. Un soir, la duchesse qui l'aimait monta jusqu'à
sa chambre. La petite fille ne put résister à cette marque de bonté, elle
fondit en larmes, voulut remettre à sa maîtresse ce qu'elle possédait encore
sur l'argent qu'elle avait reçu, et enfin eut le courage de lui avouer les
questions faites par le comte et ses réponses. La duchesse courut vers la lampe
qu'elle éteignit, puis dit à la petite Chékina qu'elle lui pardonnait, mais à
condition qu'elle ne dirait jamais un mot de cette étrange scène à qui que ce
fût; le pauvre comte, ajouta-t-elle d'un air léger, craint le ridicule; tous
les hommes sont ainsi.
La duchesse se hâta de descendre chez elle. A peine enfermée dans sa chambre,
elle fondit en larmes; elle trouvait quelque chose d'horrible dans l'idée de
faire l'amour avec ce Fabrice qu'elle avait vu naître, et pourtant que voulait
dire sa conduite?
Telle avait été la première cause de la noire mélancolie dans laquelle le comte
la trouva plongée; lui arrivé, elle eut des accès d'impatience contre lui, et
presque contre Fabrice; elle eût voulu ne plus les revoir ni l'un ni l'autre;
elle était dépitée du rôle ridicule à ses yeux que Fabrice jouait auprès de la
petite Marietta; car le comte lui avait tout dit en véritable amoureux
incapable de garder un secret. Elle ne pouvait s'accoutumer à ce malheur: son
idole avait un défaut; enfin dans un moment de bonne amitié elle demanda
conseil au comte, ce fut pour celui-ci un instant délicieux et une belle
récompense du mouvement honnête qui l'avait fait revenir à Parme.
-- Quoi de plus simple! dit le comte en riant; les jeunes gens veulent avoir
toutes les femmes, puis le lendemain, ils n'y pensent plus. Ne doit-il pas
aller à Belgirate, voir la marquise del Dongo? Eh bien! qu'il parte. Pendant
son absence je prierai la troupe comique de porter ailleurs ses talents, je
paierai les frais de route; mais bientôt nous le verrons amoureux de la
première jolie femme que le hasard conduira sur ses pas: c'est dans l'ordre, et
je ne voudrais pas le voir autrement... S'il est nécessaire, faites écrire par
la marquise.
Cette idée, donnée avec l'air d'une complète indifférence, fut un trait de
lumière pour la duchesse, elle avait peur de Giletti. Le soir le comte annonça,
comme par hasard, qu'il y avait un courrier qui, allant à Vienne passait par
Milan; trois jours après Fabrice recevait une lettre de sa mère. Il partit fort
piqué de n'avoir pu encore, grâce à la jalousie de Giletti, profiter des
excellentes intentions dont la petite Marietta lui faisait porter l'assurance
par une mammacia, vieille femme qui lui servait de mère.
Fabrice trouva sa mère et une des ses soeurs à Belgirate, gros village
piémontais, sur la rive droite du lac Majeur; la rive gauche appartient au
Milanais, et par conséquent à l'Autriche. Ce lac, parallèle au lac de Côme, et
qui court aussi du nord au midi, est situé à une vingtaine de lieues plus au
couchant. L'air des montagnes, l'aspect majestueux et tranquille de ce lac
superbe qui lui rappelait celui près duquel il avait passé son enfance, tout
contribua à changer en douce mélancolie le chagrin de Fabrice, voisin de la
colère. C'était avec une tendresse infinie que le souvenir de la duchesse se
présentait maintenant à lui; il lui semblait que de loin il prenait pour elle
cet amour qu'il n'avait jamais éprouvé pour aucune femme; rien ne lui eût été
plus pénible que d'en être à jamais séparé, et dans ces dispositions, si la
duchesse eût daigné avoir recours à la moindre coquetterie, elle eût conquis ce
coeur, par exemple, en lui opposant un rival. Mais bien loin de prendre un
parti aussi décisif, ce n'était pas sans se faire de vifs reproches qu'elle
trouvait sa pensée toujours attachée aux pas du jeune voyageur. Elle se
reprochait ce qu'elle appelait encore une fantaisie, comme si c'eût été une
horreur; elle redoubla d'attentions et de prévenances pour le comte qui, séduit
par tant de grâces, n'écoutait pas la saine raison qui prescrivait un second
voyage à Bologne.
La marquise del Dongo, pressée par les noces de sa fille aînée qu'elle mariait
à un duc milanais, ne put donner que trois jours à son fils bien-aimé; jamais
elle n'avait trouvé en lui une si tendre amitié. Au milieu de la mélancolie qui
s'emparait de plus en plus de l'âme de Fabrice, une idée bizarre et même ridicule
s'était présentée et tout à coup s'était fait suivre. Oserons-nous dire qu'il
voulait consulter l'abbé Blanès? Cet excellent vieillard était parfaitement
incapable de comprendre les chagrins d'un coeur tiraillé par des passions
puériles et presque égales en force; d'ailleurs il eût fallu huit jours pour
lui faire entrevoir seulement tous les intérêts que Fabrice devait ménager à
Parme; mais en songeant à le consulter Fabrice retrouvait la fraîcheur de ses
sensations de seize ans. Le croira- t-on? ce n'était pas simplement comme homme
sage, comme ami parfaitement doué, que Fabrice voulait lui parler; l'objet de
cette course et les sentiments qui agitèrent notre héros pendant les cinquante
heures qu'elle dura, sont tellement absurdes que sans doute, dans l'intérêt du
récit, il eût mieux valu les supprimer. Je crains que la crédulité de Fabrice
ne le prive de la sympathie du lecteur; mais enfin, il était ainsi, pourquoi le
flatter lui plutôt qu'un autre? Je n'ai point flatté le comte Mosca ni le
prince.
Fabrice donc, puisqu'il faut tout dire, Fabrice reconduisit sa mère jusqu'au
portde Laveno, rive gauche du lac Majeur, rive autrichienne, où elle descendit
vers les huit heures du soir. (Le lac est considéré comme un pays neutre, et
l'on ne demande point de passeport à qui ne descend point à terre.) Mais à
peine la nuit fut-elle venue qu'il se fit débarquer sur cette même rive
autrichienne, au milieu d'un petit bois qui avance dans les flots. Il avait
loué une sediola, sorte de tilbury champêtre et rapide, à l'aide duquel
il put suivre, à cinq cents pas de distance, la voiture de sa mère; il était
déguisé en domestique de la casa del Dongo, et aucun des nombreux
employés de la police ou de la douane n'eut l'idée de lui demander son
passeport. A un quart de lieue de Côme, où la marquise et sa fille devaient
s'arrêter pour passer la nuit, il prit un sentier à gauche, qui, contournant le
bourg de Vico, se réunit ensuite à un petit chemin récemment établi sur
l'extrême bord du lac. Il était minuit, et Fabrice pouvait espérer de ne
rencontrer aucun gendarme. Les arbres des bouquets de bois que le petit chemin
traversait à chaque instant dessinaient le noir contour de leur feuillage sur
un ciel étoilé, mais voilé par une brume légère. Les eaux et le ciel étaient d'une
tranquillité profonde; l'âme de Fabrice ne put résister à cette beauté sublime;
il s'arrêta, puis s'assit sur un rocher qui s'avançait dans le lac, formant
comme un petit promontoire. Le silence universel n'était troublé, à intervalles
égaux, que par la petite lame du lac qui venait expirer sur la grève. Fabrice
avait un coeur italien; j'en demande pardon pour lui: ce défaut, qui le rendra
moins aimable, consistait surtout en ceci: il n'avait de vanité que par accès,
et l'aspect seul de la beauté sublime le portait à l'attendrissement, et ôtait
à ses chagrins leur pointe âpre et dure. Assis sur son rocher isolé, n'ayant
plus à se tenir en garde contre les agents de la police, protégé par la nuit
profonde et le vaste silence, de douces larmes mouillèrent ses yeux, et il
trouva là, à peu de frais, les moments les plus heureux qu'il eût goûtés depuis
longtemps.
Il résolut de ne jamais dire de mensonges à la duchesse, et c'est parce qu'il
l'aimait à l'adoration en ce moment, qu'il se jura de ne jamais lui dire qu'il
l'aimait ; jamais il ne prononcerait auprès d'elle le mot d'amour, puisque
la passion que l'on appelle ainsi était étrangère à son coeur. Dans
l'enthousiasme de générosité et de vertu qui faisait sa félicité en ce moment,
il prit la résolution de lui tout dire à la première occasion: son coeur
n'avait jamais connu l'amour. Une fois ce parti courageux bien adopté, il se
sentit comme délivré d'un poids énorme. Elle me dira peut-être quelques mots
sur Marietta: eh bien! je ne reverrai jamais la petite Marietta, se répondit-il
à lui-même avec gaieté.
La chaleur accablante qui avait régné pendant la journée commençait à être
tempérée par la brise du matin. Déjà l'aube dessinait par une faible lueur
blanche les pics des Alpes qui s'élèvent au nord et à l'orient du lac de Côme.
Leurs masses, blanchies par les neiges, même au mois de juin, se dessinent sur
l'azur clair d'un ciel toujours pur à ces hauteurs immenses. Une branche des
Alpes s'avançant au midi vers l'heureuse Italie sépare les versants du lac de
Côme de ceux du lac de Garde. Fabrice suivait de l'oeil toutes les branches de
ces montagnes sublimes, l'aube en s'éclaircissant venait marquer les vallées
qui les séparent en éclairant la brume légère qui s'élevait du fond des gorges.
Depuis quelques instants Fabrice s'était remis en marche; il passa la colline
qui forme la presqu'île de Durini, et enfin parut à ses yeux ce clocher du
village de Grianta, où si souvent il avait fait des observations d'étoiles avec
l'abbé Blanès. Quelle n'était pas mon ignorance en ce temps-là! Je ne pouvais
comprendre, se disait-il, même le latin ridicule de ces traités d'astrologie
que feuilletait mon maître, et je crois que je les respectais surtout parce
que, n'y entendant que quelques mots par-ci par-là, mon imagination se
chargeait de leur prêter un sens, et le plus romanesque possible.
Peu à peu sa rêverie prit un autre cours. Y aurait-il quelque chose de réel
dans cette science? Pourquoi serait-elle différente des autres? Un certain
nombre d'imbéciles et de gens adroits conviennent entre eux qu'ils savent le mexicain
, par exemple; ils s'imposent en cette qualité à la société qui les respecte et
aux gouvernements qui les paient. On les accable de faveurs précisément parce
qu'ils n'ont point d'esprit, et que le pouvoir n'a pas à craindre qu'ils
soulèvent les peuples et fassent du pathos à l'aide des sentiments généreux!
Par exemple le père Bari, auquel Ernest IV vient d'accorder quatre mille francs
de pension et la croix de son ordre pour avoir restitué dix-neuf vers d'un
dithyrambe grec!
Mais, grand Dieu! ai-je bien le droit de trouver ces choses-là ridicules?
Est-ce bien à moi de me plaindre? se dit-il tout à coup en s'arrêtant, est-ce
que cette même croix ne vient pas d'être donnée à mon gouverneur de Naples?
Fabrice éprouva un sentiment de malaise profond; le bel enthousiasme de vertu
qui naguère venait de faire battre son coeur se changeait dans le vil plaisir
d'avoir une bonne part dans un vol. Eh bien! se dit-il enfin avec les yeux
éteints d'un homme mécontent de soi, puisque ma naissance me donne le droit de
profiter de ces abus, il serait d'une insigne duperie à moi de n'en pas prendre
ma part; mais il ne faut point m'aviser de les maudire en public. Ces
raisonnements ne manquaient pas de justesse; mais Fabrice était bien tombé de
cette élévation de bonheur sublime où il s'était trouvé transporté une heure
auparavant. La pensée du privilège avait desséché cette plante toujours si
délicate qu'on nomme le bonheur.
S'il ne faut pas croire à l'astrologie, reprit-il en cherchant à s'étourdir, si
cette science est, comme les trois quarts des sciences non mathématiques, une
réunion de nigauds enthousiastes et d'hypocrites adroits et payés par qui ils
servent, d'où vient que je pense si souvent et avec émotion à cette circonstance
fatale? Jadis je suis sorti de la prison de B***, mais avec l'habit et la
feuille de route d'un soldat jeté en prison pour de justes causes.
Le raisonnement de Fabrice ne put jamais pénétrer plus loin; il tournait de
cent façons, autour de la difficulté sans parvenir à la surmonter. Il était
trop jeune encore; dans ses moments de loisir, son âme s'occupait avec
ravissement à goûter les sensations produites par des circonstances romanesques
que son imagination était toujours prête à lui fournir. Il était bien loin
d'employer son temps à regarder avec patience les particularités réelles des
choses pour ensuite deviner leurs causes. Le réel lui semblait encore plat et
fangeux; je conçois qu'on n'aime pas à le regarder, mais alors il ne faut pas
en raisonner. Il ne faut pas surtout faire des objections avec les diverses
pièces de son ignorance.
C'est ainsi que, sans manquer d'esprit, Fabrice ne put parvenir à voir que sa
demi- croyance dans les présages était pour lui une religion, une impression
profonde reçue à son entrée dans la vie. Penser à cette croyance c'était
sentir, c'était un bonheur. Et il s'obstinait à chercher comment ce pouvait
être une science prouvée, réelle, dans le genre de la géométrie par
exemple. Il recherchait avec ardeur, dans sa mémoire, toutes les circonstances
où des présages observés par lui n'avaient pas été suivis de l'événement
heureux ou malheureux qu'ils semblaient annoncer. Mais tout en croyant suivre
un raisonnement et marcher à la vérité, son attention s'arrêtait avec bonheur
sur le souvenir des cas où le présage avait été largement suivi par l'accident
heureux ou malheureux qu'il lui semblait prédire, et son âme était frappée de
respect et attendrie; et il eût éprouvé une répugnance invincible pour l'être
qui eût nié les présages, et surtout s'il eût employé l'ironie.
Fabrice marchait sans s'apercevoir des distances, et il en était là de ses
raisonnements impuissants, lorsqu'en levant la tête il vit le mur du jardin de
son père. Ce mur, qui soutenait une belle terrasse, s'élevait à plus de
quarante pieds au-dessus du chemin, à droite. Un cordon de pierres de taille
tout en haut, près de la balustrade, lui donnait un air monumental. Il n'est
pas mal, se dit froidement Fabrice, cela est d'une bonne architecture, presque
dans le goût romain; il appliquait ses nouvelles connaissances en antiquités.
Puis il détourna la tête avec dégoût; les sévérités de son père, et surtout la
dénonciation de son frère Ascagne au retour de son voyage en France, lui
revinrent à l'esprit.
Cette dénonciation dénaturée a été l'origine de ma vie actuelle; je puis la
haïr, je puis la mépriser, mais enfin elle a changé ma destinée. Que
devenais-je une fois relégué à Novare et n'étant presque que souffert chez
l'homme d'affaires de mon père, si ma tante n'avait fait l'amour avec un
ministre puissant? si cette tante se fût trouvée n'avoir qu'une âme sèche et
commune au lieu de cette âme tendre et passionnée et qui m'aime avec une sorte
d'enthousiasme qui m'étonne? où en serais-je maintenant si la duchesse avait eu
l'âme de son frère le marquis del Dongo?
Accablé par ces souvenirs cruels, Fabrice ne marchait plus que d'un pas
incertain; il parvint au bord du fossé précisément vis-à-vis la magnifique
façade du château. Ce fut à peine s'il jeta un regard sur ce grand édifice
noirci par le temps. Le noble langage de l'architecture le trouva insensible;
le souvenir de son frère et de son père fermait son âme à toute sensation de
beauté, il n'était attentif qu'à se tenir sur ses gardes en présence d'ennemis
hypocrites et dangereux. Il regarda un instant, mais avec un dégoût marqué, la
petite fenêtre de la chambre qu'il occupait avant 1815 au troisième étage. Le
caractère de son père avait dépouillé de tout charme les souvenirs de la
première enfance. Je n'y suis pas rentré, pensa-t-il, depuis le 7 mars à 8
heures du soir. J'en sortis pour aller prendre le passeport de Vasi, et le
lendemain, la crainte des espions me fit précipiter mon départ. Quand je
repassai après le voyage en France, je n'eus pas le temps d'y monter, même pour
revoir mes gravures, et cela grâce à la dénonciation de mon frère.
Fabrice détourna la tête avec horreur. L'abbé Blanès a plus de
quatre-vingt-trois ans, se dit-il tristement, il ne vient presque plus au
château, à ce que m'a raconté ma soeur; les infirmités de la vieillesse ont
produit leur effet. Ce coeur si ferme et si noble est glacé par l'âge. Dieu
sait depuis combien de temps il ne va plus à son clocher! je me cacherai dans
le cellier, sous les cuves ou sous le pressoir jusqu'au moment de son réveil;
je n'irai pas troubler le sommeil du bon vieillard; probablement il aura oublié
jusqu'à mes traits; six ans font beaucoup à cet âge! je ne trouverai plus que
le tombeau d'un ami! Et c'est un véritable enfantillage, ajouta-t-il, d'être
venu ici affronter le dégoût que me cause le château de mon père.
Fabrice entrait alors sur la petite place de l'église; ce fut avec un
étonnement allant jusqu'au délire qu'il vit, au second étage de l'antique
clocher, la fenêtre étroite et longue éclairée par la petite lanterne de l'abbé
Blanès. L'abbé avait coutume de l'y déposer, en montant à la cage de planches
qui formait son observatoire, afin que la clarté ne l'empêchât pas de lire sur
son planisphère. Cette carte du ciel était tendue sur un grand vase de terre
cuite qui avait appartenu jadis à un oranger du château. Dans l'ouverture, au
fond du vase, brûlait la plus exiguÎ des lampes, dont un petit tuyau de
fer-blanc conduisait la fumée hors du vase, et l'ombre du tuyau marquait le
nord sur la carte. Tous ces souvenirs de choses si simples inondèrent
d'émotions l'âme de Fabrice et la remplirent de bonheur.
Presque sans y songer, il fit avec l'aide de ses deux mains le petit sifflement
bas et bref qui autrefois était le signal de son admission. Aussitôt il
entendit tirer à plusieurs reprises la corde qui, du haut de l'observatoire
ouvrait le loquet de la porte du clocher. Il se précipita dans l'escalier, ému
jusqu'au transport; iltrouva l'abbé sur son fauteuil de bois à sa place
accoutumée; son oeil était fixé sur la petite lunette d'un quart de cercle
mural. De la main gauche, l'abbé lui fit signe de ne pas l'interrompre dans son
observation; un instant après il écrivit un chiffre sur une carte à jouer,
puis, se retournant sur son fauteuil, il ouvrit les bras à notre héros qui s'y
précipita en fondant en larmes. L'abbé Blanès était son véritable père.
-- Je t'attendais, dit Blanès, après les premiers mots d'épanchement et de
tendresse. L'abbé faisait-il son métier de savant; ou bien, comme il pensait
souvent à Fabrice, quelque signe astrologique lui avait-il par un pur hasard
annoncé son retour?
-- Voici ma mort qui arrive, dit l'abbé Blanès.
-- Comment! s'écria Fabrice tout ému.
-- Oui, reprit l'abbé d'un ton sérieux, mais point triste: cinq mois et demi ou
six mois et demi après que je t'aurai revu, ma vie ayant trouvé son complément
de bonheur, s'éteindra,
Come face al mancar dell alimento
(comme la petite lampe quand l'huile vient à manquer). Avant le moment suprême,
je passerai probablement un ou deux mois sans parler, après quoi je serai reçu
dans le sein de notre père; si toutefois il trouve que j'ai rempli mon devoir
dans le poste où il m'avait placé en sentinelle.
Toi tu es excédé de fatigue, ton émotion te dispose au sommeil. Depuis que je
t'attends, j'ai caché un pain et une bouteille d'eau-de-vie dans la grande
caisse de mes instruments. Donne ces soutiens à ta vie et tâche de prendre
assez de forces pour m'écouter encore quelques instants. Il est en mon pouvoir
de te dire plusieurs choses avant que la nuit soit tout à fait remplacée par le
jour; maintenant je les vois beaucoup plus distinctement que peut-être je ne
les verrai demain. Car, mon enfant, nous sommes toujours faibles, et il faut
toujours faire entrer cette faiblesse en ligne de compte. Demain peut-être le
vieil homme, l'homme terrestre sera occupé en moi des préparatifs de ma mort,
et demain soir à 9 heures, il faut que tu me quittes.
Fabrice lui ayant obéi en silence comme c'était sa coutume:
-- Donc, il est vrai, reprit le vieillard, que lorsque tu as essayé de voir
Waterloo, tu n'as trouvé d'abord qu'une prison.
-- Oui, mon père, répliqua Fabrice étonné.
-- Eh bien, ce fut un rare bonheur, car, averti par ma voix, ton âme peut se
préparer à une autre prison bien autrement dure, bien plus terrible!
Probablement tu n'en sortiras que par un crime, mais, grâce au ciel, ce crime
ne sera pas commis par toi. Ne tombe jamais dans le crime avec quelque violence
que tu sois tenté; je crois voir qu'il sera question de tuer un innocent, qui,
sans le savoir, usurpe tes droits; si tu résistes à la violente tentation qui
semblera justifiée par les lois de l'honneur, ta vie sera très heureuse aux
yeux des hommes..., et raisonnablement heureuse aux yeux du sage, ajouta-t-il,
après un instant de réflexion; tu mourras comme moi, mon fils, assis sur un
siège de bois, loin de tout luxe, et détrompé du luxe, et comme moi n'ayant à
te faire aucun reproche grave.
Maintenant, les choses de l'état futur sont terminées entre nous, je ne
pourrais ajouter rien de bien important. C'est en vain que j'ai cherché à voir
de quelle durée sera cette prison; s'agit-il de six mois, d'un an, de dix ans?
Je n'ai rien pu découvrir; apparemment j'ai commis quelque faute, et le ciel a
voulu me punir par le chagrin de cette incertitude. J'ai vu seulement qu'après
la prison, mais je ne sais si c'est au moment même de la sortie, il y aura ce
que j'appelle un crime, mais par bonheur je crois être sûr qu'il ne sera pas
commis par toi. Si tu as la faiblesse de tremper dans ce crime, tout le reste
de mes calculs n'est qu'une longue erreur. Alors tu ne mourras point avec la
paix de l'âme, sur un siège de bois et vêtu de blanc. En disant ces mots,
l'abbé Blanès voulut se lever; ce fut alors que Fabrice s'aperçut des ravages du
temps; il mit près d'une minute à se lever et à se retourner vers Fabrice.
Celui-ci le laissait faire, immobile et silencieux. L'abbé se jeta dans ses
bras à diverses reprises; il le serra avec une extrême tendresse. Après quoi il
reprit avec toute sa gaieté d'autrefois: Tâche de t'arranger au milieu de mes
instruments pour dormir un peu commodément, prends mes pelisses; tu en
trouveras plusieurs de grand prix que la duchesse Sanseverina me fit parvenir
il y a quatre ans. Elle me demanda une prédiction sur ton compte, que je me
gardai bien de lui envoyer, tout en gardant ses pelisses et son beau quart de
cercle. Toute l'annonce de l'avenir est une infraction à la règle, et a ce
danger qu'elle peut changer l'événement, auquel cas toute la science tombe par
terre comme un véritable jeu d'enfant; et d'ailleurs il y avait des choses
dures à dire à cette duchesse toujours si jolie. A propos, ne sois point
effrayé dans ton sommeil par les cloches qui vont faire un tapage effroyable à
côté de ton oreille, lorsque l'on va sonner la messe de sept heures; plus tard,
à l'étage inférieur, ils vont mettre en branle le gros bourdon qui secoue tous
mes instruments. C'est aujourd'hui saint Giovita, martyr et soldat. Tu sais, le
petit village de Grianta a le même patron que la grande ville de Brescia, ce
qui, par parenthèse, trompa d'une façon bien plaisante mon illustre maître
Jacques Marini de Ravenne. Plusieurs fois il m'annonça que je ferais une assez
belle fortune ecclésiastique, il croyait que je serais curé de la magnifique
église de Saint-Giovita, à Brescia; j'ai été curé d'un petit village de sept
cent cinquante feux! Mais tout a été pour le mieux. J'ai vu, il n'y a pas dix
ans de cela, que si j'eusse été curé à Brescia, ma destinée était d'être mis en
prison sur une colline de la Moravie, au Spielberg. Demain je t'apporterai
toutes sortes de mets délicats volés au grand dîner que je donne à tous les
curés des environs qui viennent chanter à ma grand-messe. Je les apporterai en
bas, mais ne cherche point à me voir, ne descends pour te mettre en possession
de ces bonnes choses que lorsque tu m'auras entendu ressortir. Il ne faut pas
que tu me revoies de jour, et le soleil se couchant demain à sept heures
et vingt-sept minutes, je ne viendrai t'embrasser que vers les huit heures, et
il faut que tu partes pendant que les heures se comptent encore par neuf,
c'est-à-dire avant que l'horloge ait sonné dix heures. Prends garde que l'on ne
te voie aux fenêtres du clocher: les gendarmes ont ton signalement et ils sont
en quelque sorte sous les ordres de ton frère qui est un fameux tyran. Le
marquis del Dongo s'affaiblit, ajouta Blanès d'un air triste, et s'il te
revoyait, peut-être te donnerait-il quelque chose de la main à la main. Mais de
tels avantages entachés de fraude ne conviennent point à un homme tel que toi,
dont la force sera un jour dans sa conscience. Le marquis abhorre son fils
Ascagne, et c'est à ce fils qu'échoiront les cinq ou six millions qu'il
possède. C'est justice. Toi, à sa mort, tu auras une pension de quatre mille
francs, et cinquante aunes de drap noir pour le deuil de tes gens.
Livre Premier - Chapitre IX.
L'âme de Fabrice était exaltée par les discours du vieillard, par la profonde
attention et par l'extrême fatigue. Il eut grand-peine à s'endormir, et son
sommeil fut agité de songes, peut-être présages de l'avenir; le matin, à dix
heures, il fut réveillé par le tremblement général du clocher, un bruit
effroyable semblait venir du dehors. Il se leva éperdu, et se crut à la fin du
monde, puis il pensa qu'il était en prison; il lui fallut du temps pour
reconnaître le son de la grosse cloche que quarante paysans mettaient en
mouvement en l'honneur du grand saint Giovita, dix auraient suffi.
Fabrice chercha un endroit convenable pour voir sans être vu; il s'aperçut que
de cette grande hauteur, son regard plongeait sur les jardins, et même sur la
cour intérieure du château de son père. Il l'avait oublié. L'idée de ce père
arrivant aux bornes de la vie changeait tous ses sentiments. Il distinguait
jusqu'aux moineaux qui cherchaient quelques miettes de pain sur le grand balcon
de la salle à manger. Ce sont les descendants de ceux qu'autrefois j'avais
apprivoisés, se dit-il. Ce balcon, comme tous les autres balcons du palais,
était chargé d'un grand nombre d'orangers dans des vases de terre plus ou moins
grands: cette vue l'attendrit; l'aspect de cette cour intérieure, ainsi ornée
avec ses ombres bien tranchées et marquées par un soleil éclatant, était
vraiment grandiose.
L'affaiblissement de son père lui revenait à l'esprit. Mais c'est vraiment
singulier, se disait-il, mon père n'a que trente-cinq ans de plus que moi;
trente-cinq et vingt- trois ne font que cinquante-huit! Ses yeux, fixés sur les
fenêtres de la chambre de cet homme sévère et qui ne l'avait jamais aimé, se
remplirent de larmes. Il frémit, et un froid soudain courut dans ses veines
lorsqu'il crut reconnaître son père traversant une terrasse garnie d'orangers,
qui se trouvait de plain-pied avec sa chambre; mais ce n'était qu'un valet de
chambre. Tout à fait sous le clocher, une quantité de jeunes filles vêtues de
blanc et divisées en différentes troupes étaient occupées à tracer des dessins
avec des fleurs rouges, bleues et jaunes sur le sol des rues où devait passer
la procession. Mais il y avait un spectacle qui parlait plus vivement à l'âme
de Fabrice: du clocher, ses regards plongeaient sur les deux branches du lac à
une distance de plusieurs lieues, et cette vue sublime lui fit bientôt oublier
toutes les autres; elle réveillait chez lui les sentiments les plus élevés.
Tous les souvenirs de son enfance vinrent en foule assiéger sa pensée; et cette
journée passée en prison dans un clocher fut peut-être l'une des plus heureuses
de sa vie.
Le bonheur le porta à une hauteur de pensées assez étrangère à son caractère;
il considérait les événements de la vie, lui, si jeune, comme si déjà il fût
arrivé à sa dernière limite. Il faut en convenir, depuis mon arrivée à Parme,
se dit-il enfin, après plusieurs heures de rêveries délicieuses, je n'ai point
eu de joie tranquille et parfaite, comme celle que je trouvais à Naples en
galopant dans les chemins de Vomero ou en courant les rives de Misène. Tous les
intérêts si compliqués de cette petite cour méchante m'ont rendu méchant... Je
n'ai point du tout de plaisir à haïr, je crois même que ce serait un triste
bonheur pour moi que celui d'humilier mes ennemis si j'en avais; mais je n'ai
point d'ennemi... Halte-là! se dit-il tout à coup, j'ai pour ennemi Giletti...
Voilà qui est singulier, se dit-il; le plaisir que j'éprouverais à voir cet
homme si laid aller à tous les diables, survit au goût fort léger que j'avais
pour la petite Marietta... Elle ne vaut pas, à beaucoup près, la duchesse d'A
*** que j'étais obligé d'aimer à Naples puisque je lui avais dit que j'étais
amoureux d'elle. Grand Dieu! que de fois je me suis ennuyé durant les longs
rendez-vous que m'accordait cette belle duchesse; jamais rien de pareil dans la
chambre délabrée et servant de cuisine où la petite Marietta m'a reçu deux
fois, et pendant deux minutes chaque fois.
Eh, grand Dieu! qu'est-ce que ces gens-là mangent? C'est à faire pitié!
J'aurais dû faire à elle et à la mammacia une pension de trois beefsteacks
payables tous les jours... La petite Marietta, ajouta-t-il, me distrayait des
pensées méchantes que me donnait le voisinage de cette cour.
J'aurais peut-être bien fait de prendre la vie de café, comme dit la duchesse;
elle semblait pencher de ce côté-là, et elle a bien plus de génie que moi.
Grâce à ses bienfaits, ou bien seulement avec cette pension de quatre mille
francs et ce fonds de quarante mille placés à Lyon et que ma mère me destine,
j'aurais toujours un cheval et quelques écus pour faire des fouilles et former
un cabinet. Puisqu'il semble que je ne dois pas connaître l'amour, ce seront
toujours là pour moi les grandes sources de félicité; je voudrais, avant de
mourir, aller revoir le champ de bataille de Waterloo, et tâcher de reconnaître
la prairie où je fus si gaiement enlevé de mon cheval et assis par terre. Ce
pèlerinage accompli, je reviendrais souvent sur ce lac sublime; rien d'aussi
beau ne peut se voir au monde, du moins pour mon coeur. A quoi bon aller si
loin chercher le bonheur, il est là sous mes yeux!
Ah! se dit Fabrice, comme objection, la police me chasse du lac de Côme, mais
je suis plus jeune que les gens qui dirigent les coups de cette police. Ici,
ajouta-t-il en riant, je ne trouverais point de duchesse d'A ***, mais je
trouverais une de ces petites filles là-bas qui arrangent des fleurs sur le
pavé et, en vérité, je l'aimerais tout autant: l'hypocrisie me glace même en
amour, et nos grandes dames visent à des effets trop sublimes. Napoléon leur a
donné des idées de moeurs et de constance.
Diable! se dit-il tout à coup, en retirant la tête de la fenêtre comme s'il eût
craint d'être reconnu malgré l'ombre de l'énorme jalousie de bois qui
garantissait les cloches de la pluie, voici une entrée de gendarmes en grande
tenue. En effet, dix gendarmes, dont quatre sous-officiers, paraissaient dans
le haut de la grande rue du village. Le maréchal des logis les distribuait de
cent pas en cent pas, le long du trajet que devait parcourir la procession.
Tout le monde me connaît ici; si l'on me voit, je ne fais qu'un saut des bords
du lac de Côme au Spielberg, où l'on m'attachera à chaque jambe une chaîne
pesant cent dix livres: et quelle douleur pour la duchesse!
Fabrice eut besoin de deux ou trois minutes pour se rappeler que d'abord il
était placé à plus de quatre-vingts pieds d'élévation, que le lieu où il se
trouvait était comparativement obscur, que les yeux des gens qui pourraient le
regarder étaient frappés par un soleil éclatant, et qu'enfin ils se promenaient
les yeux grands ouverts dans des rues dont toutes les maisons venaient d'être
blanchies au lait de chaux, en l'honneur de la fête de saint Giovita. Malgré
dés raisonnements si clairs, l'âme italienne de Fabrice eût été désormais hors
d'état de goûter aucun plaisir, s'il n'eût interposé entre lui et les gendarmes
un lambeau de vieille toile qu'il cloua contre la fenêtre et auquel il fit deux
trous pour les yeux.
Les cloches ébranlaient l'air depuis dix minutes, la procession sortait de
l'église, les mortaretti se firent entendre. Fabrice tourna la tête et reconnut
cette petite esplanade garnie d'un parapet et dominant le lac, où si souvent,
dans sa jeunesse, il s'était exposé à voir les mortaretti lui partir entre les
jambes, ce qui faisait que le matin des jours de fête sa mère voulait le voir
auprès d'elle.
Il faut savoir que les mortaretti (ou petits mortiers) ne sont autre chose que
des canons de fusil que l'on scie de façon à ne leur laisser que quatre pouces
de longueur; c'est pour cela que les paysans recueillent avidement les canons
de fusil que, depuis 1796, la politique de l'Europe a semés à foison dans les plaines
de la Lombardie. Une fois réduits à quatre pouces de longueur, on charge ces
petits canons jusqu'à la gueule, on les place à terre dans une position
verticale, et une traînée de poudre va de l'un à l'autre; ils sont rangés sur
trois lignes comme un bataillon, et au nombre de deux ou trois cents, dans
quelque emplacement voisin du lieu que doit parcourir la procession. Lorsque le
Saint-Sacrement approche, on met le feu à la traînée de poudre, et alors
commence un feu de file de coups secs, le plus inégal du monde et le plus
ridicule; les femmes sont ivres de joie. Rien n'est gai comme le bruit de ces
mortaretti entendu de loin sur le lac, et adouci par le balancement des eaux;
ce bruit singulier et qui avait fait si souvent la joie de son enfance chassa
les idées un peu trop sérieuses dont notre héros était assiégé; il alla
chercher la grande lunette astronomique de l'abbé, et reconnut la plupart des
hommes et des femmes qui suivaient la procession. Beaucoup de charmantes
petites filles que Fabrice avait laissées à l'âge de onze et douze ans étaient
maintenant des femmes superbes dans toute la fleur de la plus vigoureuse
jeunesse; elles firent renaître le courage de notre héros, et pour leur parler
il eût fort bien bravé les gendarmes.
La procession passée et rentrée dans l'église par une porte latérale que
Fabrice ne pouvait apercevoir, la chaleur devint bientôt extrême même au haut
du clocher; les habitants rentrèrent chez eux et il se fit un grand silence
dans le village. Plusieurs barques se chargèrent de paysans retournant à
Belagio, à Menagio et autres villages situés sur le lac; Fabrice distinguait le
bruit de chaque coup de rame: ce détail si simple le ravissait en extase; sa
joie actuelle se composait de tout le malheur, de toute la gêne qu'il trouvait
dans la vie compliquée des cours. Qu'il eût été heureux en ce moment de faire
une lieue sur ce beau lac si tranquille et qui réfléchissait si bien la
profondeur des cieux! Il entendit ouvrir la porte d'en bas du clocher: c'était
la vieille servante de l'abbé Blanès, qui apportait un grand panier; il eut
toutes les peines du monde à s'empêcher de lui parler. Elle a pour moi presque
autant d'amitié que son maître, se disait-il, et d'ailleurs je pars ce soir à
neuf heures; est-ce qu'elle ne garderait pas le secret qu'elle m'aurait juré,
seulement pendant quelques heures? Mais, se dit Fabrice, je déplairais à mon
ami! je pourrais le compromettre avec les gendarmes! et il laissa partir la
Ghita sans lui parler. Il fit un excellent dîner, puis s'arrangea pour dormir
quelques minutes: il ne se réveilla qu'à huit heures et demie du soir, l'abbé
Blanès lui secouait le bras, et il était nuit.
Blanès était extrêmement fatigué, il avait cinquante ans de plus que la veille.
Il ne parla plus de choses sérieuses; assis sur son fauteuil de bois,
embrasse-moi, dit-il à Fabrice. Il le reprit plusieurs fois dans ses bras. La
mort, dit-il enfin, qui va terminer cette vie si longue, n'aura rien d'aussi
pénible que cette séparation. J'ai une bourse que je laisserai en dépôt à la
Ghita, avec ordre d'y puiser pour ses besoins, mais de te remettre ce qui
restera si jamais tu viens le demander. Je la connais; après cette
recommandation, elle est capable, par économie pour toi, de ne pas acheter de
la viande quatre fois par an, si tu ne lui donnes des ordres bien précis. Tu
peux toi-même être réduit à la misère, et l'obole du vieil ami te servira.
N'attends rien de ton frère que des procédés atroces, et tâche de gagner de
l'argent par un travail qui te rende utile à la société. Je prévois des orages
étranges; peut- être dans cinquante ans ne voudra-t-on plus d'oisifs. Ta mère
et ta tante peuvent te manquer, tes soeurs devront obéir à leurs maris...
Va-t'en, va-t'en! fuis! s'écria Blanès avec empressement: il venait d'entendre
un petit bruit dans l'horloge qui annonçait que dix heures allaient sonner, il
ne voulut pas même permettre à Fabrice de l'embrasser une dernière fois.
-- Dépêche! dépêche! lui cria-t-il; tu mettras au moins une minute à descendre
l'escalier; prends garde de tomber, ce serait d'un affreux présage.
Fabrice se précipita dans l'escalier, et, arrivé sur la place, se mit à courir.
Il était à peine arrivé devant le château de son père, que la cloche sonna dix
heures; chaque coup retentissait dans sa poitrine et y portait un trouble
singulier. Il s'arrêta pour réfléchir, ou plutôt pour se livrer aux sentiments
passionnés que lui inspirait la contemplation de cet édifice majestueux qu'il
jugeait si froidement la veille. Au milieu de sa rêverie, des pas d'homme
vinrent le réveiller; il regarda et se vit au milieu de quatre gendarmes. Il
avait deux excellents pistolets dont il venait de renouveler les amorces en
dînant, le petit bruit qu'il fit en les armant attira l'attention d'un des
gendarmes, et fut sur le point de le faire arrêter. Il s'aperçut du danger
qu'il courait et pensa à faire feu le premier; c'était son droit, car c'était
la seule manière qu'il eût de résister à quatre hommes bien armés. Par bonheur
les gendarmes, qui circulaient pour faire évacuer les cabarets, ne s'étaient
point montrés tout à fait insensibles aux politesses qu'ils avaient reçues dans
plusieurs de ces lieux aimables; ils ne se décidèrent pas assez rapidement à
faire leur devoir. Fabrice prit la fuite en courant à toutes jambes. Les
gendarmes firent quelques pas en courant aussi et criant: Arrête! arrête! puis
tout rentra dans le silence. A trois cents pas de là, Fabrice s'arrêta pour
reprendre haleine. Le bruit de mes pistolets a failli me faire prendre; c'est
bien pour le coup que la duchesse m'eût dit, si jamais il m'eût été donné de
revoir ses beaux yeux, que mon âme trouve du plaisir à contempler ce qui
arrivera dans dix ans, et oublie de regarder ce qui se passe actuellement à mes
côtés.
Fabrice frémit en pensant au danger qu'il venait d'éviter; il doubla le pas,
mais bientôt il ne put s'empêcher de courir, ce qui n'était pas trop prudent,
car il se fit remarquer de plusieurs paysans qui regagnaient leur logis. Il ne
put prendre sur lui de s'arrêter que dans la montagne, à plus d'une lieue de
Grianta et, même arrêté, il eut une sueur froide en pensant au Spielberg.
Voilà une belle peur! se dit-il: en entendant le son de ce mot, il fut presque
tenté d'avoir honte. Mais ma tante ne me dit-elle pas que la chose dont j'ai le
plus besoin c'est d'apprendre à me pardonner? Je me compare toujours à un
modèle parfait, et qui ne peut exister. Eh bien! je me pardonne ma peur, car,
d'un autre côté, j'étais bien disposé à défendre ma liberté, et certainement
tous les quatre ne seraient pas restés debout pour me conduire en prison. Ce
que je fais en ce moment, ajouta-t-il, n'est pas militaire; au lieu de me
retirer rapidement, après avoir rempli mon objet, et peut-être donné l'éveil à
mes ennemis, je m'amuse à une fantaisie plus ridicule peut-être que toutes les
prédictions du bon abbé.
En effet, au lieu de se retirer par la ligne la plus courte, et de gagner les
bords du lac Majeur, où sa barque l'attendait, il faisait un énorme détour pour
aller voir son arbre. Le lecteur se souvient peut-être de l'amour que Fabrice
portait à un marronnier planté par sa mère vingt-trois ans auparavant. Il
serait digne de mon frère, se dit-il, d'avoir fait couper cet arbre; mais ces
êtres-là ne sentent pas les choses délicates; il n'y aura pas songé. Et
d'ailleurs, ce ne serait pas d'un mauvais augure, ajouta-t-il avec fermeté.
Deux heures plus tard son regard fut consterné; des méchants ou un orage
avaient rompu l'une des principales branches du jeune arbre, qui pendait
desséchée; Fabrice la coupa avec respect, à l'aide de son poignard, et tailla
bien net la coupure, afin que l'eau ne pût pas s'introduire dans le tronc.
Ensuite, quoique le temps fût bien précieux pour lui, car le jour allait
paraître, il passa une bonne heure à bêcher la terre autour de l'arbre chéri.
Toutes ces folies accomplies, il reprit rapidement la route du lac Majeur. Au
total, il n'était point triste, l'arbre était d'une belle venue, plus vigoureux
que jamais, et, en cinq ans, il avait presque doublé. La branche n'était qu'un
accident sans conséquence; une fois coupée, elle ne nuisait plus à l'arbre, et
même il serait plus élancé, sa membrure commençant plus haut.
Fabrice n'avait pas fait une lieue, qu'une bande éclatante de blancheur
dessinait à l'orient les pics du Resegon di Lek, montagne célèbre dans le pays.
La route qu'il suivait se couvrait de paysans; mais, au lieu d'avoir des idées
militaires, Fabrice se laissait attendrir par les aspects sublimes ou touchants
de ces forêts des environs du lac de Côme. Ce sont peut-être les plus belles du
monde; je ne veux pas dire celles qui rendent le plus d'écus neufs, comme on
dirait en Suisse, mais celles qui parlent le plus à l'âme. Ecouter ce langage
dans la position où se trouvait Fabrice, en butte aux attentions de MM. les
gendarmes lombardo-vénitiens c'était un véritable enfantillage. Je suis à une
demi-lieue de la frontière, se dit-il enfin, je vais rencontrer des douaniers
et des gendarmes faisant leur ronde du matin: cet habit de drap fin va leur
être suspect, ils vont me demander mon passeport; or, ce passeport porte en
toutes lettres un nom promis à la prison; me voici dans l'agréable nécessité de
commettre un meurtre. Si, comme de coutume, les gendarmes marchent deux
ensemble, je ne puis pas attendre bonnement pour faire feu que l'un des deux cherche
à me prendre au collet; pour peu qu'en tombant il me retienne un instant, me
voilà au Spielberg. Fabrice, saisi d'horreur surtout de cette nécessité de
faire feu le premier, peut-être sur un ancien soldat de son oncle, le comte
Pietranera, courut se cacher dans le tronc creux d'un énorme châtaignier; il
renouvelait l'amorce de ses pistolets, lorsqu'il entendit un homme qui
s'avançait dans le bois en chantant très bien un air délicieux de Mercadante,
alors à la mode en Lombardie.
Voilà qui est d'un bon augure! se dit Fabrice. Cet air qu'il écoutait
religieusement lui ôta la petite pointe de colère qui commençait à se mêler à
ses raisonnements. Il regarda attentivement la grande route des deux côtés, il
n'y vit personne; le chanteur arrivera par quelque chemin de traverse, se
dit-il. Presque au même instant, il vit un valet de chambre très proprement
vêtu à l'anglaise, et monté sur un cheval de suite, qui s'avançait au petit pas
en tenant en main un beau cheval de race, peut-être un peu trop maigre.
Ah! si je raisonnais comme Mosca, se dit Fabrice, lorsqu'il me répète que les
dangers que court un homme sont toujours la mesure de ses droits sur le voisin,
je casserais la tête d'un coup de pistolet à ce valet de chambre, et, une fois
monté sur le cheval maigre, je me moquerais fort de tous les gendarmes du
monde. A peine de retour à Parme, j'enverrais de l'argent à cet homme ou à sa
veuve... mais ce serait une horreur!
Livre Premier - Chapitre X.
Tout en se faisant la morale, Fabrice sautait sur la grande route qui de
Lombardie va en Suisse: en ce lieu, elle est bien à quatre ou cinq pieds en
contrebas de la forêt. Si mon homme prend peur, se dit Fabrice, il part d'un
temps de galop, et je reste planté là faisant la vraie figure d'un nigaud. En
ce moment, il se trouvait à dix pas du valet de chambre qui ne chantait plus:
il vit dans ses yeux qu'il avait peur; il allait peut-être retourner ses
chevaux. Sans être encore décidé à rien, Fabrice fit un saut et saisit la bride
du cheval maigre.
-- Mon ami, dit-il au valet de chambre, je ne suis pas un voleur ordinaire, car
je vais commencer par vous donner vingt francs, mais je suis obligé de vous
emprunter votre cheval; je vais être tué si je ne f... pas le camp rapidement.
J'ai sur les talons les quatre frères Riva, ces grands chasseurs que vous
connaissez sans doute; ils viennent de me surprendre dans la chambre de leur
soeur, j'ai sauté par la fenêtre et me voici. Ils sont sortis dans la forêt
avec leurs chiens et leurs fusils. Je m'étais caché dans ce gros châtaignier
creux, parce que j'ai vu l'un d'eux traverser la route, leurs chiens vont me
dépister! Je vais monter sur votre cheval et galoper jusqu'à une lieue au-delà
de Côme; je vais à Milan me jeter aux genoux du vice-roi. Je laisserai votre
cheval à la poste avec deux napoléons pour vous, si vous consentez de bonne
grâce. Si vous faites la moindre résistance, je vous tue avec les pistolets que
voici. Si, une fois parti, vous mettez les gendarmes à mes trousses, mon
cousin, le brave comte Alari, écuyer de l'empereur, aura soin de vous faire
casser les os.
Fabrice inventait ce discours à mesure qu'il le prononçait d'un air tout
pacifique.
-- Au reste, dit-il en riant, mon nom n'est point un secret; je suis le
Marchesino Ascanio del Dongo, mon château est tout près d'ici, à Grianta. F...,
dit-il, en élevant la voix, lâchez donc le cheval! Le valet de chambre,
stupéfait, ne soufflait mot. Fabrice passa son pistolet dans la main gauche,
saisit la bride que l'autre lâcha, sauta à cheval et partit au galop. Quand il
fut à trois cents pas, il s'aperçut qu'il avait oublié de donner les vingt
francs promis; il s'arrêta: il n'y avait toujours personne sur la route que le
valet de chambre qui le suivait au galop; il lui fit signe avec son mouchoir
d'avancer, et quand il le vit à cinquante pas, il jeta sur la route une poignée
de monnaie, et repartit. Il vit de loin le valet de chambre ramasser les pièces
d'argent. Voilà un homme vraiment raisonnable, se dit Fabrice en riant, pas un
mot inutile. Il fila rapidement vers le midi, s'arrêta dans une maison écartée,
et se remit en route quelques heures plus tard. A deux heures du matin il était
sur le bord du lac Majeur; bientôt il aperçut sa barque qui battait l'eau, elle
vint au signal convenu. Il ne vit point de paysan à qui remettre le cheval; il
rendit la liberté au noble animal, trois heures après il était à Belgirate. Là,
se trouvant en pays ami, il prit quelque repos; il était fort joyeux, il avait
réussi parfaitement bien. Oserons-nous indiquer les véritables causes de sa
joie? Son arbre était d'une venue superbe, et son âme avait été rafraîchie par
l'attendrissement profond qu'il avait trouvé dans les bras de l'abbé Blanès.
Croit-il réellement, se disait-il, à toutes les prédictions qu'il m'a faites;
ou bien comme mon frère m'a fait la réputation d'un jacobin, d'un homme sans
foi ni loi, capable de tout, a-t-il voulu seulement m'engager à ne pas céder à
la tentation de casser la tête à quelque animal qui m'aura joué un mauvais
tour? Le surlendemain Fabrice était à Parme où il amusa fort la duchesse et le
comte, en leur narrant avec la dernière exactitude, comme il faisait toujours,
toute l'histoire de son voyage.
A son arrivée, Fabrice trouva le portier et tous les domestiques du palais
Sanseverina chargés des insignes du plus grand deuil.
-- Quelle perte avons-nous faite? demanda-t-il à la duchesse.
-- Cet excellent homme qu'on appelait mon mari vient de mourir à Baden. Il me
laisse ce palais; c'était une chose convenue, mais en signe de bonne amitié, il
y ajoute un legs de trois cent mille francs qui m'embarrasse fort; je ne veux
pas y renoncer en faveur de sa nièce, la marquise Raversi, qui me joue tous les
jours des tours pendables. Toi qui es amateur, il faudra que tu me trouves
quelque bon sculpteur; j'élèverai au duc un tombeau de trois cent mille francs.
Le comte se mit à dire des anecdotes sur la Raversi.
-- C'est en vain que j'ai cherché à l'amadouer par des bienfaits, dit la
duchesse. Quant aux neveux du duc, je les ai tous faits colonels ou généraux.
En revanche, il ne se passe pas de mois qu'ils ne m'adressent quelque lettre
anonyme abominable, j'ai été obligée de prendre un secrétaire pour lire les
lettres de ce genre.
-- Et ces lettres anonymes sont leurs moindres péchés, reprit le comte Mosca;
ils tiennent manufacture de dénonciations infâmes. Vingt fois j'aurais pu faire
traduire toute cette clique devant les tribunaux, et Votre Excellence peut
penser, ajouta-t-il en s'adressant à Fabrice, si mes bons juges les eussent
condamnés.
-- Eh bien! voilà qui me gâte tout le reste, répliqua Fabrice avec une naïveté
bien plaisante à la cour, j'aurais mieux aimé les voir condamnés par des
magistrats jugeant en conscience.
-- Vous me ferez plaisir, vous qui voyagez pour vous instruire, de me donner
l'adresse de tels magistrats, je leur écrirai avant de me mettre au lit.
-- Si j'étais ministre, cette absence de juges honnêtes gens blesserait mon
amour- propre.
-- Mais il me semble, répliqua le comte, que Votre Excellence, qui aime tant
les Français, et qui même jadis leur prêta secours de son bras invincible,
oublie en ce moment une de leurs grandes maximes: Il vaut mieux tuer le diable
que si le diable vous tue. Je voudrais voir comment vous gouverneriez ces âmes
ardentes, et qui lisent toute la journée l'histoire de la Révolution de
France avec des juges qui renverraient acquittés les gens que j'accuse. Ils
arriveraient à ne pas condamner les coquins le plus évidemment coupables et se
croiraient des Brutus. Mais je veux vous faire une querelle; votre âme si délicate
n'a-t-elle pas quelque remords au sujet de ce beau cheval un peu maigre que
vous venez d'abandonner sur les rives du lac Majeur?
-- Je compte bien, dit Fabrice d'un grand sérieux, faire remettre ce qu'il
faudra au maître du cheval pour le rembourser des frais d'affiches et autres, à
la suite desquels il se le sera fait rendre par les paysans qui l'auront
trouvé; je vais lire assidûment le journal de Milan, afin d'y chercher
l'annonce d'un cheval perdu; je connais fort bien le signalement de celui-ci.
-- Il est vraiment primitif, dit le comte à la duchesse. Et que serait
devenue Votre Excellence, poursuivit-il en riant, si lorsqu'elle galopait
ventre à terre sur ce cheval emprunté, il se fût avisé de faire un faux pas?
Vous étiez au Spielberg, mon cher petit neveu, et tout mon crédit eût à peine
pu parvenir à faire diminuer d'une trentaine de livres le poids de la chaîne
attachée à chacune de vos jambes. Vous auriez passé en ce lieu de plaisance une
dizaine d'années; peut-être vos jambes se fussent-elles enflées et gangrenées,
alors on les eût fait couper proprement...
-- Ah! de grâce, ne poussez pas plus loin un si triste roman, s'écria la
duchesse les larmes aux yeux. Le voici de retour...
-- Et j'en ai plus de joie que vous, vous pouvez le croire, répliqua le
ministre, d'un grand sérieux; mais enfin pourquoi ce cruel enfant ne m'a-t-il
pas demandé un passeport sous un nom convenable, puisqu'il voulait pénétrer en
Lombardie? A la première nouvelle de son arrestation je serais parti pour
Milan, et les amis que j'ai dans ce pays-là auraient bien voulu fermer les yeux
et supposer que leur gendarmerie avait arrêté un sujet du prince de Parme. Le
récit de votre course est gracieux, amusant, j'en conviens volontiers, répliqua
le comte en reprenant un ton moins sinistre; votre sortie du bois sur la grande
route me plaît assez; mais entre nous, puisque ce valet de chambre tenait votre
vie entre ses mains, vous aviez droit de prendre la sienne. Nous allons faire à
Votre Excellence une fortune brillante, du moins voici madame qui me l'ordonne,
et je ne crois pas que mes plus grands ennemis puissent m'accuser d'avoir
jamais désobéi à ses commandements. Quel chagrin mortel pour elle et pour moi
si dans cette espèce de course au clocher que vous venez de faire avec ce
cheval maigre, il eût fait un faux pas. Il eût presque mieux valu, ajouta le
comte, que ce cheval vous cassât le cou.
-- Vous êtes bien tragique ce soir, mon ami, dit la duchesse tout émue.
-- C'est que nous sommes environnés d'événements tragiques, répliqua le comte
aussi avec émotion; nous ne sommes pas ici en France, où tout finit par des
chansons ou par un emprisonnement d'un an ou deux, et j'ai réellement tort de
vous parler de toutes ces choses en riant. Ah çà! mon petit neveu, je suppose
que je trouve jour à vous faire évêque, car bonnement je ne puis pas commencer
par l'archevêché de Parme, ainsi que le veut, très raisonnablement, Mme la
Duchesse ici présente; dans cet évêché où vous serez loin de nos sages
conseils, dites-nous un peu quelle sera votre politique?
-- Tuer le diable plutôt qu'il ne me tue, comme disent fort bien mes amis les
Français, répliqua Fabrice avec des yeux ardents; conserver par tous les moyens
possibles, y compris le coup de pistolet, la position que vous m'aurez faite. J'ai
lu dans la généalogie des del Dongo l'histoire de celui de nos ancêtres qui
bâtit le château de Grianta. Sur la fin de sa vie, son bon ami Galéas, duc de
Milan, l'envoie visiter un château fort sur notre lac; on craignait une
nouvelle invasion de la part des Suisses.-- Il faut pourtant que j'écrive un
mot de politesse au commandant, lui dit le duc de Milan en le congédiant; il
écrit et lui remet une lettre de deux lignes; puis il la lui redemande pour la
cacheter, ce sera plus poli, dit le prince. Vespasien del Dongo part, mais en
naviguant sur le lac, il se souvient d'un vieux conte grec, car il était
savant; il ouvre la lettre de son bon maître et y trouve l'ordre adressé au
commandant du château, de le mettre à mort aussitôt son arrivée. Le Sforce,
trop attentif à la comédie qu'il jouait avec notre aïeul, avait laissé un
intervalle entre la dernière ligne du billet et sa signature; Vespasien del
Dongo y écrit l'ordre de le reconnaître pour gouverneur général de tous les
châteaux sur le lac, et supprime la tête de la lettre. Arrivé et reconnu dans
le fort, il jette le commandant dans un puits, déclare la guerre au Sforce, et
au bout de quelques années il échange sa forteresse contre ces terres immenses
qui ont fait la fortune de toutes les branches de notre famille, et qui un jour
me vaudront à moi quatre mille livres de rente.
-- Vous parlez comme un académicien, s'écria le comte en riant; c'est un beau
coup de tête que vous nous racontez là, mais ce n'est que tous les dix ans que
l'on a l'occasion amusante de faire de ces choses piquantes. Un être à demi
stupide, mais attentif, mais prudent tous les jours, goûte très souvent le
plaisir de triompher des hommes à imagination. C'est par une folie
d'imagination que Napoléon s'est rendu au prudent John Bull, au lieu de
chercher à gagner l'Amérique. John Bull, dans son comptoir, a bien ri de sa
lettre où il cite Thémistocle. De tous temps les vils Sancho Pança
l'emporteront à la longue sur les sublimes don Quichotte. Si vous voulez
consentir à ne rien faire d'extraordinaire, je ne doute pas que vous ne soyez
un évêque très respecté, si ce n'est très respectable. Toutefois, ma remarque
subsiste; Votre Excellence s'est conduite avec légèreté dans l'affaire du
cheval, elle a été à deux doigts d'une prison éternelle.
Ce mot fit tressaillir Fabrice, il resta plongé dans un profond étonnement.
Etait-ce là, se disait-il, cette prison dont je suis menacé? Est-ce le crime
que je ne devais pas commettre? Les prédictions de Blanès, dont il se moquait
fort en tant que prophéties, prenaient à ses yeux toute l'importance de
présages véritables.
-- Eh bien! qu'as-tu donc? lui dit la duchesse étonnée; le comte t'a plongé
dans les noires images.
-- Je suis illuminé par une vérité nouvelle, et au lieu de me révolter contre
elle, mon esprit l'adopte. Il est vrai, j'ai passé bien près d'une prison sans
fin! Mais ce valet de chambre était si joli dans son habit à l'anglaise! quel
dommage de le tuer!
Le ministre fut enchanté de son petit air sage.
-- Il est fort bien de toutes façons, dit-il en regardant la duchesse. Je vous
dirai, mon ami, que vous avez fait une conquête, et la plus désirable de
toutes, peut- être.
Ah! pensa Fabrice, voici une plaisanterie sur la petite Marietta. Il se
trompait; le comte ajouta:
-- Votre simplicité évangélique a gagné le coeur de notre vénérable
archevêque, le père Landriani. Un de ces jours nous allons faire de vous un
grand vicaire, et, ce qui fait le charme de cette plaisanterie, c'est que les
trois grands vicaires actuels, gens de mérite, travailleurs, et dont deux, je
pense, étaient grands vicaires avant votre naissance, demanderont, par une
belle lettre adressée à leur archevêque, que vous soyez le premier en rang
parmi eux. Ces messieurs se fondent sur vos vertus d'abord, et ensuite sur ce
que vous êtes petit-neveu du célèbre archevêque Ascagne del Dongo. Quand j'ai
appris le respect qu'on avait pour vos vertus, j'ai sur-le-champ nommé
capitaine le neveu du plus ancien des vicaires généraux; il était lieutenant
depuis le siège de Tarragone par le maréchal Suchet.
-- Va-t'en tout de suite en négligé, comme tu es, faire une visite de tendresse
à ton archevêque, s'écria la duchesse. Raconte-lui le mariage de ta soeur;
quand il saura qu'elle va être duchesse, il te trouvera bien plus apostolique.
Du reste, tu ignores tout ce que le comte vient de te confier sur ta future
nomination.
Fabrice courut au palais archiépiscopal; il y fut simple et modeste, c'était un
ton qu'il prenait avec trop de facilité; au contraire, il avait besoin
d'efforts pour jouer le grand seigneur. Tout en écoutant les récits un peu
longs de monseigneur Landriani, il se disait: Aurais-je dû tirer un coup de
pistolet au valet de chambre qui tenait par la bride le cheval maigre? Sa
raison lui disait oui, mais son coeur ne pouvait s'accoutumer à l'image
sanglante du beau jeune homme tombant de cheval défiguré.
Cette prison où j'allais m'engloutir, si le cheval eût bronché, était-elle la
prison dont je suis menacé par tant de présages?
Cette question était de la dernière importance pour lui, et l'archevêque fut
content de son air de profonde attention.
Livre Premier - Chapitre XI.
Au sortir de l'archevêché, Fabrice courut chez la petite Marietta; il entendit
de loin la grosse voix de Giletti qui avait fait venir du vin et se régalait
avec le souffleur et les moucheurs de chandelle, ses amis. La mammacia,
qui faisait fonctions de mère, répondit seule à son signal.
-- Il y a du nouveau depuis toi, s'écria-t-elle; deux ou trois de nos acteurs
sont accusés d'avoir célébré par une orgie la fête du grand Napoléon, et notre
pauvre troupe, qu'on appelle jacobine, a reçu l'ordre de vider les Etats de
Parme, et vive Napoléon! Mais le ministre a, dit-on, craché au bassinet. Ce
qu'il y a de sûr, c'est que Giletti a de l'argent, je ne sais pas combien, mais
je lui ai vu une poignée d'écus. Marietta a reçu cinq écus de notre directeur
pour frais de voyage jusqu'à Mantoue et Venise, et moi un. Elle est toujours
bien amoureuse de toi, mais Giletti lui fait peur; il y a trois jours, à la dernière
représentation que nous avons donnée, il voulait absolument la tuer; il lui a
lancé deux fameux soufflets, et, ce qui est abominable, il lui a déchiré son
châle bleu. Si tu voulais lui donner un châle bleu, tu serais bien bon enfant,
et nous dirions que nous l'avons gagné à une loterie. Le tambour-maître des
carabiniers donne un assaut demain, tu en trouveras l'heure affichée à tous les
coins de rues. Viens nous voir; s'il est parti pour l'assaut, de façon à nous
faire espérer qu'il restera dehors un peu longtemps, je serai à la fenêtre et
je te ferai signe de monter. Tâche de nous apporter quelque chose de bien joli,
et la Marietta t'aime à la passion.
En descendant l'escalier tournant de ce taudis infâme, Fabrice était plein de
componction: je ne suis point changé, se disait-il; toutes mes belles
résolutions prises au bord de notre lac quand je voyais la vie d'un oeil si
philosophique se sont envolées. Mon âme était hors de son assiette ordinaire,
tout cela était un rêve et disparaît devant l'austère réalité. Ce serait le
moment d'agir, se dit Fabrice en rentrant au palais Sanseverina sur les onze
heures du soir. Mais ce fut en vain qu'il chercha dans son coeur le courage de
parler avec cette sincérité sublime qui lui semblait si facile la nuit qu'il passa
aux rives du lac de Côme. Je vais fâcher la personne que j'aime le mieux au
monde; si je parle, j'aurai l'air d'un mauvais comédien; je ne vaux réellement
quelque chose que dans de certains moments d'exaltation.
-- Le comte est admirable pour moi, dit-il à la duchesse, après lui avoir rendu
compte de la visite à l'archevêché; j'apprécie d'autant plus sa conduite que je
crois m'apercevoir que je ne lui plais que fort médiocrement; ma façon d'agir
doit donc être correcte à son égard. Il a ses fouilles de Sanguigna dont
il est toujours fou, à en juger du moins par son voyage d'avant-hier; il a fait
douze lieues au galop pour passer deux heures avec ses ouvriers. Si l'on trouve
des fragments de statues dans le temple antique dont il vient de découvrir les fondations,
il craint qu'on ne les lui vole; j'ai envie de lui proposer d'aller passer
trente-six heures à Sanguigna. Demain, vers les cinq heures, je dois revoir
l'archevêque, je pourrai partir dans la soirée et profiter de la fraîcheur de
la nuit pour faire la route.
La duchesse ne répondit pas d'abord.
-- On dirait que tu cherches des prétextes pour t'éloigner de moi, lui dit-elle
ensuite avec une extrême tendresse; à peine de retour de Belgirate, tu trouves
une raison pour partir.
Voici une belle occasion de parler, se dit Fabrice. Mais sur le lac j'étais un
peu fou, je ne me suis pas aperçu dans mon enthousiasme de sincérité que mon
compliment finit par une impertinence; il s'agirait de dire: Je t'aime de
l'amitié la plus dévouée, etc. etc., mais mon âme n'est pas susceptible
d'amour. N'est-ce pas dire: Je vois que vous avez de l'amour pour moi; mais
prenez garde, je ne puis vous payer en même monnaie? Si elle a de l'amour, la
duchesse peut se fâcher d'être devinée, et elle sera révoltée de mon impudence
si elle n'a pour moi qu'une amitié toute simple... et ce sont de ces offenses
qu'on ne pardonne point.
Pendant qu'il pesait ces idées importantes, Fabrice sans s'en apercevoir, se
promenait dans le salon, d'un air grave et plein de hauteur, en homme qui voit
le malheur à dix pas de lui.
La duchesse le regardait avec admiration; ce n'était plus l'enfant qu'elle
avait vu naître, ce n'était plus le neveu toujours prêt à lui obéir: c'était un
homme grave et duquel il serait délicieux de se faire aimer. Elle se leva de
l'ottomane où elle était assise, et, se jetant dans ses bras avec transport:
-- Tu veux donc me fuir? lui dit-elle.
-- Non, répondit-il de l'air d'un empereur romain, mais je voudrais être sage.
Ce mot était susceptible de diverses interprétations; Fabrice ne se sentit pas
le courage d'aller plus loin et de courir le hasard de blesser cette femme
adorable. Il était trop jeune, trop susceptible de prendre de l'émotion; son
esprit ne lui fournissait aucune tournure aimable pour faire entendre ce qu'il
voulait dire. Par un transport naturel et malgré tout raisonnement, il prit
dans ses bras cette femme charmante et la couvrit de baisers. Au même instant,
on entendit le bruit de la voiture du comte qui entrait dans la cour, et
presque en même temps lui-même parut dans le salon; il avait l'air tout ému.
-- Vous inspirez des passions bien singulières, dit-il à Fabrice, qui resta
presque confondu du mot.
L'archevêque avait ce soir l'audience que Son Altesse Sérénissime lui accorde
tous les jeudis; le prince vient de me raconter que l'archevêque, d'un air tout
troublé, a débuté par un discours appris par coeur et fort savant, auquel
d'abord le prince ne comprenait rien. Landriani a fini par déclarer qu'il était
important pour l'église de Parme que Monsignore Fabrice del Dongo fût
nommé son premier vicaire général, et, par la suite, dès qu'il aurait
vingt-quatre ans accomplis, son coadjuteur avec future succession.
Ce mot m'a effrayé, je l'avoue, dit le comte; c'est aller un peu bien vite, et
je craignais une boutade d'humeur chez le prince. Mais il m'a regardé en riant
et m'a dit en français: Ce sont là de vos coups, monsieur!
-- Je puis faire serment devant Dieu et devant Votre Altesse, me suis-je écrié
avec toute l'onction possible, que j'ignorais parfaitement le mot de future
succession. Alors j'ai dit la vérité, ce que nous répétions ici même il y a
quelques heures; j'ai ajouté, avec entraînement, que, par la suite, je me
serais regardé comme comblé des faveurs de Son Altesse, si elle daignait m'accorder
un petit évêché pour commencer. Il faut que le prince m'ait cru, car il a jugé
à propos de faire le gracieux; il m'a dit, avec toute la simplicité possible:
Ceci est une affaire officielle entre l'archevêque et moi, vous n'y entrez pour
rien; le bonhomme m'adresse une sorte de rapport fort long et passablement
ennuyeux, à la suite duquel il arrive à une proposition officielle; je lui ai
répondu très froidement que le sujet était bien jeune, et surtout bien nouveau
dans ma cour; que j'aurais presque l'air de payer une lettre de change tirée
sur moi par l'Empereur, en donnant la perspective d'une si haute dignité au
fils d'un des grands officiers de son royaume lombardo- vénitien. L'archevêque
a protesté qu'aucune recommandation de ce genre n'avait eu lieu. C'était une
bonne sottise à me direà moi ; j'en ai été surpris de la part d'un homme
aussi entendu; mais il est toujours désorienté quand il m'adresse la parole, et
ce soir il était plus troublé que jamais, ce qui m'a donné l'idée qu'il
désirait la chose avec passion. Je lui ai dit que je savais mieux que lui qu'il
n'y avait point eu de haute recommandation en faveur de del Dongo, que personne
à ma cour ne lui refusait de la capacité, qu'on ne parlait point trop mal de
ses moeurs, mais que je craignais qu'il ne fût susceptible d'enthousiasme,
et que je m'étais promis de ne jamais élever aux places considérables les fous
de cette espèce avec lesquels un prince n'est sûr de rien. Alors, a continué
Son Altesse, j'ai dû subir un pathos presque aussi long que le premier:
l'archevêque me faisait l'éloge de l'enthousiasme de la maison de Dieu.
Maladroit, me disais-je, tu t'égares, tu compromets la nomination qui était
presque accordée; il fallait couper court et me remercier avec effusion. Point:
il continuait son homélie avec une intrépidité ridicule, je cherchais une
réponse qui ne fût point trop défavorable au petit del Dongo; je l'ai trouvée,
et assez heureuse, comme vous allez en juger: Monseigneur, lui ai-je dit, Pie
VII fut un grand pape et un grand saint; parmi tous les souverains, lui seul
osa dire non au tyran qui voyait l'Europe à ses pieds! eh bien! il était
susceptible d'enthousiasme, ce qui l'a porté, lorsqu'il était évêque d'Imola, à
écrire sa fameuse pastorale du citoyen cardinal Chiaramonti en faveur de
la république cisalpine.
Mon pauvre archevêque est resté stupéfait, et, pour achever de le stupéfier, je
lui ai dit d'un air fort sérieux: Adieu, monseigneur, je prendrai vingt-quatre
heures pour réfléchir à votre proposition. Le pauvre homme a ajouté quelques
supplications assez mal tournées et assez inopportunes après le mot adieu
prononcé par moi. Maintenant, comte Mosca della Rovère, je vous charge de dire
à la duchesse que je ne veux pas retarder de vingt-quatre heures une chose qui
peut lui être agréable; asseyez-vous là et écrivez à l'archevêque le billet
d'approbation qui termine toute cette affaire. J'ai écrit le billet, il l'a
signé, il m'a dit: Portez-le à l'instant même à la duchesse. Voici le billet,
madame, et c'est ce qui m'a donné un prétexte pour avoir le bonheur de vous
revoir ce soir.
La duchesse lut le billet avec ravissement. Pendant le long récit du comte,
Fabrice avait eu le temps de se remettre: il n'eut point l'air étonné de cet
incident, il prit la chose en véritable grand seigneur qui naturellement a
toujours cru qu'il avait droit à ces avancements extraordinaires, à ces coups
de fortune qui mettraient un bourgeois hors des gonds; il parla de sa
reconnaissance, mais en bons termes, et finit par dire au comte:
-- Un bon courtisan doit flatter la passion dominante; hier vous témoigniez la
crainte que vos ouvriers de Sanguigna ne volent les fragments de statues
antiques qu'ils pourraient découvrir; j'aime beaucoup les fouilles, moi; si
vous voulez bien le permettre, j'irai voir les ouvriers. Demain soir, après les
remerciements convenables au palais et chez l'archevêque, je partirai pour
Sanguigna.
-- Mais devinez-vous, dit la duchesse au comte, d'où vient cette passion subite
du bon archevêque pour Fabrice?
-- Je n'ai pas besoin de deviner; le grand vicaire dont le frère est capitaine
me disait hier: Le père Landriani part de ce principe certain, que le titulaire
est supérieur au coadjuteur, et il ne se sent pas de joie d'avoir sous ses
ordres un del Dongo et de l'avoir obligé. Tout ce qui met en lumière la haute
naissance de Fabrice ajoute à son bonheur intime: il a un tel homme pour aide
de camp! En second lieu monseigneur Fabrice lui a plu, il ne se sent point
timide devant lui; enfin il nourrit depuis dix ans une haine bien conditionnée
pour l'évêque de Plaisance, qui affiche hautement la prétention de lui succéder
sur le siège de Parme, et qui de plus est fils d'un meunier. C'est dans ce but
de succession future que l'évêque de Plaisance a pris des relations fort étroites
avec la marquise Raversi, et maintenant ces liaisons font trembler l'archevêque
pour le succès de son dessein favori, avoir un del Dongo à son état-major, et
lui donner des ordres.
Le surlendemain, de bonne heure, Fabrice dirigeait les travaux de la fouille de
Sanguigna, vis-à-vis Colorno (c'est le Versailles des princes de Parme); ces
fouilles s'étendaient dans la plaine tout près de la grande route qui conduit
de Parme au pont de Casal-Maggiore, première ville de l'Autriche. Les ouvriers
coupaient la plaine par une longue tranchée profonde de huit pieds et aussi
étroite que possible; on était occupé à rechercher, le long de l'ancienne voie
romaine, les ruines d'un second temple qui, disait-on dans le pays, existait
encore au Moyen Age. Malgré les ordres du prince, plusieurs paysans ne voyaient
pas sans jalousie ces longs fossés traversant leurs propriétés. Quoi qu'on pût
leur dire, ils s'imaginaient qu'on était à la recherche d'un trésor, et la
présence de Fabrice était surtout convenable pour empêcher quelque petite
émeute. Il ne s'ennuyait point, il suivait ces travaux avec passion; de temps à
autre on trouvait quelque médaille, et il ne voulait pas laisser le temps aux
ouvriers de s'accorder entre eux pour l'escamoter.
La journée était belle, il pouvait être six heures du matin: il avait emprunté
un vieux fusil à un coup, il tira quelques alouettes; l'une d'elles blessée
alla tomber sur la grande route; Fabrice, en la poursuivant, aperçut de loin
une voiture qui venait de Parme et se dirigeait vers la frontière de
Casal-Maggiore. Il venait de recharger son fusil lorsque la voiture fort
délabrée s'approchant au tout petit pas, il reconnut la petite Marietta; elle
avait à ses côtés le grand escogriffe Giletti, et cette femme âgée qu'elle
faisait passer pour sa mère.
Giletti s'imagina que Fabrice s'était placé ainsi au milieu de la route, et un
fusil à la main, pour l'insulter et peut-être même pour lui enlever la petite
Marietta. En homme de coeur il sauta à bas de la voiture; il avait dans la main
gauche un grand pistolet fort rouillé, et tenait de la droite une épée encore
dans son fourreau, dont il se servait lorsque les besoins de la troupe
forçaient de lui confier quelque rôle de marquis.
-- Ah! brigand! s'écria-t-il, je suis bien aise de te trouver ici à une lieue
de la frontière; je vais te faire ton affaire; tu n'es plus protégé ici par tes
bas violets.
Fabrice faisait des mines à la petite Marietta et ne s'occupait guère des cris
jaloux du Giletti, lorsque tout à coup il vit à trois pieds de sa poitrine le
bout du pistolet rouillé; il n'eut que le temps de donner un coup sur ce
pistolet, en se servant de son fusil comme d'un bâton: le pistolet partit, mais
ne blessa personne.
-- Arrêtez donc, f..., cria Giletti au vetturino : en même temps il eut
l'adresse de sauter sur le bout du fusil de son adversaire et de le tenir
éloigné de la direction de son corps; Fabrice et lui tiraient le fusil chacun
de toutes ses forces. Giletti, beaucoup plus vigoureux, plaçant une main devant
l'autre, avançait toujours vers la batterie, et était sur le point de s'emparer
du fusil, lorsque Fabrice, pour l'empêcher d'en faire usage, fit partir le
coup. Il avait bien observé auparavant que l'extrémité du fusil était à plus de
trois pouces au-dessus de l'épaule de Giletti: la détonation eut lieu tout près
de l'oreille de ce dernier. Il resta un peu étonné, mais se remit en un clin
d'oeil.
-- Ah! tu veux me faire sauter le crâne, canaille! je vais te faire ton compte.
Giletti jeta le fourreau de son épée de marquis, et fondit sur Fabrice avec une
rapidité admirable. Celui-ci n'avait point d'arme et se vit perdu.
Il se sauva vers la voiture, qui était arrêtée à une dizaine de pas derrière
Giletti; il passa à gauche, et saisissant de la main le ressort de la voiture,
il tourna rapidement tout autour et repassa tout près de la portière droite qui
était ouverte. Giletti, lancé avec ses grandes jambes et qui n'avait pas eu
l'idée de se retenir au ressort de la voiture fit plusieurs pas dans sa
première direction avant de pouvoir s'arrêter. Au moment où Fabrice passait
auprès de la portière ouverte, il entendit Marietta qui lui disait à demi-voix:
-- Prends garde à toi; il te tuera. Tiens!
Au même instant, Fabrice vit tomber de la portière une sorte de grand couteau
de chasse; il se baissa pour le ramasser, mais, au même instant il fut touché à
l'épaule par un coup d'épée que lui lançait Giletti. Fabrice, en se relevant,
se trouva à six pouces de Giletti qui lui donna dans la figure un coup furieux
avec le pommeau de son épée; ce coup était lancé avec une telle force qu'il
ébranla tout à fait la raison de Fabrice; en ce moment il fut sur le point
d'être tué. Heureusement pour lui, Giletti était encore trop près pour pouvoir
lui donner un coup de pointe. Fabrice, quand il revint à soi, prit la fuite en
courant de toutes ses forces; en courant, il jeta le fourreau du couteau de
chasse et ensuite, se retournant vivement, il se trouva à trois pas de Giletti
qui le poursuivait. Giletti était lancé, Fabrice lui porta un coup de pointe; Giletti
avec son épée eut le temps de relever un peu le couteau de chasse, mais il
reçut le coup de pointe en plein dans la joue gauche. Il passa tout près de
Fabrice qui se sentit percer la cuisse, c'était le couteau de Giletti que
celui-ci avait eu le temps d'ouvrir. Fabrice fit un saut à droite; il se
retourna, et enfin les deux adversaires se trouvèrent à une juste distance de
combat.
Giletti jurait comme un damné. Ah! je vais te couper la gorge, gredin de
prêtre, répétait-il à chaque instant. Fabrice était tout essoufflé et ne
pouvait parler; le coup de pommeau d'épée dans la figure le faisait beaucoup
souffrir, et son nez saignait abondamment; il para plusieurs coups avec son
couteau de chasse et porta plusieurs bottes sans trop savoir ce qu'il faisait;
il lui semblait vaguement être à un assaut public. Cette idée lui avait été
suggérée par la présence de ses ouvriers qui, au nombre de vingt-cinq ou
trente, formaient cercle autour des combattants, mais à distance fort
respectueuse; car on voyait ceux-ci courir à tout moment et s'élancer l'un sur
l'autre.
Le combat semblait se ralentir un peu; les coups ne se suivaient plus avec la
même rapidité, lorsque Fabrice se dit: à la douleur que je ressens au visage,
il faut qu'il m'ait défiguré. Saisi de rage à cette idée, il sauta sur son
ennemi la pointe du couteau de chasse en avant. Cette pointe entra dans le côté
droit de la poitrine de Giletti et sortit vers l'épaule gauche; au même instant
l'épée de Giletti pénétrait de toute sa longueur dans le haut du bras de
Fabrice, mais l'épée glissa sous la peau, et ce fut une blessure insignifiante.
Giletti était tombé; au moment où Fabrice s'avançait vers lui, regardant sa
main gauche qui tenait un couteau, cette main s'ouvrait machinalement et
laissait échapper son arme.
Le gredin est mort, se dit Fabrice; il le regarda au visage, Giletti rendait
beaucoup de sang par la bouche. Fabrice courut à la voiture.
-- Avez-vous un miroir? cria-t-il à Marietta. Marietta le regardait très pâle
et ne répondait pas. La vieille femme ouvrit d'un grand sang-froid un sac à
ouvrage vert, et présenta à Fabrice un petit miroir à manche grand comme la
main. Fabrice, en se regardant, se maniait la figure: Les yeux sont sains, se
disait-il, c'est déjà beaucoup; il regarda les dents, elles n'étaient point
cassées. D'où vient donc que je souffre tant? se disait-il à demi-voix.
La vieille femme lui répondit:
-- C'est que le haut de votre joue a été pilé entre le pommeau de l'épée de
Giletti et l'os que nous avons là. Votre joue est horriblement enflée et bleue:
mettez-y des sangsues à l'instant, et ce ne sera rien.
-- Ah! des sangsues à l'instant, dit Fabrice en riant et il reprit tout son
sang-froid. Il vit que les ouvriers entouraient Giletti et le regardaient sans
oser le toucher.
-- Secourez donc cet homme, leur cria-t-il; ôtez-lui son habit... Il allait
continuer, mais, en levant les yeux, il vit cinq ou six hommes à trois cents
pas sur la grande route qui s'avançaient à pied et d'un pas mesuré vers le lieu
de la scène.
Ce sont des gendarmes, pensa-t-il, et comme il y a un homme de tué, ils vont
m'arrêter, et j'aurai l'honneur de faire une entrée solennelle dans la ville de
Parme. Quelle anecdote pour les courtisans amis de la Raversi et qui détestent
ma tante!
Aussitôt, et avec la rapidité de l'éclair, il jette aux ouvriers ébahis tout
l'argent qu'il avait dans ses poches, il s'élance dans la voiture.
-- Empêchez les gendarmes de me poursuivre, crie-t-il à ses ouvriers, et je
fais votre fortune; dites-leur que je suis innocent, que cet homme m'a
attaqué et voulait me tuer.
-- Et toi, dit-il au vetturino, mets tes chevaux au galop, tu auras
quatre napoléons d'or si tu passes le Pô avant que ces gens là-bas puissent
m'atteindre.
-- Ca va! dit le vetturino; mais n'ayez donc pas peur, ces hommes là-bas sont à
pied, et le trot seul de mes petits chevaux suffit pour les laisser fameusement
derrière. Disant ces paroles il les mit au galop.
Notre héros fut choqué de ce mot peur employé par le cocher: c'est que
réellement il avait eu une peur extrême après le coup de pommeau d'épée qu'il
avait reçu dans la figure.
-- Nous pouvons contre-passer des gens à cheval venant vers nous, dit le
vetturino prudent et qui songeait aux quatre napoléons, et les hommes qui nous
suivent peuvent crier qu'on nous arrête. Ceci voulait dire: Rechargez vos
armes...
-- Ah! que tu es brave, mon petit abbé! s'écriait la Marietta en embrassant
Fabrice. La vieille femme regardait hors de la voiture par la portière: au bout
d'un peu de temps elle rentra la tête.
-- Personne ne vous poursuit, monsieur, dit-elle à Fabrice d'un grand
sang-froid; et il n'y a personne sur la route devant vous. Vous savez combien
les employés de la police autrichienne sont formalistes: s'ils vous voient
arriver ainsi au galop, sur la digue au bord du Pô, ils vous arrêteront, n'en
ayez aucun doute.
Fabrice regarda par la portière.
-- Au trot, dit-il au cocher. Quel passeport avez-vous? dit-il à la vieille
femme.
-- Trois au lieu d'un, répondit-elle, et qui nous ont coûté chacun quatre francs:
n'est-ce pas une horreur pour de pauvres artistes dramatiques qui voyagent
toute l'année! Voici le passeport de M. Giletti, artiste dramatique, ce sera
vous; voici nos deux passeports à la Mariettina et à moi. Mais Giletti avait
tout notre argent dans sa poche, qu'allons-nous devenir?
-- Combien avait-il? dit Fabrice.
-- Quarante beaux écus de cinq francs, dit la vielle femme.
-- C'est-à-dire six de la petite monnaie, dit la Marietta en riant; je ne veux
pas que l'on trompe mon petit abbé.
-- N'est-il pas tout naturel, monsieur, reprit la vieille femme d'un grand
sang-froid, que je cherche à vous accrocher trente-quatre écus? Qu'est-ce que
trente-quatre écus pour vous? Et nous, nous avons perdu notre protecteur; qui
est-ce qui se chargera de nous loger, de débattre les prix avec les vetturini
quand nous voyageons, et de faire peur à tout le monde? Giletti n'était pas
beau, mais il était bien commode, et si la petite que voilà n'était pas une
sotte, qui d'abord s'est amourachée de vous, jamais Giletti ne se fût aperçu de
rien, et vous nous auriez donné de beaux écus. Je vous assure que nous sommes
bien pauvres.
Fabrice fut touché; il tira sa bourse et donna quelques napoléons à la vieille
femme.
-- Vous voyez, lui dit-il, qu'il ne m'en reste que quinze, ainsi il est inutile
dorénavant de me tirer aux jambes.
La petite Marietta lui sauta au cou, et la vieille lui baisait les mains. La
voiture avançait toujours au petit trot. Quand on vit de loin les barrières
jaunes rayées de noir qui annoncent les possessions autrichiennes, la vieille
femme dit à Fabrice:
-- Vous feriez mieux d'entrer à pied avec le passeport de Giletti dans votre
poche; nous, nous allons nous arrêter un instant, sous prétexte de faire un peu
de toilette. Et d'ailleurs, la douane visitera nos effets. Vous, si vous m'en
croyez, traversez Casal-Maggiore d'un pas nonchalant; entrez même au café et
buvez le verre d'eau-de-vie; une fois hors du village, filez ferme. La police
est vigilante en diable en pays autrichien: elle saura bientôt qu'il y a eu un
homme de tué: vous voyagez avec un passeport qui n'est pas le vôtre, il n'en
faut pas tant pour passer deux ans en prison. Gagnez le Pô à droite en sortant
de la ville, louez une barque et réfugiez-vous à Ravenne ou à Ferrare; sortez
au plus vite des états autrichiens. Avec deux louis vous pourrez acheter un
autre passeport de quelque douanier, celui-ci vous serait fatal; rappelez-vous
que vous avez tué l'homme.
En approchant à pied du pont de bateaux de Casal-Maggiore, Fabrice relisait attentivement
le passeport de Giletti. Notre héros avait grand'peur, il se rappelait vivement
tout ce que le comte Mosca lui avait dit du danger qu'il y avait pour lui à
rentrer dans les états autrichiens; or, il voyait à deux cents pas devant lui
le pont terrible qui allait lui donner accès en ce pays, dont la capitale à ses
yeux était le Spielberg. Mais comment faire autrement? Le duché de Modène qui
borne au midi l'état de Parme lui rendait les fugitifs en vertu d'une
convention expresse; la frontière de l'état qui s'étend dans les montagnes du
côté de Gênes était trop éloignée; sa mésaventure serait connue à Parme bien
avant qu'il pût atteindre ces montagnes; il ne restait donc que les états de
l'Autriche sur la rive gauche du Pô. Avant qu'on eût le temps d'écrire aux
autorités autrichiennes pour les engager à l'arrêter, il se passerait peut-être
trente-six heures ou deux jours. Toutes réflexions faites, Fabrice brûla avec
le feu de son cigare son propre passeport; il valait mieux pour lui en pays
autrichien être un vagabond que d'être Fabrice del Dongo, et il était possible
qu'on le fouillât.
Indépendamment de la répugnance bien naturelle qu'il avait à confier sa vie au
passeport du malheureux Giletti, ce document présentait des difficultés
matérielles: la taille de Fabrice atteignait tout au plus à cinq pieds cinq
pouces, et non pas à cinq pieds dix pouces comme l'énonçait le passeport; il
avait près de vingt-quatre ans et paraissait plus jeune, Giletti en avait
trente-neuf. Nous avouerons que notre héros se promena une grande demi-heure
sur une contre- digue du Pô voisine du pont de barques, avant de se décider à y
descendre. Que conseillerais-je à un autre qui se trouverait à ma place? se
dit-il enfin. Evidemment de passer: il y a péril à rester dans l'état de Parme;
un gendarme peut être envoyé à la poursuite de l'homme qui en a tué un autre,
fût-ce même à son corps défendant. Fabrice fit la revue de ses poches, déchira
tous les papiers et ne garda exactement que son mouchoir et sa boîte à cigares;
il lui importait d'abréger l'examen qu'il allait subir. Il pensa à une terrible
objection qu'on pourrait lui faire et à laquelle il ne trouvait que de
mauvaises réponses: il allait dire qu'il s'appelait Giletti et tout son linge
était marqué F.D.
Comme on voit, Fabrice était un de ces malheureux tourmentés par leur
imagination; c'est assez le défaut des gens d'esprit en Italie. Un soldat
français d'un courage égal ou même inférieur se serait présenté pour passer sur
le pont tout de suite, et sans songer d'avance à aucune difficulté; mais aussi
il y aurait porté tout son sang-froid, et Fabrice était bien loin d'être de
sang-froid, lorsque au bout du pont un petit homme, vêtu de gris, lui dit:
Entrez au bureau de police pour votre passeport.
Ce bureau avait des murs sales garnis de clous auxquels les pipes et les
chapeaux sales des employés étaient suspendus. Le grand bureau de sapin
derrière lequel ils étaient retranchés était tout taché d'encre et de vin; deux
ou trois gros registres reliés en peau verte portaient des taches de toutes
couleurs, et la tranche de leurs pages était noircie par les mains. Sur les
registres placés en pile l'un sur l'autre il y avait trois magnifiques
couronnes de laurier qui avaient servi l'avant-veille pour une des fêtes de
l'Empereur.
Fabrice fut frappé de tous ces détails, ils lui serrèrent le coeur; il paya
ainsi le luxe magnifique et plein de fraîcheur qui éclatait dans son joli
appartement du palais Sanseverina. Il était obligé d'entrer dans ce sale bureau
et d'y paraître comme inférieur; il allait subir un interrogatoire.
L'employé qui tendit une main jaune pour prendre son passeport était petit et
noir, il portait un bijou de laiton à sa cravate. Ceci est un bourgeois de
mauvaise humeur, se dit Fabrice; le personnage parut excessivement surpris en
lisant le passeport, et cette lecture dura bien cinq minutes.
-- Vous avez eu un accident, dit-il à l'étranger en indiquant sa joue du
regard.
-- Le vetturino nous a jetés en bas de la digue du Pô. Puis le silence
recommença et l'employé lançait des regards farouches sur le voyageur.
J'y suis, se dit Fabrice, il va me dire qu'il est fâché d'avoir une mauvaise
nouvelle à m'apprendre et que je suis arrêté. Toutes sortes d'idées folles
arrivèrent à la tête de notre héros, qui dans ce moment n'était pas fort
logique. Par exemple, il songea à s'enfuir par la porte du bureau qui était
restée ouverte; je me défais de mon habit; je me jette dans le Pô, et sans
doute je pourrai le traverser à la nage. Tout vaut mieux que le Spielberg.
L'employé de police le regardait fixement au moment où il calculait les chances
de succès de cette équipée, cela faisait deux bonnes physionomies. La présence
du danger donne du génie à l'homme raisonnable, elle le met, pour ainsi dire,
au-dessus de lui-même; à l'homme d'imagination elle inspire des romans, hardis
il est vrai mais souvent absurdes.
Il fallait voir l'oeil indigné de notre héros sous l'oeil scrutateur de ce
commis de police orné de ses bijoux de cuivre. Si je le tuais, se disait
Fabrice, je serai condamné pour meurtre à vingt ans de galère ou à la mort, ce
qui est bien moins affreux que le Spielberg avec une chaîne de cent vingt
livres à chaque pied et huit onces de pain pour toute nourriture, et cela dure
vingt ans; ainsi je n'en sortirais qu'à quarante-quatre ans. La logique de
Fabrice oubliait que, puisqu'il avait brûlé son passeport, rien n'indiquait à
l'employé de police qu'il fût le rebelle Fabrice del Dongo.
Notre héros était suffisamment effrayé, comme on le voit, il l'eût été bien
davantage s'il eût connu les pensées qui agitaient le commis de police. Cet
homme était ami de Giletti; on peut juger de sa surprise lorsqu'il vit son
passeport entre les mains d'un autre; son premier mouvement fut de faire
arrêter cet autre, puis il songea que Giletti pouvait bien avoir vendu son
passeport à ce beau jeune homme qui apparemment venait de faire quelque mauvais
coup à Parme. Si je l'arrête, se dit-il, Giletti sera compromis; on découvrira
facilement qu'il a vendu son passeport; d'un autre côté, que diront mes chefs
si l'on vient à vérifier que moi, ami de Giletti, j'ai visé son passeport porté
par un autre? L'employé se leva en bâillant et dit à Fabrice: -- Attendez,
monsieur; puis, par une habitude de police, il ajouta: il s'élève une
difficulté. Fabrice dit à part soi: Il va s'élever ma fuite.
En effet, l'employé quittait le bureau dont il laissait la porte ouverte, et le
passeport était resté sur la table de sapin. Le danger est évident, pensa
Fabrice; je vais prendre mon passeport et repasser le pont au petit pas, je
dirai au gendarme, s'il m'interroge, que j'ai oublié de faire viser mon
passeport par le commissaire de police du dernier village des états de Parme.
Fabrice avait déjà son passeport à la main, lorsque, à son inexprimable
étonnement, il entendit le commis aux bijoux de cuivre qui disait:
-- Ma foi je n'en puis plus; la chaleur m'étouffe; je vais au café prendre la
demi- tasse. Entrez au bureau quand vous aurez fini votre pipe, il y a un
passeport à viser; l'étranger est là.
Fabrice, qui sortait à pas de loup, se trouva face à face avec un beau jeune
homme qui se disait en chantonnant: Eh bien, visons donc ce passeport, je vais
leur faire mon paraphe.
-- Où monsieur veut-il aller?
-- A Mantoue, Venise et Ferrare.
-- Ferrare soit, répondit l'employé en sifflant; il prit une griffe, imprima le
visa en encre bleue sur le passeport, écrivit rapidement les mots: Mantoue,
Venise et Ferrare dans l'espace laissé en blanc par la griffe, puis il fit
plusieurs tours en l'air avec la main, signa et reprit de l'encre pour son
paraphe qu'il exécuta avec lenteur et en se donnant des soins infinis. Fabrice
suivait tous les mouvements de cette plume; le commis regarda son paraphe avec
complaisance, il y ajouta cinq ou six points, enfin il remit le passeport à
Fabrice en disant d'un air léger: bon voyage, monsieur.
Fabrice s'éloignait d'un pas dont il cherchait à dissimuler la rapidité,
lorsqu'il se sentit arrêter par le bras gauche: instinctivement il mit la main
sur le manche de son poignard, et s'il ne se fût vu entouré de maisons, il fût
peut-être tombé dans une étourderie. L'homme qui lui touchait le bras gauche,
lui voyant l'air tout effaré, lui dit en forme d'excuse:
-- Mais j'ai appelé monsieur trois fois, sans qu'il répondît; monsieur a-t-il
quelque chose à déclarer à la douane?
-- Je n'ai sur moi que mon mouchoir; je vais ici tout près chasser chez un de
mes parents.
Il eût été bien embarrassé si on l'eût prié de nommer ce parent. Par la grande
chaleur qu'il faisait et avec ces émotions Fabrice était mouillé comme s'il fût
tombé dans le Pô. Je ne manque pas de courage entre les comédiens, mais les
commis ornés de bijoux de cuivre me mettent hors de moi; avec cette idée je
ferai un sonnet comique pour la duchesse.
A peine entré dans Casal-Maggiore, Fabrice prit à droite une mauvaise rue qui
descend vers le Pô. J'ai grand besoin, se dit-il, des secours de Bacchus et de
Cérés, et il entra dans une boutique au dehors de laquelle pendait un torchon
gris attaché à un bâton; sur le torchon était écrit le mot Trattoria. Un
mauvais drap de lit soutenu par deux cerceaux de bois fort minces, et pendant
jusqu'à trois pieds de terre, mettait la porte de la Trattoria à l'abri
des rayons directs du soleil. Là, une femme à demi nue et fort jolie reçut
notre héros avec respect, ce qui lui fit le plus vif plaisir; il se hâta de lui
dire qu'il mourait de faim. Pendant que la femme préparait le déjeuner, entra
un homme d'une trentaine d'années, il n'avait pas salué en entrant; tout à coup
il se releva du banc où il s'était jeté d'un air familier, et dit à Fabrice: Eccellenza,
la riverisco (je salue Votre Excellence). Fabrice était très gai en ce
moment, et au lieu de former des projets sinistres, il répondit en riant:
-- Et d'où diable connais-tu mon Excellence?
-- Comment! Votre Excellence ne reconnaît pas Ludovic, l'un des cochers de Mme
la duchesse Sanseverina? A Sacca, la maison de campagne où nous allions
tous les ans, je prenais toujours la fièvre; j'ai demandé la pension à madame
et me suis retiré. Me voici riche; au lieu de la pension de douze écus par an à
laquelle tout au plus je pouvais avoir droit, madame m'a dit que pour me donner
le loisir de faire des sonnets, car je suis poète en langue vulgaire,
elle m'accordait vingt-quatre écus, et M. le comte m'a dit que si jamais
j'étais malheureux, je n'avais qu'à venir lui parler. J'ai eu l'honneur de
mener Monsignore pendant un relais lorsqu'il est allé faire sa retraite comme
un bon chrétien à la chartreuse de Velleja.
Fabrice regarda cet homme et le reconnut un peu. C'était un des cochers les
plus coquets de la casa Sanseverina: maintenant qu'il était riche, disait-il,
il avait pour tout vêtement une grosse chemise déchirée et une culotte de
toile, jadis teinte en noir, qui lui arrivait à peine aux genoux; une paire de
souliers et un mauvais chapeau complétaient l'équipage. De plus, il ne s'était
pas fait la barbe depuis quinze jours. En mangeant son omelette, Fabrice fit la
conversation avec lui absolument comme d'égal à égal; il crut voir que Ludovic
était l'amant de l'hôtesse. Il termina rapidement son déjeuner, puis dit à
demi-voix à Ludovic: J'ai un mot pour vous.
-- Votre Excellence peut parler librement devant elle, c'est une femme
réellement bonne, dit Ludovic d'un air tendre.
-- Eh bien, mes amis, reprit Fabrice sans hésiter, je suis malheureux et j'ai
besoin de votre secours. D'abord il n'y a rien de politique dans mon affaire;
j'ai tout simplement tué un homme qui voulait m'assassiner parce que je parlais
à sa maîtresse.
-- Pauvre jeune homme! dit l'hôtesse.
-- Que Votre Excellence compte sur moi! s'écria le cocher avec des yeux
enflammés par le dévouement le plus vif; où Son Excellence veut-elle aller?
-- A Ferrare. J'ai un passeport, mais j'aimerais mieux ne pas parler aux
gendarmes, qui peuvent avoir connaissance du fait.
-- Quand avez-vous expédié cet autre?
-- Ce matin à six heures.
-- Votre Excellence n'a-t-elle point de sang sur ses vêtements? dit l'hôtesse.
-- J'y pensais, reprit le cocher, et d'ailleurs le drap de ces vêtements est
trop fin; on n'en voit pas beaucoup de semblable dans nos campagnes, cela nous
attirerait les regards; je vais acheter des habits chez le juif. Votre
Excellence est à peu près de ma taille, mais plus mince.
-- De grâce, ne m'appelez plus Excellence, cela peut attirer l'attention.
-- Oui, Excellence, répondit le cocher en sortant de la boutique.
-- Eh bien! eh bien! cria Fabrice, et l'argent! revenez donc!
-- Que parlez-vous d'argent! dit l'hôtesse, il a soixante-sept écus qui sont
fort à votre service. Moi-même, ajouta-t-elle en baissant la voix, j'ai une
quarantaine d'écus que je vous offre de bien bon coeur; on n'a pas toujours de
l'argent sur soi lorsqu'il arrive de ces accidents.
Fabrice avait ôté son habit à cause de la chaleur en entrant dans la Trattoria.
-- Vous avez là un gilet qui pourrait nous causer de l'embarras s'il entrait
quelqu'un: cette belle toile anglaise attirerait l'attention. Elle donna
à notre fugitif un gilet de toile teinte en noir, appartenant à son mari. Un
grand jeune homme entra dans la boutique par une porte intérieure, il était mis
avec une certaine élégance.
-- C'est mon mari, dit l'hôtesse. Pierre-Antoine, dit-elle au mari, monsieur
est un ami de Ludovic; il lui est arrivé un accident ce matin de l'autre côté
du fleuve, il désire se sauver à Ferrare.
-- Eh! nous le passerons, dit le mari d'un air fort poli, nous avons la barque
de Charles-Joseph.
Par une autre faiblesse de notre héros, que nous avouerons aussi naturellement
que nous avons raconté sa peur dans le bureau de police au bout du pont, il
avait les larmes aux yeux; il était profondément attendri par le dévouement
parfait qu'il rencontrait chez ces paysans: il pensait aussi à la bonté
caractéristique de sa tante; il eût voulu pouvoir faire la fortune de ces gens.
Ludovic rentra chargé d'un paquet.
-- Adieu cet autre, lui dit le mari d'un air de bonne amitié.
--. Il ne s'agit pas de ça, reprit Ludovic d'un ton fort alarmé, on commence à
parler de vous, on a remarqué que vous avez hésité en entrant dans notre vicolo
, et quittant la belle rue comme un homme qui chercherait à se cacher.
-- Montez vite à la chambre, dit le mari.
Cette chambre, fort grande et fort belle, avait de la toile grise au lieu de
vitres aux deux fenêtres, on y voyait quatre lits larges chacun de six pieds et
hauts de cinq.
-- Et vite, et vite! dit Ludovic; il y a un fat de gendarme nouvellement arrivé
qui voulait faire la cour à la jolie femme d'en bas, et auquel j'ai prédit que
quand il va en correspondance sur la route, il pourrait bien se rencontrer avec
une balle; si ce chien-là entend parler de Votre Excellence, il voudra nous
jouer un tour, il cherchera à vous arrêter ici afin de faire mal noter laTrattoria
de la Théodolinde.
Eh quoi! continua Ludovic en voyant sa chemise toute tachée de sang et des
blessures serrées avec des mouchoirs, le porco s'est donc défendu? En
voilà cent fois plus qu'il n'en faut pour vous faire arrêter: je n'ai point
acheté de chemise. Il ouvrit sans façon l'armoire du mari et donna une de ses
chemises à Fabrice qui bientôt fut habillé en riche bourgeois de campagne.
Ludovic décrocha un filet suspendu à la muraille, plaça les habits de Fabrice
dans le panier où l'on met le poisson, descendit en courant et sortit
rapidement par une porte de derrière; Fabrice le suivait.
-- Théodolinde, cria-t-il en passant près de la boutique, cache ce qui est en
haut, nous allons attendre dans les saules; et toi, Pierre-Antoine, envoie-nous
bien vite une barque, on paie bien.
Ludovic fit passer plus de vingt fossés à Fabrice. Il y avait des planches fort
longues et fort élastiques qui servaient de ponts sur les plus larges de ces
fossés; Ludovic retirait ces planches après avoir passé. Arrivé au dernier
canal, il tira la planche avec empressement.
-- Respirons maintenant, dit-il; ce chien de gendarme aurait plus de deux
lieues à faire pour atteindre Votre Excellence. Vous voilà tout pâle, dit-il à
Fabrice, je n'ai point oublié la petite bouteille d'eau-de-vie.
-- Elle vient fort à propos: la blessure à la cuisse commence à se faire
sentir; et d'ailleurs j'ai eu une fière peur dans le bureau de la police au
bout du pont.
-- Je le crois bien, dit Ludovic; avec une chemise remplie de sang comme était
la vôtre, je ne conçois pas seulement comment vous avez osé entrer en un tel
lieu. Quant aux blessures, je m'y connais: je vais vous mettre dans un endroit
bien frais où vous pourrez dormir une heure; la barque viendra nous y chercher
s'il y a moyen d'obtenir une barque; sinon, quand vous serez un peu reposé nous
ferons encore deux petites lieues, et je vous mènerai à un moulin où je
prendrai moi- même une barque. Votre Excellence a bien plus de connaissances
que moi: madame va être au désespoir quand elle apprendra l'accident; on lui
dira que vous êtes blessé à mort, peut-être même que vous avez tué l'autre en
traître. La marquise Raversi ne manquera pas de faire courir tous les mauvais
bruits qui peuvent chagriner madame. Votre Excellence pourrait écrire.
-- Et comment faire parvenir la lettre?
-- Les garçons du moulin où nous allons gagnent douze sous par jour; en un jour
et demi ils sont à Parme, donc quatre francs pour le voyage; deux francs pour
l'usure des souliers: si la course était faite pour un pauvre homme tel que
moi, ce serait six francs; comme elle est pour le service d'un seigneur, j'en
donnerai douze.
Quand on fut arrivé au lieu du repos dans un bois de vernes et de saules, bien
touffu et bien frais, Ludovic alla à plus d'une heure de là chercher de l'encre
et du papier. Grand Dieu, que je suis bien ici! s'écria Fabrice. Fortune!
adieu, je ne serai jamais archevêque!
A son retour, Ludovic le trouva profondément endormi et ne voulut pas
l'éveiller. La barque n'arriva que vers le coucher du soleil; aussitôt que
Ludovic la vit paraître au loin, il appela Fabrice qui écrivit deux lettres.
-- Votre Excellence a bien plus de connaissances que moi, dit Ludovic d'un air
peiné, et je crains bien de lui déplaire au fond du coeur, quoi qu'elle en
dise, si j'ajoute une certaine chose.
-- Je ne suis pas aussi nigaud que vous le pensez, répondit Fabrice, et, quoi
que vous puissiez dire, vous serez toujours à mes yeux un serviteur fidèle de
ma tante, et un homme qui a fait tout au monde pour me tirer d'un fort vilain
pas.
Il fallut bien d'autres protestations encore pour décider Ludovic à parler, et
quand enfin il en eut pris la résolution, il commença par une préface qui dura
bien cinq minutes. Fabrice s'impatienta, puis il se dit: A qui la faute? à
notre vanité que cet homme a fort bien vue du haut de son siège. Le dévouement
de Ludovic le porta enfin à courir le risque de parler net.
-- Combien la marquise Raversi ne donnerait-elle pas au piéton que vous allez
expédier à Parme pour avoir ces deux lettres! Elles sont de votre écriture, et
par conséquent font preuves judiciaires contre vous. Votre Excellence va me
prendre pour un curieux indiscret; en second lieu, elle aura peut-être honte de
mettre sous les yeux de madame la duchesse ma pauvre écriture de cocher; mais
enfin votre sûreté m'ouvre la bouche, quoique vous puissiez me croire un
impertinent. Votre Excellence ne pourrait-elle pas me dicter ces deux lettres?
Alors je suis le seul compromis, et encore bien peu, je dirais au besoin que
vous m'êtes apparu au milieu d'un champ avec une écritoire de corne dans une
main et un pistolet dans l'autre, et que vous m'avez ordonné d'écrire.
-- Donnez-moi la main, mon cher Ludovic, s'écria Fabrice, et pour vous prouver
que je ne veux point avoir de secret pour un ami tel que vous, copiez ces deux
lettres telles qu'elles sont. Ludovic comprit toute l'étendue de cette marque
de confiance et y fut extrêmement sensible, mais au bout de quelques lignes,
comme il voyait la barque s'avancer rapidement sur le fleuve:
-- Les lettres seront plus tôt terminées, dit-il à Fabrice, si Votre Excellence
veut prendre la peine de me les dicter. Les lettres finies, Fabrice écrivit un
A et un B à la dernière ligne, et, sur une petite rognure de papier qu'ensuite
il chiffonna, il mit en français: Croyez A et B. Le piéton devait cacher
ce papier froissé dans ses vêtements.
La barque arrivant à portée de la voix, Ludovic appela les bateliers par des
noms qui n'étaient pas les leurs; ils ne répondirent point et abordèrent cinq
cents toises plus bas, regardant de tous les côtés pour voir s'ils n'étaient
point aperçus par quelque douanier.
-- Je suis à vos ordres, dit Ludovic à Fabrice, voulez-vous que je porte
moi-même les lettres à Parme? Voulez-vous que je vous accompagne à Ferrare?
-- M'accompagner à Ferrare est un service que je n'osais presque vous demander.
Il faudra débarquer et tâcher d'entrer dans la ville sans montrer le passeport.
Je vous dirai que j'ai la plus grande répugnance à voyager sous le nom de
Giletti, et je ne vois que vous qui puissiez m'acheter un autre passeport.
-- Que ne parliez-vous à Casal-Maggiore! Je sais un espion qui m'aurait vendu
un excellent passeport, et pas cher, pour quarante ou cinquante francs.
L'un des deux mariniers qui était né sur la rive droite du Pô, et par
conséquent n'avait pas besoin de passeport à l'étranger pour aller à Parme, se
chargea de porter les lettres. Ludovic, qui savait manier la rame, se fit fort
de conduire la barque avec l'autre.
-- Nous allons trouver sur le bas Pô, dit-il, plusieurs barques armées
appartenant à la police, et je saurai les éviter. Plus de dix fois on fut
obligé de se cacher au milieu de petites îles à fleur d'eau, chargées de
saules. Trois fois on mit pied à terre pour laisser passer les barques vides
devant les embarcations de la police. Ludovic profita de ces longs moments de
loisir pour réciter à Fabrice plusieurs de ses sonnets. Les sentiments étaient
assez justes, mais comme émoussés par l'expression, et ne valaient pas la peine
d'être écrits; le singulier, c'est que cet ex- cocher avait des passions et des
façons de voir vives et pittoresques; il devenait froid et commun dès qu'il
écrivait. C'est le contraire de ce que nous voyons dans le monde, se dit
Fabrice; l'on sait maintenant tout exprimer avec grâce, mais les coeurs n'ont
rien à dire. Il comprit que le plus grand plaisir qu'il pût faire à ce
serviteur fidèle ce serait de corriger les fautes d'orthographe de ses sonnets.
-- On se moque de moi quand je prête mon cahier, disait Ludovic; mais si Votre
Excellence daignait me dicter l'orthographe des mots lettre à lettre, les envieux
ne sauraient plus que dire: l'orthographe ne fait pas le génie. Ce ne fut que
le surlendemain dans la nuit que Fabrice put débarquer en toute sûreté dans un
bois de vernes, une lieue avant que d'arriver à Ponte Lago Oscuro. Toute
la journée il resta caché dans une chènevière, et Ludovic le précéda à Ferrare;
il y loua un petit logement chez un juif pauvre, qui comprit tout de suite
qu'il y avait de l'argent à gagner si l'on savait se taire. Le soir, à la chute
du jour, Fabrice entra dans Ferrare monté sur un petit cheval; il avait bon
besoin de ce secours, la chaleur l'avait frappé sur le fleuve; le coup de
couteau qu'il avait à la cuisse et le coup d'épée que Giletti lui avait donné
dans l'épaule, au commencement du combat, s'étaient enflammés et lui donnaient
de la fièvre.
Livre Premier - Chapitre XII.
Le juif, maître du logement, avait procuré un chirurgien discret, lequel,
comprenant à son tour qu'il y avait de l'argent dans la bourse, dit à Ludovic
que sa conscience l'obligeait à faire son rapport à la police sur les
blessures du jeune homme que lui, Ludovic, appelait son frère.
-- La loi est claire, ajouta-t-il; il est trop évident que votre frère ne s'est
point blessé lui-même, comme il le raconte, en tombant d'une échelle, au moment
où il tenait à la main un couteau tout ouvert.
Ludovic répondit froidement à cet honnête chirurgien que, s'il s'avisait de
céder aux inspirations de sa conscience, il aurait l'honneur, avant de quitter
Ferrare, de tomber sur lui précisément avec un couteau ouvert à la main. Quand
il rendit compte de cet incident à Fabrice, celui-ci le blâma fort, mais il n'y
avait plus un instant à perdre pour décamper. Ludovic dit au juif qu'il voulait
essayer de faire prendre l'air à son frère; il alla chercher une voiture, et nos
amis sortirent de la maison pour n'y plus rentrer. Le lecteur trouve bien
longs, sans doute, les récits de toutes ces démarches que rend nécessaires
l'absence d'un passeport: ce genre de préoccupation n'existe plus en France;
mais en Italie, et surtout aux environs du Pô, tout le monde parle passeport.
Une fois sorti de Ferrare sans encombre, comme pour faire une promenade,
Ludovic renvoya le fiacre, puis il rentra en ville par une autre porte, et
revint prendre Fabrice avec une sediola qu'il avait louée pour faire
douze lieues. Arrivés près de Bologne, nos amis se firent conduire à travers
champs sur la route qui de Florence conduit à Bologne; ils passèrent la nuit
dans la plus misérable auberge qu'ils purent découvrir, et, le lendemain,
Fabrice se sentant la force de marcher un peu, ils entrèrent à Bologne comme
des promeneurs. On avait brûlé le passeport de Giletti: la mort du comédien
devait être connue, et il y avait moins de péril à être arrêtés comme gens sans
passeports que comme porteurs de passeport d'un homme tué.
Ludovic connaissait à Bologne deux ou trois domestiques de grandes maisons; il
fut convenu qu'il irait prendre langue auprès d'eux. Il leur dit que, venant de
Florence et voyageant avec son jeune frère, celui-ci, se sentant le besoin de
dormir, l'avait laissé partir seul une heure avant le lever du soleil. Il
devait le rejoindre dans le village où lui, Ludovic, s'arrêterait pour passer
les heures de la grande chaleur. Mais Ludovic, ne voyant point arriver son
frère, s'était déterminé à retourner sur ses pas; il l'avait retrouvé blessé
d'un coup de pierre et de plusieurs coups de couteau, et, de plus, volé par des
gens qui lui avaient cherché dispute. Ce frère était joli garçon, savait panser
et conduire les chevaux, lire et écrire, et il voudrait bien trouver une place
dans quelque bonne maison. Ludovic se réserva d'ajouter, quand l'occasion s'en
présenterait, que, Fabrice tombé, les voleurs s'étaient enfuis emportant le
petit sac dans lequel étaient leur linge et leurs passeports.
En arrivant à Bologne, Fabrice, se sentant très fatigué, et n'osant, sans
passeport, se présenter dans une auberge, était entré dans l'immense église de
Saint-Pétrone. Il y trouva une fraîcheur délicieuse; bientôt il se sentit tout
ranimé. Ingrat que je suis, se dit-il tout à coup, j'entre dans une église, et
c'est pour m'y asseoir, comme dans un café! Il se jeta à genoux, et remercia
Dieu avec effusion de la protection évidente dont il était entouré depuis qu'il
avait eu le malheur de tuer Giletti. Le danger qui le faisait encore frémir,
c'était d'être reconnu dans le bureau de police de Casal-Maggiore. Comment, se
disait-il, ce commis, dont les yeux marquaient tant de soupçons et qui a relu
mon passeport jusqu'à trois fois, ne s'est-il pas aperçu que je n'ai pas cinq
pieds dix pouces, que je n'ai pas trente-huit ans, que je ne suis pas fort
marqué de la petite vérole? Que de grâces je vous dois, ô mon Dieu! Et j'ai pu
tarder jusqu'à ce moment de mettre mon néant à vos pieds! Mon orgueil a voulu
croire que c'était à une vaine prudence humaine que je devais le bonheur
d'échapper au Spielberg qui déjà s'ouvrait pour m'engloutir!
Fabrice passa plus d'une heure dans cet extrême attendrissement, en présence de
l'immense bonté de Dieu, Ludovic s'approcha sans qu'il l'entendît venir, et se
plaça en face de lui. Fabrice, qui avait le front caché dans ses mains, releva
la tête, et son fidèle serviteur vit les larmes qui sillonnaient ses joues.
-- Revenez dans une heure, lui dit Fabrice assez durement.
Ludovic pardonna ce ton à cause de la piété. Fabrice récita plusieurs fois les
sept psaumes de la pénitence, qu'il savait par coeur; il s'arrêtait longuement
aux versets qui avaient du rapport avec sa situation présente.
Fabrice demandait pardon à Dieu de beaucoup de choses, mais, ce qui est
remarquable, c'est qu'il ne lui vint pas à l'esprit de compter parmi ses fautes
le projet de devenir archevêque, uniquement parce que le comte Mosca était
premier ministre, et trouvait cette place et la grande existence qu'elle donne convenables
pour le neveu de la duchesse. Il l'avait désirée sans passion, il est vrai,
mais enfin il y avait songé, exactement comme à une place de ministre ou de
général. Il ne lui était point venu à la pensée que sa conscience pût être
intéressée dans ce projet de la duchesse. Ceci est un trait remarquable de la
religion qu'il devait aux enseignements des jésuites milanais. Cette religion ôte
le courage de penser aux choses inaccoutumées, et défend surtout l'examen
personnel, comme le plus énorme des péchés; c'est un pas vers le
protestantisme. Pour savoir de quoi l'on est coupable, il faut interroger son
curé, ou lire la liste des péchés, telle qu'elle se trouve imprimée dans les
livres intitulés: Préparation au sacrement de la Pénitence. Fabrice
savait par coeur la liste des péchés rédigée en langue latine, qu'il avait
apprise à l'Académie ecclésiastique de Naples. Ainsi, en récitant cette liste,
parvenu à l'article du meurtre, il s'était fort bien accusé devant Dieu d'avoir
tué un homme, mais en défendant sa vie. Il avait passé rapidement, et sans y
faire la moindre attention, sur les divers articles relatifs au péché de simonie
(se procurer par de l'argent les dignités ecclésiastiques). Si on lui eût
proposé de donner cent louis pour devenir premier grand vicaire de l'archevêque
de Parme, il eût repoussé cette idée avec horreur; mais quoiqu'il ne manquât ni
d'esprit ni surtout de logique, il ne lui vint pas une seule fois à l'esprit
que le crédit du comte Mosca, employé en sa faveur, fût une simonie. Tel
est le triomphe de l'éducation jésuitique: donner l'habitude de ne pas faire
attention à des choses plus claires que le jour. Un Français, élevé au milieu
des traits d'intérêt personnel et de l'ironie de Paris, eût pu, sans être de
mauvaise foi, accuser Fabrice d'hypocrisie au moment même où notre héros
ouvrait son âme à Dieu avec la plus extrême sincérité et l'attendrissement le
plus profond.
Fabrice ne sortit de l'église qu'après avoir préparé la confession qu'il se
proposait de faire dès le lendemain; il trouva Ludovic assis sur les marches du
vaste péristyle en pierre qui s'élève sur la grande place en avant de la façade
de Saint- Pétrone. Comme après un grand orage l'air est plus pur, ainsi l'âme
de Fabrice était tranquille, heureuse et comme rafraîchie.
-- Je me trouve fort bien, je ne sens presque plus mes blessures, dit-il à
Ludovic en l'abordant; mais avant tout je dois vous demander pardon; je vous ai
répondu avec humeur lorsque vous êtes venu me parler dans l'église; je faisais
mon examen de conscience. Eh bien! où en sont nos affaires?
-- Elles vont au mieux: j'ai arrêté un logement, à la vérité bien peu digne de
Votre Excellence, chez la femme d'un de mes amis, qui est fort jolie et de plus
intimement liée avec l'un des principaux agents de la police. Demain j'irai
déclarer comme quoi nos passeports nous ont été volés; cette déclaration sera
prise en bonne part; mais je paierai le port de la lettre que la police écrira
à Casal- Maggiore, pour savoir s'il existe dans cette commune un nommé Ludovic
San- Micheli, lequel a un frère, nommé Fabrice, au service de Mme la duchesse
Sanseverina, à Parme. Tout est fini, siamo a cavallo (Proverbe italien:
nous sommes sauvés).
Fabrice avait pris tout à coup un air fort sérieux: il pria Ludovic de
l'attendre un instant, rentra dans l'église presque en courant, et à peine y
fut-il que de nouveau il se précipita à genoux; il baisait humblement les
dalles de pierre. C'est un miracle, Seigneur, s'écriait-il les larmes aux yeux:
quand vous avez vu mon âme disposée à rentrer dans le devoir, vous m'avez
sauvé. Grand Dieu! il est possible qu'un jour je sois tué dans quelque affaire:
souvenez-vous au moment de ma mort de l'état où mon âme se trouve en ce moment.
Ce fut avec les transports de la joie la plus vive que Fabrice récita de
nouveau les sept psaumes de la pénitence. Avant que de sortir il s'approcha
d'une vieille femme qui était assise devant une grande madone et à côté d'un
triangle de fer placé verticalement sur un pied de même métal. Les bords de ce
triangle étaient hérissés d'un grand nombre de pointes destinées à porter les
petits cierges que la piété des fidèles allume devant la célèbre madone de
Cimabué. Sept cierges seulement étaient allumés quand Fabrice s'approcha; il
plaça cette circonstance dans sa mémoire avec l'intention d'y réfléchir ensuite
plus à loisir.
-- Combien coûtent les cierges? dit-il à la femme.
-- Deux bajocs pièces.
En effet ils n'étaient guère plus gros qu'un tuyau de plume, et n'avaient pas
un pied de long.
-- Combien peut-on placer encore de cierges sur votre triangle?
-- Soixante-trois, puisqu'il y en a sept d'allumés.
Ah! se dit Fabrice, soixante-trois et sept font soixante-dix: ceci encore est à
noter. Il paya les cierges, plaça lui-même et alluma les sept premiers, puis se
mit à genoux pour faire son offrande, et dit à la vieille femme en se relevant:
-- C'est pour grâce reçue.
-- Je meurs de faim, dit Fabrice à Ludovic, en le rejoignant.
-- N'entrons point dans un cabaret, allons au logement; la maîtresse de la maison
ira vous acheter ce qu'il faut pour déjeuner; elle volera une vingtaine de sous
et en sera d'autant plus attachée au nouvel arrivant.
-- Ceci ne tend à rien moins qu'à me faire mourir de faim une grande heure de
plus, dit Fabrice en riant avec la sérénité d'un enfant, et il entra dans un
cabaret voisin de Saint-Pétrone. A son extrême surprise, il vit à une table
voisine de celle où il était placé, Pépé, le premier valet de chambre de sa
tante, celui-là même qui autrefois était venu à sa rencontre jusqu'à Genève.
Fabrice lui fit signe de se taire; puis, après avoir déjeuné rapidement, le
sourire du bonheur errant sur ses lèvres, il se leva; Pépé le suivit, et, pour
la troisième fois notre héros entra dans Saint- Pétrone. Par discrétion,
Ludovic resta à se promener sur la place.
-- Hé, mon Dieu monseigneur! Comment vont vos blessures? Mme la duchesse est
horriblement inquiète: un jour entier elle vous a cru mort abandonné dans
quelque île du Pô, je vais lui expédier un courrier à l'instant même. Je vous
cherche depuis six jours, j'en ai passé trois à Ferrare, courant toutes les
auberges.
-- Avez-vous un passeport pour moi?
-- J'en ai trois différents: l'un avec les noms et les titres de Votre
Excellence; le second avec votre nom seulement, et le troisième sous un nom
supposé, Joseph Bossi; chaque passeport est en double expédition, selon que
Votre Excellence voudra arriver de Florence ou de Modène. Il ne s'agit que de
faire une promenade hors de la ville. M. le comte vous verrait loger avec
plaisir à l'auberge del Pelegrino, dont le maître est son ami.
Fabrice, ayant l'air de marcher au hasard, s'avança dans la nef droite de
l'église jusqu'au lieu où ses cierges étaient allumés; ses yeux se fixèrent sur
la madone de Cimabué, puis il dit à Pépé en s'agenouillant: Il faut que je
rende grâce un instant; Pépé l'imita. Au sortir de l'église, Pépé remarqua que
Fabrice donnait une pièce de vingt francs au premier pauvre qui lui demanda
l'aumône; ce mendiant jeta des cris de reconnaissance qui attirèrent sur les
pas de l'être charitable les nuées de pauvres de tout genre qui ornent
d'ordinaire la place de Saint-Pétrone. Tous voulaient avoir leur part du
napoléon. Les femmes, désespérant de pénétrer dans la mêlée qui l'entourait,
fondirent sur Fabrice, lui criant s'il n'était pas vrai qu'il avait voulu
donner son napoléon pour être divisé parmi tous les pauvres du bon Dieu. Pépé,
brandissant sa canne à pomme d'or, leur ordonna de laisser Son Excellence
tranquille.
-- Ah! Excellence, reprirent toutes ces femmes d'une voix plus perçante, donnez
aussi un napoléon d'or pour les pauvres femmes! Fabrice doubla le pas, les
femmes le suivirent en criant, et beaucoup de pauvres mâles, accourant par
toutes les rues, firent comme une sorte de petite sédition. Toute cette foule
horriblement sale et énergique criait: Excellence. Fabrice eut beaucoup
de peine à se délivrer de la cohue; cette scène rappela son imagination sur la
terre. Je n'ai que ce que je mérite, se dit-il, je me suis frotté à la
canaille.
Deux femmes le suivirent jusqu'à la porte de Saragosse par laquelle il sortait
de la ville; Pépé les arrêta en les menaçant sérieusement de sa canne, et leur
jetant quelque monnaie. Fabrice monta la charmante colline de San-Michele in
Bosco, fit le tour d'une partie de la ville en dehors des murs, prit un
sentier, arriva à cinq cents pas sur la route de Florence, puis rentra dans
Bologne et remit gravement au commis de la police un passeport où son
signalement était noté d'une façon fort exacte. Ce passeport le nommait Joseph Bossi,
étudiant en théologie. Fabrice y remarqua une petite tache d'encre rouge jetée,
comme par hasard, au bas de la feuille vers l'angle droit. Deux heures plus
tard il eut un espion à ses trousses, à cause du titre d'Excellence que
son compagnon lui avait donné devant les pauvres de Saint-Pétrone, quoique son
passeport ne portât aucun des titres qui donnent à un homme le droit de se
faire appeler Excellence par ses domestiques.
Fabrice vit l'espion, et s'en moqua fort; il ne songeait plus ni aux passeports
ni à la police, et s'amusait de tout comme un enfant. Pépé, qui avait ordre de
rester auprès de lui, le voyant fort content de Ludovic, aima mieux aller
porter lui- même de si bonnes nouvelles à la duchesse. Fabrice écrivit deux
très longues lettres aux personnes qui lui étaient chères; puis il eut l'idée
d'en écrire une troisième au vénérable archevêque Landriani. Cette lettre
produisit un effet merveilleux, elle contenait un récit fort exact du combat
avec Giletti. Le bon archevêque, tout attendri, ne manqua pas d'aller lire
cette lettre au prince, qui voulut bien l'écouter, assez curieux de voir
comment ce jeune monsignore s'y prenait pour excuser un meurtre aussi
épouvantable. Grâce aux nombreux amis de la marquise Raversi, le prince ainsi
que toute la ville de Parme croyait que Fabrice s'était fait aider par vingt ou
trente paysans pour assommer un mauvais comédien qui avait l'insolence de lui
disputer la petite Marietta. Dans les cours despotiques, le premier intrigant
adroit dispose de la vérité, comme la mode en dispose à Paris.
-- Mais, que diable! disait le prince à l'archevêque, on fait faire ces
choses-là par un autre; mais les faire soi-même, ce n'est pas l'usage; et puis
on ne tue pas un comédien tel que Giletti, on l'achète.
Fabrice ne se doutait en aucune façon de ce qui se passait à Parme. Dans le
fait, il s'agissait de savoir si la mort de ce comédien, qui de son vivant
gagnait trente- deux francs par mois, amènerait la chute du ministère ultra et
de son chef le comte Mosca.
En apprenant la mort de Giletti, le prince, piqué des airs d'indépendance que
se donnait la duchesse, avait ordonné au fiscal général Rassi de traiter tout
ce procès comme s'il se fût agi d'un libéral. Fabrice, de son côté, croyait
qu'un homme de son rang était au-dessus des lois; il ne calculait pas que dans
les pays où les grands noms ne sont jamais punis, l'intrigue peut tout, même
contre eux. Il parlait souvent à Ludovic de sa parfaite innocence qui serait
bien vite proclamée; sa grande raison c'est qu'il n'était pas coupable. Sur
quoi Ludovic lui dit un jour:
-- Je ne conçois pas comment Votre Excellence, qui a tant d'esprit et
d'instruction, prend la peine de dire de ces choses-là à moi qui suis son
serviteur dévoué; Votre Excellence use de trop de précautions, ces choses-là
sont bonnes à dire en public ou devant un tribunal. Cet homme me croit un
assassin et ne m'en aime pas moins, se dit Fabrice, tombant de son haut.
Trois jours après le départ de Pépé, il fut bien étonné de recevoir une lettre
énorme fermée avec une tresse de soie comme du temps de Louis XIV, et adressée
à Son Excellence révérendissime monseigneur Fabrice del Dongo, premier
grand vicaire du diocèse de Parme, chanoine, etc.
Mais, est-ce que je suis encore tout cela? se dit-il en riant. L'épître de
l'archevêque Landriani était un chef-d'oeuvre de logique et de clarté; elle
n'avait pas moins de dix-neuf grandes pages, et racontait fort bien tout ce qui
s'était passé à Parme à l'occasion de la mort de Giletti.
«Une armée française commandée par le maréchal Ney et marchant sur la ville
n'aurait pas produit plus d'effet, lui disait le bon archevêque; à l'exception
de la duchesse et de moi, mon très cher fils, tout le monde croit que vous vous
êtes donné le plaisir de tuer l'histrion Giletti. Ce malheur vous fût-il
arrivé, ce sont de ces choses qu'on assoupit avec deux cents louis et une
absence de six mois; mais la Raversi veut renverser le comte Mosca à l'aide de
cet incident. Ce n'est point l'affreux péché du meurtre que le public blâme en
vous, c'est uniquement la maladresse ou plutôt l'insolence de ne pas
avoir daigné recourir à un bulo (sorte de fier-à-bras, subalterne). Je
vous traduis ici en termes clairs les discours qui m'environnent, car depuis ce
malheur à jamais déplorable, je me rends tous les jours dans trois maisons des
plus considérables de la ville pour avoir l'occasion de vous justifier. Et
jamais je n'ai cru faire un plus saint usage du peu d'éloquence que le Ciel a
daigné m'accorder. »
Les écailles tombaient des yeux de Fabrice, les nombreuses lettres de la
duchesse, remplies de transports d'amitié, ne daignaient jamais raconter. La
duchesse lui jurait de quitter Parme à jamais, si bientôt il n'y rentrait
triomphant. Le comte fera pour toi, lui disait-elle dans la lettre qui accompagnait
celle de l'archevêque, tout ce qui est humainement possible. Quant à moi, tu as
changé mon caractère avec cette belle équipée; je suis maintenant aussi avare
que le banquier Tombone; j'ai renvoyé tous mes ouvriers, j'ai fait plus, j'ai
dicté au comte l'inventaire de ma fortune, qui s'est trouvée bien moins
considérable que je ne le pensais. Après la mort de l'excellent comte
Pietranera, que, par parenthèse, tu aurais bien plutôt dû venger, au lieu de
t'exposer contre un être de l'espèce de Giletti, je restai avec douze cents
livres de rente et cinq mille francs de dette; je me souviens, entre autres
choses, que j'avais deux douzaines et demie de souliers de satin blanc venant
de Paris, et une seule paire de souliers pour marcher dans la rue. Je suis presque
décidée à prendre les trois cent mille francs que me laisse le duc, et que je
voulais employer en entier à lui élever un tombeau magnifique. Au reste, c'est
la marquise Raversi qui est ta principale ennemie, c'est-à-dire la mienne; si
tu t'ennuies seul à Bologne, tu n'as qu'à dire un mot, j'irai te joindre. Voici
quatre nouvelles lettres de change, etc., etc.
La duchesse ne disait mot à Fabrice de l'opinion qu'on avait à Parme sur son
affaire, elle voulait avant tout le consoler et, dans tous les cas, la mort
d'un être ridicule tel que Giletti ne lui semblait pas de nature à être
reprochée sérieusement à del Dongo. Combien de Giletti nos ancêtres n'ont-ils
pas envoyés dans l'autre monde, disait-elle au comte, sans que personne se soit
mis en tête de leur en faire un reproche!
Fabrice tout étonné, et qui entrevoyait pour la première fois le véritable état
des choses, se mit à étudier la lettre de l'archevêque. Par malheur
l'archevêque lui- même le croyait plus au fait qu'il ne l'était réellement.
Fabrice comprit que ce qui faisait surtout le triomphe de la marquise Raversi,
c'est qu'il était impossible de trouver des témoins de visu de ce fatal
combat. Le valet de chambre qui le premier en avait apporté la nouvelle à Parme
était à l'auberge du village Sanguigna lorsqu'il avait eu lieu; la petite
Marietta et la vieille femme qui lui servait de mère avaient disparu, et la
marquise avait acheté le vetturino qui conduisait la voiture et qui
faisait maintenant une déposition abominable. « Quoique la procédure soit
environnée du plus profond mystère, écrivait le bon archevêque avec son style
cicéronien, et dirigée par le fiscal général Rassi, dont la seule charité
chrétienne peut m'empêcher de dire du mal, mais qui a fait sa fortune en
s'acharnant après les malheureux accusés comme le chien de chasse après le
lièvre; quoique le Rassi, dis-je, dont votre imagination ne saurait s'exagérer
la turpitude et la vénalité, ait été chargé de la direction du procès par un
prince irrité, j'ai pu lire les trois dépositions du vetturino. Par un
insigne bonheur, ce malheureux se contredit. Et j'ajouterai, parce que je parle
à mon vicaire général, à celui qui, après moi, doit avoir la direction de ce
diocèse, que j'ai mandé le curé de la paroisse qu'habite ce pécheur égaré. Je vous
dirai, mon très cher fils, mais sous le secret de la confession, que ce curé
connaît déjà, par la femme duvetturino, le nombre d'écus qu'il a reçu de
la marquise Raversi; je n'oserai dire que la marquise a exigé de lui de vous
calomnier, mais le fait est probable. Les écus ont été remis par un malheureux
prêtre qui remplit des fonctions peu relevées auprès de cette marquise, et
auquel j'ai été obligé d'interdire la messe pour la seconde fois. Je ne vous
fatiguerai point du récit de plusieurs autres démarches que vous deviez
attendre de moi, et qui d'ailleurs rentrent dans mon devoir. Un chanoine, votre
collègue à la cathédrale, et qui d'ailleurs se souvient un peu trop quelquefois
de l'influence que lui donnent les biens de sa famille dont, par la permission
divine, il est resté le seul héritier, s'étant permis de dire chez M. le comte
Zurla, ministre de l'intérieur, qu'il regardait cette bagatelle comme prouvée
contre vous (il parlait de l'assassinat du malheureux Giletti), je l'ai fait
appeler devant moi, et là, en présence de mes trois autres vicaires généraux,
de mon aumônier et de deux curés qui se trouvaient dans la salle d'attente, je
l'ai prié de nous communiquer, à nous ses frères, les éléments de la conviction
complète qu'il disait avoir acquise contre un de ses collègues à la cathédrale;
le malheureux n'a pu articuler que des raisons peu concluantes; tout le monde
s'est élevé contre lui, et quoique je n'aie cru devoir ajouter que bien peu de
paroles, il a fondu en larmes et nous a rendus témoins du plein aveu de son
erreur complète, sur quoi je lui ai promis le secret en mon nom et en celui de
toutes les personnes qui avaient assisté à cette conférence, sous la condition
toutefois qu'il mettrait tout son zèle à rectifier les fausses impressions qu'avaient
pu causer les discours par lui proférés depuis quinze jours.
«Je ne vous répéterai point, mon cher fils, ce que vous devez savoir depuis
longtemps, c'est-à-dire que des trente-quatre paysans employés à la fouille
entreprise par le comte Mosca et que la Raversi prétend soldés par vous pour
vous aider dans un crime, trente-deux étaient au fond de leur fossé, tout
occupés de leurs travaux, lorsque vous vous saisîtes du couteau de chasse et
l'employâtes à défendre votre vie contre l'homme qui vous attaquait à
l'improviste. Deux d'entre eux, qui étaient hors du fossé, crièrent aux autres:
On assassine Monseigneur! Ce cri seul montre votre innocence dans tout
son éclat. Eh bien! le fiscal général Rassi prétend que ces deux hommes ont
disparu, bien plus, on a retrouvé huit des hommes qui étaient au fond du fossé;
dans leur premier interrogatoire six ont déclaré avoir entendu le cri on
assassine Monseigneur! Je sais, par voies indirectes, que dans leur
cinquième interrogatoire, qui a eu lieu hier soir, cinq ont déclaré qu'ils ne
se souvenaient pas bien s'ils avaient entendu directement ce cri ou si
seulement il leur avait été raconté par quelqu'un de leurs camarades. Des
ordres sont donnés pour que l'on me fasse connaître la demeure de ces ouvriers
terrassiers, et leurs curés leur feront comprendre qu'ils se damnent si, pour
gagner quelques écus, ils se laissent aller à altérer la vérité. »
Le bon archevêque entrait dans des détails infinis, comme on peut en juger par
ceux que nous venons de rapporter. Puis il ajoutait en se servant de la langue
latine:
«Cette affaire n'est rien moins d'une tentative de changement de ministère. Si
vous êtes condamné, ce ne peut être qu'aux galères ou à la mort, auquel cas
j'interviendrais en déclarant, du haut de ma chaire archiépiscopale, que je
sais que vous êtes innocent, que vous avez tout simplement défendu votre vie
contre un brigand, et qu'enfin je vous ai défendu de revenir à Parme tant que
vos ennemis y triompheront; je me propose même de stigmatiser, comme il le mérite,
le fiscal général; la haine contre cet homme est aussi commune que l'estime
pour son caractère est rare. Mais enfin la veille du jour où ce fiscal
prononcera cet arrêt si injuste, la duchesse Sanseverina quittera la ville et
peut-être même les états de Parme: dans ce cas l'on ne fait aucun doute que le
comte ne donne sa démission. Alors, très probablement, le général Fabio Conti
arrive au ministère, et la marquise Raversi triomphe. Le grand mal de votre
affaire, c'est qu'aucun homme entendu n'est chargé en chef des démarches
nécessaires pour mettre au jour votre innocence et déjouer les tentatives
faites pour suborner des témoins. Le comte croit remplir ce rôle; mais il est
trop grand seigneur pour descendre à de certains détails; de plus, en sa qualité
de ministre de la police, il a dû donner, dans le premier moment, les ordres
les plus sévères contre vous. Enfin, oserai-je le dire? Notre souverain
seigneur vous croit coupable, ou du moins simule cette croyance, et apporte
quelque aigreur dans cette affaire. » (Les mots correspondant à notre
souverain seigneur et à simule cette croyance étaient en grec, et
Fabrice sut un gré infini à l'archevêque d'avoir osé les écrire. Il coupa avec
un canif cette ligne de sa lettre, et la détruisit sur-le-champ.)
Fabrice s'interrompit vingt fois en lisant cette lettre il était agité des
transports de la plus vive reconnaissance: il répondit à l'instant par une
lettre de huit pages. Souvent il fut obligé de relever la tête pour que ses
larmes ne tombassent pas sur son papier. Le lendemain, au moment de cacheter
cette lettre, il en trouva le ton trop mondain. Je vais l'écrire en latin, se
dit-il, elle en paraîtra plus convenable au digne archevêque. Mais en cherchant
à construire de belles phrases latines bien longues, bien imitées de Cicéron,
il se rappela qu'un jour l'archevêque, lui parlant de Napoléon, affectait de
l'appeler Buonaparte; à l'instant disparut toute l'émotion qui la veille le
touchait jusqu'aux larmes. O roi d'Italie, s'écria-t-il, cette fidélité que tant
d'autres t'ont jurée de ton vivant, je te la garderai après ta mort. Il m'aime,
sans doute, mais parce que je suis un del Dongo et lui le fils d'un bourgeois.
Pour que sa belle lettre en italien ne fût pas perdue, Fabrice y fit quelques
changements nécessaires, et l'adressa au comte Mosca.
Ce jour-là même, Fabrice rencontra dans la rue la petite Marietta; elle devint
rouge de bonheur, et lui fit signe de la suivre sans l'aborder. Elle gagna
rapidement un portique désert; là, elle avança encore la dentelle noire qui,
suivant la mode du pays, lui couvrait la tête, de façon à ce qu'elle ne pût
être reconnue; puis, se retournant vivement:
-- Comment se fait-il, dit-elle à Fabrice, que vous marchiez ainsi librement
dans la rue? Fabrice lui raconta son histoire.
-- Grand Dieu! vous avez été à Ferrare! Moi qui vous y ai tant cherché! Vous
saurez que je me suis brouillée avec la vieille femme parce qu'elle voulait me
conduire à Venise, où je savais bien que vous n'iriez jamais, puisque vous êtes
sur la liste noire de l'Autriche. J'ai vendu mon collier d'or pour venir à
Bologne, un pressentiment m'annonçait le bonheur que j'ai de vous y rencontrer;
la vieille femme est arrivée deux jours après moi. Ainsi, je ne vous engagerai
point à venir chez nous, elle vous ferait encore de ces vilaines demandes
d'argent qui me font tant de honte. Nous avons vécu fort convenablement depuis
le jour fatal que vous savez, et nous n'avons pas dépensé le quart de ce que
vous lui donnâtes. Je ne voudrais pas aller vous voir à l'auberge du Pelegrino,
ce serait une publicité. Tâchez de louer une petite chambre dans une rue
déserte, et à l'Ave Maria (la tombée de la nuit), je me trouverai ici,
sous ce même portique. Ces mots dits, elle prit la fuite.
Livre Premier - Chapitre XIII.
Toutes les idées sérieuses furent oubliées à l'apparition imprévue de cette
aimable personne. Fabrice se mit à vivre à Bologne dans une joie et une
sécurité profondes. Cette disposition naïve à se trouver heureux de tout ce qui
remplissait sa vie perçait dans les lettres qu'il adressait à la duchesse; ce
fut au point qu'elle en prit de l'humeur. A peine si Fabrice le remarqua;
seulement il écrivit en signes abrégés sur le cadran de sa montre: quand
j'écris à la D. ne jamais dire quand j'étais prélat, quand j'étais
homme d'église ; cela la fâche. Il avait acheté deux petits chevaux
dont il était fort content: il les attelait à une calèche de louage toutes les
fois que la petite Marietta voulait aller voir quelqu'un de ces sites
ravissants des environs de Bologne; presque tous les soirs il la conduisait à
la Chute du Reno. Au retour, il s'arrêtait chez l'aimable Crescentini,
qui se croyait un peu le père de la Marietta.
Ma foi! si c'est là la vie de café qui me semblait si ridicule pour un homme de
quelque valeur, j'ai eu tort de la repousser, se dit Fabrice. Il oubliait qu'il
n'allait jamais au café que pour lire le Constitutionnel, et que,
parfaitement inconnu à tout le beau monde de Bologne, les jouissances de vanité
n'entraient pour rien dans sa félicité présente. Quand il n'était pas avec la
petite Marietta, on le voyait à l'Observatoire, où il suivait un cours
d'astronomie; le professeur l'avait pris en grande amitié et Fabrice lui
prêtait ses chevaux le dimanche pour aller briller avec sa femme au Corso
de la Montagnola.
Il avait en exécration de faire le malheur d'un être quelconque, si peu
estimable qu'il fût. La Marietta ne voulait pas absolument qu'il vît la vieille
femme; mais un jour qu'elle était à l'église, il monta chez la mammacia
qui rougit de colère en le voyant entrer. C'est le cas de faire le del Dongo,
se dit Fabrice.
-- Combien la Marietta gagne-t-elle par mois quand elle est engagée?
s'écria-t-il de l'air dont un jeune homme qui se respecte entre à Paris au
balcon des Bouffes.
-- Cinquante écus.
-- Vous mentez comme toujours; dites la vérité, ou par Dieu vous n'aurez pas un
centime.
-- Eh bien, elle gagnait vingt-deux écus dans notre compagnie à Parme, quand
nous avons eu le malheur de vous connaître; moi je gagnais douze écus, et nous
donnions à Giletti notre protecteur, chacune le tiers de ce qui nous revenait.
Sur quoi, tous les mois à peu près, Giletti faisait un cadeau à la Marietta; ce
cadeau pouvait bien valoir deux écus.
-- Vous mentez encore; vous, vous ne receviez que quatre écus. Mais si vous
êtes bonne avec la Marietta je vous engage comme si j'étais un impresario
; tous les mois vous recevrez douze écus pour vous et vingt-deux pour elle;
mais si je lui vois les yeux rouges, je fais banqueroute.
-- Vous faites le fier; eh bien! votre rebelle générosité nous ruine, répondit
la vieille femme d'un ton furieux; nous perdons l'avviamento
(l'achalandage). Quand nous aurons l'énorme malheur d'être privées de la
protection de Votre Excellence, nous ne serons plus connues d'aucune troupe,
toutes seront au grand complet; nous ne trouverons pas d'engagement, et par
vous, nous mourrons de faim.
-- Va-t'en au diable, dit Fabrice en s'en allant.
-- Je n'irai pas au diable; vilain impie! mais tout simplement au bureau de la
police, qui saura de moi que vous êtes un monsignore qui a jeté le froc
aux orties, et que vous ne vous appelez pas plus Joseph Bossi que moi. Fabrice
avait déjà descendu quelques marches de l'escalier, il revint.
-- D'abord la police sait mieux que toi quel peut être mon vrai nom; mais si tu
t'avises de me dénoncer, si tu as cette infamie, lui dit-il d'un grand sérieux,
Ludovic te parlera, et ce n'est pas six coups de couteau que recevra ta vieille
carcasse, mais deux douzaines, et tu seras pour six mois à l'hôpital, et sans
tabac.
La vieille femme pâlit et se précipita sur la main de Fabrice, qu'elle voulut
baiser:
-- J'accepte avec reconnaissance le sort que vous nous faites, à la Marietta et
à moi. Vous avez l'air si bon, que je vous prenais pour un niais; et pensez-y bien,
d'autres que moi pourront commettre la même erreur; je vous conseille d'avoir
habituellement l'air plus grand seigneur. Puis elle ajouta avec une impudence
admirable: Vous réfléchirez à ce bon conseil, et comme l'hiver n'est pas bien
éloigné, vous nous ferez cadeau à la Marietta et à moi de deux bons habits de
cette belle étoffe anglaise que vend le gros marchand qui est sur la place
Saint- Pétrone.
L'amour de la jolie Marietta offrait à Fabrice tous les charmes de l'amitié la
plus douce, ce qui le faisait songer au bonheur du même genre qu'il aurait pu
trouver auprès de la duchesse.
Mais n'est-ce pas une chose bien plaisante se disait-il quelquefois, que je ne
sois pas susceptible de cette préoccupation exclusive et passionnée qu'ils
appellent de l'amour? Parmi les liaisons que le hasard m'a données à Novare ou
à Naples, ai-je jamais rencontré de femme dont la présence, même dans les
premiers jours, fût pour moi préférable à une promenade sur un joli cheval
inconnu? Ce qu'on appelle amour, ajoutait-il, serait-ce donc encore un
mensonge? J'aime sans doute, comme j'ai bon appétit à six heures! Serait-ce
cette propension quelque peu vulgaire dont ces menteurs auraient fait l'amour
d'Othello, l'amour de Tancrède? ou bien faut-il croire que je suis organisé
autrement que les autres hommes? Mon âme manquerait d'une passion, pourquoi
cela? ce serait une singulière destinée!
A Naples, surtout dans les derniers temps, Fabrice avait rencontré des femmes
qui, fières de leur rang, de leur beauté et de la position qu'occupaient dans
le monde les adorateurs qu'elles lui avaient sacrifiés, avaient prétendu le
mener. A la vue de ce projet, Fabrice avait rompu de la façon la plus
scandaleuse et la plus rapide. Or, se disait-il, si je me laisse jamais
transporter par le plaisir, sans doute très vif, d'être bien avec cette jolie
femme qu'on appelle la duchesse Sanseverina, je suis exactement comme ce
Français étourdi qui tua un jour la poule aux oeufs d'or. C'est à la duchesse
que je dois le seul bonheur que j'aie jamais éprouvé par les sentiments
tendres; mon amitié pour elle est ma vie, et d'ailleurs, sans elle que suis-je?
un pauvre exilé réduit à vivoter péniblement dans un château délabré des
environs de Novare. Je me souviens que durant les grandes pluies d'automne j'étais
obligé, le soir, crainte d'accident, d'ajuster un parapluie sur le ciel de mon
lit. Je montais les chevaux de l'homme d'affaires, qui voulait bien le souffrir
par respect pour mon sang bleu (pour ma haute puissance), mais il
commençait à trouver mon séjour un peu long; mon père m'avait assigné une
pension de douze cents francs, et se croyait damné de donner du pain à un
jacobin. Ma pauvre mère et mes soeurs se laissaient manquer de robes pour me
mettre en état de faire quelques petits cadeaux à mes maîtresses. Cette façon
d'être généreux me perçait le coeur. Et, de plus, on commençait à soupçonner ma
misère, et la jeune noblesse des environs allait me prendre en pitié. Tôt ou
tard, quelque fat eût laissé voir son mépris pour un jacobin pauvre et malheureux
dans ses desseins, car, aux yeux de ces gens-là, je n'étais pas autre chose.
J'aurais donné ou reçu quelque bon coup d'épée qui m'eût conduit à la
forteresse de Fenestrelles, ou bien j'eusse de nouveau été me réfugier en
Suisse, toujours avec douze cents francs de pension. J'ai le bonheur de devoir
à la duchesse l'absence de tous ces maux; de plus, c'est elle qui sent pour moi
les transports d'amitié que je devrais éprouver pour elle.
Au lieu de cette vie ridicule et piètre qui eût fait de moi un animal triste,
un sot, depuis quatre ans je vis dans une grande ville et j'ai une excellente
voiture, ce qui m'a empêché de connaître l'envie et tous les sentiments bas de
la province. Cette tante trop aimable me gronde toujours de ce que je ne prends
pas assez d'argent chez le banquier. Veux-je gâter à jamais cette admirable
position? Veux-je perdre l'unique amie que j'aie au monde? Il suffit de
proférer un mensonge, il suffit de dire à une femme charmante et
peut-être unique au monde, et pour laquelle j'ai l'amitié la plus passionnée: Je
t'aime, moi qui ne sais pas ce que c'est qu'aimer d'amour. Elle passerait
la journée à me faire un crime de l'absence de ces transports qui me sont
inconnus. La Marietta, au contraire, qui ne voit pas dans mon coeur et qui prend
une caresse pour un transport de l'âme, me croit fou d'amour, et s'estime la
plus heureuse des femmes.
Dans le fait je n'ai connu un peu cette préoccupation tendre qu'on appelle, je
crois, l'amour, que pour cette jeune Aniken de l'auberge de Zonders,
près de la frontière de Belgique.
C'est avec regret que nous allons placer ici l'une des plus mauvaises actions
de Fabrice: au milieu de cette vie tranquille, une misérable pique de
vanité s'empara de ce coeur rebelle à l'amour, et le conduisit fort loin. En
même temps que lui se trouvait à Bologne la fameuse Fausta F ***, sans
contredit l'une des premières chanteuses de notre époque, et peut-être la femme
la plus capricieuse que l'on ait jamais vue. L'excellent poète Burati, de
Venise, avait fait sur son compte ce fameux sonnet satirique qui alors se
trouvait dans la bouche des princes comme des derniers gamins de carrefours.
«Vouloir et ne pas vouloir, adorer et détester en un jour, n'être contente que
dans l'inconstance, mépriser ce que le monde adore, tandis que le monde
l'adore, la Fausta a ces défauts et bien d'autres encore. Donc ne vois jamais
ce serpent. Si tu la vois, imprudent, tu oublies ses caprices. As-tu le bonheur
de l'entendre, tu t'oublies toi-même, et l'amour fait de toi, en un moment, ce
que Circé fit jadis des compagnons d'Ulysse. »
Pour le moment ce miracle de beauté était sous le charme des énormes favoris et
de la haute insolence du jeune comte M ***, au point de n'être pas révoltée de
son abominable jalousie. Fabrice vit ce comte dans les rues de Bologne, et fut
choqué de l'air de supériorité avec lequel il occupait le pavé, et daignait
montrer ses grâces au public. Ce jeune homme était fort riche, se croyait tout
permis, et comme ses prepotenze lui avaient attiré des menaces, il ne se
montrait guère qu'environné de huit ou dix buli (sorte de
coupe-jarrets), revêtus de sa livrée, et qu'il avait fait venir de ses terres
dans les environs de Brescia. Les regards de Fabrice avaient rencontré une ou
deux fois ceux de ce terrible comte, lorsque le hasard lui fit entendre la
Fausta. Il fut étonné de l'angélique douceur de cette voix: il ne se figurait
rien de pareil; il lui dut des sensations de bonheur suprême, qui faisaient un
beau contraste avec la placidité de sa vie présente. Serait-ce enfin là
de l'amour? se dit-il. Fort curieux d'éprouver ce sentiment, et d'ailleurs
amusé par l'action de braver ce comte M ***, dont la mine était plus terrible
que celle d'aucun tambour-major, notre héros se livra à l'enfantillage
de passer beaucoup trop souvent devant le palais Tanari, que le comte M ***
avait loué pour la Fausta.
Un jour, vers la tombée de la nuit, Fabrice, cherchant à se faire apercevoir de
la Fausta, fut salué par des éclats de rire fort marqués lancés par les buli
du comte, qui se trouvaient sur la porte du palais Tanari. Il courut chez lui,
prit de bonnes armes et repassa devant ce palais. La Fausta, cachée derrière
ses persiennes, attendait ce retour, et lui en tint compte. M ***, jaloux de
toute la terre, devint spécialement jaloux de M. Joseph Bossi, et s'emporta en
propos ridicules; sur quoi tous les matins notre héros lui faisait parvenir une
lettre qui ne contenait que ces mots:
«M. Joseph Bossi détruit les insectes incommodes, et loge au Pelegrino, via
Larga, n° 79. »
Le comte M ***, accoutumé aux respects que lui assuraient en tous lieux son
énorme fortune, son sang bleu et la bravoure de ses trente domestiques,
ne voulut point entendre le langage de ce petit billet.
Fabrice en écrivait d'autres à la Fausta; M *** mit des espions autour de ce
rival, qui peut-être ne déplaisait pas; d'abord il apprit son véritable nom, et
ensuite que pour le moment il ne pouvait se montrer à Parme. Peu de jours
après, le comte M ***, ses buli, ses magnifiques chevaux et la Fausta
partirent pour Parme.
Fabrice, piqué au jeu, les suivit le lendemain. Ce fut en vain que le bon
Ludovic fit des remontrances pathétiques; Fabrice l'envoya promener, et
Ludovic, fort brave lui-même, l'admira; d'ailleurs ce voyage le rapprochait de
la jolie maîtresse qu'il avait à Casal-Maggiore. Par les soins de Ludovic, huit
ou dix anciens soldats des régiments de Napoléon entrèrent chez M. Joseph
Bossi, sous le nom de domestiques. Pourvu, se dit Fabrice en faisant la folie
de suivre la Fausta, que je n'aie aucune communication ni avec le ministre de
la police, comte Mosca, ni avec la duchesse, je n'expose que moi. Je dirai plus
tard à ma tante que j'allais à la recherche de l'amour, cette belle chose que
je n'ai jamais rencontrée. Le fait est que je pense à la Fausta, même quand je
ne la vois pas... Mais est-ce le souvenir de sa voix que j'aime, ou sa
personne? Ne songeant plus à la carrière ecclésiastique, Fabrice avait arboré
des moustaches et des favoris presque aussi terribles que ceux du comte M ***,
ce qui le déguisait un peu. Il établit son quartier général non à Parme, c'eût
été trop imprudent, mais dans un village des environs, au milieu des bois, sur
la route de Sacca où était le château de sa tante. D'après les conseils
de Ludovic, il s'annonça dans ce village comme le valet de chambre d'un grand
seigneur anglais fort original qui dépensait cent mille francs par an pour se
donner le plaisir de la chasse, et qui arriverait sous peu du lac de Côme, où
il était retenu par la pêche des truites. Par bonheur, le joli petit palais que
le comte M *** avait loué pour la belle Fausta était situé à l'extrémité
méridionale de la ville de Parme, précisément sur la route de Sacca, et les
fenêtres de la Fausta donnaient sur les belles allées de grands arbres qui
s'étendent sous la haute tour de la citadelle. Fabrice n'était point connu dans
ce quartier désert; il ne manqua pas de faire suivre le comte M ***, et, un
jour que celui-ci venait de sortir de chez l'admirable cantatrice, il eut
l'audace de paraître dans la rue en plein jour; à la vérité, il était monté sur
un excellent cheval, et bien armé. Des musiciens, de ceux qui courent les rues
en Italie, et qui parfois sont excellents, vinrent planter leurs contrebasses
sous les fenêtres de la Fausta: après avoir préludé, ils chantèrent assez bien
une cantate en son honneur. La Fausta se mit à la fenêtre, et remarqua
facilement un jeune homme fort poli qui, arrêté à cheval au milieu de la rue,
la salua d'abord, puis se mit à lui adresser des regards fort peu équivoques.
Malgré le costume anglais exagéré adopté par Fabrice, elle eut bientôt reconnu
l'auteur des lettres passionnées qui avaient amené son départ de Bologne. Voilà
un être singulier, se dit-elle, il me semble que je vais l'aimer. J'ai cent
louis devant moi, je puis fort bien planter là ce terrible comte M ***. Au
fait, il manque d'esprit et d'imprévu, et n'est un peu amusant que par la mine
atroce de ses gens.
Le lendemain, Fabrice ayant appris que tous les jours, vers les onze heures, la
Fausta allait entendre la messe au centre de la ville, dans cette même église
de Saint-Jean où se trouvait le tombeau de son grand-oncle, l'archevêque Ascanio
del Dongo, il osa l'y suivre. A la vérité, Ludovic lui avait procuré une
belle perruque anglaise avec des cheveux du plus beau rouge. A propos de la
couleur de ces cheveux, qui était celle des flammes qui brûlaient son coeur, il
fit un sonnet que la Fausta trouva charmant; une main inconnue avait eu soin de
le placer sur son piano. Cette petite guerre dura bien huit jours, mais Fabrice
trouvait que, malgré ses démarches de tout genre, il ne faisait pas de progrès
réels; la Fausta refusait de le recevoir. Il outrait la nuance de singularité;
elle a dit depuis qu'elle avait peur de lui. Fabrice n'était plus retenu que
par un reste d'espoir d'arriver à sentir ce qu'on appelle de l'amour,
mais souvent il s'ennuyait.
-- Monsieur, allons-nous-en, lui répétait Ludovic, vous n'êtes point amoureux;
je vous vois un sang-froid et un bon sens désespérants. D'ailleurs vous
n'avancez point; par pure vergogne, décampons. Fabrice allait partir au premier
moment d'humeur, lorsqu'il apprit que la Fausta devait chanter chez la duchesse
Sanseverina; peut-être que cette voix sublime achèvera d'enflammer mon coeur,
se dit-il; et il osa bien s'introduire déguisé dans ce palais où tous les yeux
le connaissaient. Qu'on juge de l'émotion de la duchesse, lorsque tout à fait
vers la fin du concert elle remarqua un homme en livrée de chasseur, debout
près de la porte du grand salon; cette tournure rappelait quelqu'un. Elle
chercha le comte Mosca qui seulement alors lui apprit l'insigne et vraiment
incroyable folie de Fabrice. Il la prenait très bien. Cet amour pour une autre
que la duchesse lui plaisait fort, le comte, parfaitement galant homme hors de
la politique, agissait d'après cette maxime qu'il ne pouvait trouver le bonheur
qu'autant que la duchesse serait heureuse. Je le sauverai de lui-même, dit-il à
son amie; jugez de la joie de nos ennemis si on l'arrêtait dans ce palais!
Aussi ai-je ici plus de cent hommes à moi, et c'est pour cela que je vous ai
fait demander les clefs du grand château d'eau. Il se porte pour amoureux fou
de la Fausta, et jusqu'ici ne peut l'enlever au comte M *** qui donne à cette
folle une existence de reine. La physionomie de la duchesse trahit la plus vive
douleur: Fabrice n'était donc qu'un libertin tout à fait incapable d'un
sentiment tendre et sérieux.
-- Et ne pas nous voir! c'est ce que jamais je ne pourrai lui pardonner!
dit-elle enfin; et moi qui lui écris tous les jours à Bologne!
-- J'estime fort sa retenue, répliqua le comte, il ne veut pas nous
compromettre par son équipée, et il sera plaisant de la lui entendre raconter.
La Fausta était trop folle pour savoir taire ce qui l'occupait: le lendemain du
concert, dont ses yeux avaient adressé tous les airs à ce grand jeune homme
habillé en chasseur, elle parla au comte M *** d'un attentif inconnu. -- Où le
voyez-vous? dit le comte furieux.-- Dans les rues, à l'église, répondit la
Fausta interdite. Aussitôt elle voulut réparer son imprudence ou du moins
éloigner tout ce qui pouvait rappeler Fabrice: elle se jeta dans une
description infinie d'un grand jeune homme à cheveux rouges, il avait des yeux
bleus; sans doute c'était quelque Anglais fort riche et fort gauche, ou quelque
prince. A ce mot, le comte M ***, qui ne brillait pas par la justesse des
aperçus, alla se figurer, chose délicieuse pour sa vanité, que ce rival n'était
autre que le prince héréditaire de Parme. Ce pauvre jeune homme mélancolique,
gardé par cinq ou six gouverneurs, sous-gouverneurs, précepteurs, etc., etc.,
qui ne le laissaient sortir qu'après avoir tenu conseil, lançait d'étranges
regards sur toutes les femmes passables qu'il lui était permis d'approcher. Au
concert de la duchesse, son rang l'avait placé en avant de tous les auditeurs,
sur un fauteuil isolé, à trois pas de la belle Fausta, et ses regards avaient
souverainement choqué le comte M ***. Cette folie d'exquise vanité: avoir un
prince pour rival, amusa fort la Fausta qui se fit un plaisir de la confirmer
par cent détails naïvement donnés.
-- Votre race, disait-elle au comte, est aussi ancienne que celle des Farnèse à
laquelle appartient ce jeune homme?
-- Que voulez-vous dire? aussi ancienne! Moi je n'ai point de bâtardise dans ma
famille. [ Pierre-Louis, le premier souverain de la famille Farnèse, si
célèbre par ses vertus, fut, comme on sait, fils naturel du saint pape Paul
III. ]
Le hasard voulut que jamais le comte M *** ne dût voir à son aise ce rival
prétendu; ce qui le confirma dans l'idée flatteuse d'avoir un prince pour
antagoniste. En effet, quand les intérêts de son entreprise n'appelaient point
Fabrice à Parme, il se tenait dans les bois vers Sacca et les bords du Pô. Le
comte M *** était bien plus fier, mais aussi plus prudent depuis qu'il se
croyait en passe de disputer le coeur de la Fausta à un prince; il la pria fort
sérieusement de mettre la plus grande retenue dans toutes ses démarches. Après
s'être jeté à ses genoux en amant jaloux et passionné, il lui déclara fort net
que son honneur était intéressé à ce qu'elle ne fût pas la dupe du jeune
prince.
-- Permettez, je ne serais pas sa dupe si je l'aimais; moi, je n'ai jamais vu
de prince à mes pieds.
-- Si vous cédez, reprit-il avec un regard hautain, peut-être ne pourrai-je pas
me venger du prince; mais certes, je me vengerai; et il sortit en fermant les
portes à tour de bras. Si Fabrice se fût présenté en ce moment, il gagnait son
procès.
-- Si vous tenez à la vie, lui dit-il le soir, en prenant congé d'elle après le
spectacle, faites que je ne sache jamais que le jeune prince a pénétré dans
votre maison. Je ne puis rien sur lui, morbleu! mais ne me faites pas souvenir
que je puis tout sur vous!
-- Ah! mon petit Fabrice, s'écria la Fausta; si je savais où te prendre!
La vanité piquée peut mener loin un jeune homme riche et dès le berceau
toujours environné de flatteurs. La passion très véritable que le comte M ***
avait eue pour la Fausta se réveilla avec fureur: il ne fut point arrêté par la
perspective dangereuse de lutter avec le fils unique du souverain chez lequel
il se trouvait; de même qu'il n'eut point l'esprit de chercher à voir ce
prince, ou du moins à le faire suivre. Ne pouvant autrement l'attaquer, M ***
osa songer à lui donner un ridicule. Je serai banni pour toujours des états de
Parme, se dit-il, eh! que m'importe? S'il eût cherché à reconnaître la position
de l'ennemi, le comte M *** eût appris que le pauvre jeune prince ne sortait
jamais sans être suivi par trois ou quatre vieillards, ennuyeux gardiens de
l'étiquette, et que le seul plaisir de son choix qu'on lui permît au monde,
était la minéralogie. De jour comme de nuit, le petit palais occupé par la
Fausta et où la bonne compagnie de Parme faisait foule, était environné
d'observateurs; M *** savait heure par heure ce qu'elle faisait et surtout ce
qu'on fait autour d'elle. L'on peut louer ceci dans les précautions de ce
jaloux, cette femme si capricieuse n'eut d'abord aucune idée de ce redoublement
de surveillance. Les rapports de tous ses agents disaient au comte M *** qu'un
homme fort jeune, portant une perruque de cheveux rouges, paraissait fort
souvent sous les fenêtres de la Fausta, mais toujours avec un déguisement
nouveau. Evidemment, c'est le jeune prince, se dit M ***, autrement pourquoi se
déguiser? et parbleu! un homme comme moi n'est pas fait pour lui céder. Sans
les usurpations de la république de Venise, je serais prince souverain, moi
aussi.
Le jour de San Stefano, les rapports des espions prirent une couleur plus sombre;
ils semblaient indiquer que la Fausta commençait à répondre aux empressements
de l'inconnu. Je puis partir à l'instant avec cette femme, se dit M ***! Mais
quoi! à Bologne, j'ai fui devant del Dongo; ici je fuirais devant un prince!
Mais que dirait ce jeune homme? Il pourrait penser qu'il a réussi à me faire
peur! Et pardieu! je suis d'aussi bonne maison que lui. M *** était furieux,
mais, pour comble de misère, tenait avant tout à ne point se donner, aux yeux
de la Fausta qu'il savait moqueuse, le ridicule d'être jaloux. Le jour de San
Stefano donc, après avoir passé une heure avec elle, et en avoir été
accueilli avec un empressement qui lui sembla le comble de la fausseté, il la
laissa sur les onze heures, s'habillant pour aller entendre la messe à l'église
de Saint-Jean. Le comte M *** revint chez lui, prit l'habit noir râpé d'un
jeune élève en théologie, et courut à Saint-Jean; il choisit sa place derrière
un des tombeaux que ornent la troisième chapelle à droite; il voyait tout ce
qui se passait dans l'église par- dessous le bras d'un cardinal que l'on a
représenté à genoux sur sa tombe; cette statue ôtait la lumière au fond de la
chapelle et le cachait suffisamment. Bientôt il vit arriver la Fausta plus
belle que jamais; elle était en grande toilette, et vingt adorateurs
appartenant à la plus haute société lui faisaient cortège. Le sourire et la
joie éclataient dans ses yeux et sur ses lèvres; il est évident, se dit le
malheureux jaloux, qu'elle compte rencontrer ici l'homme qu'elle aime, et que
depuis longtemps peut-être, grâce à moi, elle n'a pu voir. Tout à coup, le
bonheur le plus vif sembla redoubler dans les yeux de la Fausta; mon rival est
présent, se dit M ***, et sa fureur de vanité n'eut plus de bornes. Quelle
figure est-ce que je fais ici, servant de pendant à un jeune prince qui se
déguise? Mais quelques efforts qu'il pût faire, jamais il ne parvint à
découvrir ce rival que ses regards affamés cherchaient de toutes parts.
A chaque instant la Fausta, après avoir promené les yeux dans toutes les
parties de l'église, finissait par arrêter des regards chargés d'amour et de
bonheur, sur le coin obscur où M *** s'était caché. Dans un coeur passionné,
l'amour est sujet à exagérer les nuances les plus légères, il en tire les
conséquences les plus ridicules, le pauvre M *** ne finit-il pas par se
persuader que la Fausta l'avait vu, que malgré ses efforts s'étant aperçue de
ma mortelle jalousie, elle voulait la lui reprocher et en même temps l'en
consoler par ces regards si tendres.
Le tombeau du cardinal, derrière lequel M *** s'était placé en observation,
était élevé de quatre ou cinq pieds sur le pavé de marbre de Saint-Jean. La
messe à la mode finie vers les une heure, la plupart des fidèles s'en allèrent,
et la Fausta congédia les beaux de la villes sous un prétexte de
dévotion; restée agenouillée sur sa chaise, ses yeux, devenus plus tendres et
plus brillants, étaient fixés sur M ***; depuis qu'il n'y avait plus que peu de
personnes dans l'église, ses regards ne se donnaient plus la peine de la parcourir
tout entière, avant de s'arrêter avec bonheur sur la statue du cardinal. Que de
délicatesse, se disait le comte M *** se croyant regardé! Enfin la Fausta se
leva et sortit brusquement, après avoir fait, avec les mains, quelques
mouvements singuliers.
M ***, ivre d'amour et presque tout à fait désabusé de sa folle jalousie,
quittait sa place pour voler au palais de sa maîtresse et la remercier mille et
mille fois, lorsqu'en passant devant le tombeau du cardinal il aperçut un jeune
homme tout en noir; cet être funeste s'était tenu jusque-là agenouillé tout
contre l'épitaphe du tombeau, et de façon à ce que les regards de l'amant
jaloux qui le cherchaient dussent passer par-dessus sa tête et ne point le
voir.
Ce jeune homme se leva, marcha vite et fut à l'instant même environné par sept
à huit personnages assez gauches, d'un aspect singulier et qui semblaient lui
appartenir. M *** se précipita sur ses pas, mais, sans qu'il y eût rien de trop
marqué, il fut arrêté dans le défilé que forme le tambour de bois de la porte
d'entrée, par ces hommes gauches qui protégeaient son rival; enfin, lorsque
après eux il arriva à la rue, il ne put que voir fermer la portière d'une
voiture de chétive apparence, laquelle, par un contraste bizarre était attelée
de deux excellents chevaux, et en un moment fut hors de sa vue.
Il rentra chez lui haletant de fureur; bientôt arrivèrent ses observateurs, qui
lui rapportèrent froidement que ce jour-là, l'amant mystérieux, déguisé en
prêtre, s'était agenouillé fort dévotement, tout contre un tombeau placé à
l'entrée d'une chapelle obscure de l'église de Saint-Jean. La Fausta était
restée dans l'église jusqu'à ce qu'elle fût à peu près déserte, et alors elle
avait échangé rapidement certains signes avec cet inconnu; avec les mains, elle
faisait comme des croix. M *** courut chez l'infidèle; pour la première fois
elle ne put cacher son trouble; elle raconta avec la naïveté menteuse d'une
femme passionnée, que comme de coutume elle était allée à Saint-Jean, mais
qu'elle n'y avait pas aperçu cet homme qui la persécutait. A ces mots, M ***,
hors de lui, la traita comme la dernière des créatures, lui dit tout ce qu'il
avait vu lui-même, et la hardiesse des mensonges croissant avec la vivacité des
accusations, il prit son poignard et se précipita sur elle. D'un grand
sang-froid la Fausta lui dit:
-- Eh bien! tout ce dont vous vous plaignez est la pure vérité, mais j'ai
essayé de vous la cacher afin de ne pas jeter votre audace dans des projets de
vengeance insensés et qui peuvent nous perdre tous les deux; car, sachez-le une
bonne fois, suivant mes conjectures, l'homme qui me persécute de ses soins est
fait pour ne pas trouver d'obstacles à ses volontés, du moins en ce pays. Après
avoir rappelé fort adroitement qu'après tout M *** n'avait aucun droit sur
elle, la Fausta finit par dire que probablement elle n'irait plus à l'église de
Saint-Jean. M *** était éperdument amoureux, un peu de coquetterie avait pu se
joindre à la prudence dans le coeur de cette jeune femme, il se sentit
désarmer. Il eut l'idée de quitter Parme; le jeune prince, si puissant qu'il
fût, ne pourrait le suivre, ou s'il le suivait ne serait plus que son égal.
Mais l'orgueil représenta de nouveau que ce départ aurait toujours l'air d'une
fuite, et le comte M *** se défendit d'y songer.
Il ne se doute pas de la présence de mon petit Fabrice, se dit la cantatrice
ravie, et maintenant nous pourrons nous moquer de lui d'une façon précieuse!
Fabrice ne devina point son bonheur, trouvant le lendemain les fenêtres de la
cantatrice soigneusement fermées, et ne la voyant nulle part, la plaisanterie
commença à lui sembler longue. Il avait des remords. Dans quelle situation
est-ce que je mets ce pauvre comte Mosca, lui ministre de la police! on le
croira mon complice, je serai venu dans ce pays pour casser le cou à sa
fortune! Mais si j'abandonne un projet si longtemps suivi, que dira la duchesse
quand je lui conterai mes essais d'amour?
Un soir que prêt à quitter la partie il se faisait ainsi la morale en rôdant
sous les grands arbres qui séparent le palais de la Fausta de la citadelle, il
remarqua qu'il était suivi par un espion de fort petite taille; ce fut en vain
que pour s'en débarrasser il alla passer par plusieurs rues, toujours cet être
microscopique semblait attaché à ses pas. Impatienté, il courut dans une rue
solitaire située le long de la Parma, et où ses gens étaient en embuscade; sur
un signe qu'il fit ils sautèrent sur le pauvre petit espion qui se précipita à
leurs genoux: c'était la Bettina, femme de chambre de la Fausta; après
trois jours d'ennui et de réclusion, déguisée en homme pour échapper au
poignard du comte M ***, dont sa maîtresse et elle avaient grand-peur, elle
avait entrepris de venir dire à Fabrice qu'on l'aimait à la passion et qu'on
brûlait de le voir; mais on ne pouvait plus paraître à l'église de Saint-Jean.
Il était temps, se dit Fabrice, vive l'insistance!
La petite femme de chambre était fort jolie, ce qui enleva Fabrice à ses
rêveries morales. Elle lui apprit que la promenade et toutes les rues où il
avait passé ce soir-là étaient soigneusement gardées, sans qu'il y parût, par
des espions de M ***. Ils avaient loué des chambres au rez-de-chaussée ou au
premier étage, cachés derrière les persiennes et gardant un profond silence,
ils observaient tout ce qui se passait dans la rue, en apparence la plus
solitaire, et entendaient ce qu'on y disait.
-- Si ces espions eussent reconnu ma voix, dit la petite Bettina, j'étais
poignardée sans rémission à ma rentrée au logis, et peut-être ma pauvre
maîtresse avec moi.
Cette terreur la rendait charmante aux yeux de Fabrice.
-- Le comte M ***, continua-t-elle, est furieux, et madame sait qu'il est
capable de tout... Elle m'a chargée de vous dire qu'elle voudrait être à cent
lieues d'ici avec vous!
Alors elle raconta la scène du jour de la Saint-Etienne, et la fureur de M ***,
qui n'avait perdu aucun des regards et des signes d'amour que la Fausta, ce
jour-là folle de Fabrice, lui avait adressés. Le comte avait tiré son poignard,
avait saisi la Fausta par les cheveux, et, sans sa présence d'esprit, elle
était perdue.
Fabrice fit monter la jolie Bettina dans un petit appartement qu'il avait près
de là. Il lui raconta qu'il était de Turin, fils d'un grand personnage qui pour
le moment se trouvait à Parme, ce qui l'obligeait à garder beaucoup de
ménagements. La Bettina lui répondit en riant qu'il était bien plus grand
seigneur qu'il ne voulait paraître. Notre héros eut besoin d'un peu de temps
avant de comprendre que la charmante fille le prenait pour un non moindre
personnage que le prince héréditaire lui-même. La Fausta commençait à avoir
peur et à aimer Fabrice; elle avait pris sur elle de ne pas dire ce nom à sa
femme de chambre, et de lui parler du prince. Fabrice finit par avouer à la
jolie fille qu'elle avait deviné juste: Mais si mon nom est ébruité,
ajouta-t-il, malgré la grande passion dont j'ai donné tant de preuves à ta
maîtresse, je serai obligé de cesser de la voir, et aussitôt les ministres de
mon père, ces méchants drôles que je destituerai un jour, ne manqueront pas de
lui envoyer l'ordre de vider le pays, que jusqu'ici elle a embelli de sa
présence.
Vers le matin, Fabrice combina avec la petite camériste plusieurs projets de
rendez-vous pour arriver à la Fausta; il fit appeler Ludovic et un autre de ses
gens fort adroit, qui s'entendirent avec la Bettina, pendant qu'il écrivait à
la Fausta la lettre la plus extravagante; la situation comportait toutes les
exagérations de la tragédie et Fabrice ne s'en fit pas faute. Ce ne fut qu'à la
pointe du jour qu'il se sépara de la petite camériste, fort contente des façons
du jeune prince.
Il avait été cent fois répété que, maintenant que la Fausta était d'accord avec
son amant, celui-ci ne repasserait plus sous les fenêtres du petit palais que
lorsqu'on pourrait l'y recevoir, et alors il y aurait signal. Mais Fabrice,
amoureux de la Bettina, et se croyant près du dénouement avec la Fausta, ne put
se tenir dans son village à deux lieues de Parme. Le lendemain, vers les
minuit, il vint à cheval, et bien accompagné, chanter sous les fenêtres de la
Fausta un air alors à la mode et dont il changeait les paroles. N'est-ce pas
ainsi qu'en agissent messieurs les amants? se disait-il.
Depuis que la Fausta avait témoigné le désir d'un rendez-vous, toute cette
chasse semblait bien longue à Fabrice. Non, je n'aime point, se disait-il en
chantant assez mal sous les fenêtres du petit palais; la Bettina me semble cent
fois préférable à la Fausta, et c'est par elle que je voudrais être reçu en ce
moment. Fabrice, s'ennuyant assez, retournait à son village, lorsque à cinq
cents pas du palais de la Fausta quinze ou vingt hommes se jetèrent sur lui,
quatre d'entre eux saisirent la bride de son cheval, deux autres s'emparèrent
de ses bras. Ludovic et les bravi de Fabrice furent assaillis mais
purent se sauver; ils tirèrent quelques coups de pistolet. Tout cela fut
l'affaire d'un instant: cinquante flambeaux allumés parurent dans la rue en un
clin d'oeil et comme par enchantement. Tous ces hommes étaient bien armés.
Fabrice avait sauté à bas de son cheval, malgré les gens qui le retenaient; il
chercha à se faire jour; il blessa même un des hommes qui lui serrait les bras
avec des mains semblables à des étaux; mais il fut bien étonné d'entendre cet
homme lui dire du ton le plus respectueux:
-- Votre Altesse me fera une bonne pension pour cette blessure, ce qui vaudra
mieux pour moi que de tomber dans le crime de lèse-majesté, en tirant l'épée
contre mon prince.
Voici justement le châtiment de ma sottise, se dit Fabrice, je me serai damné
pour un péché qui ne me semblait point aimable.
A peine la petite tentative de combat fut-elle terminée, que plusieurs laquais
en grande livrée parurent avec une chaise à porteurs dorée et peinte d'une
façon bizarre: c'était une de ces chaises grotesques dont les masques se
servent pendant le carnaval. Six hommes, le poignard à la main, prièrent Son
Altesse d'y entrer, lui disant que l'air frais de la nuit pourrait nuire à sa
voix; on affectait les formes les plus respectueuses, le nom de prince était répété
à chaque instant, et presque en criant. Le cortège commença à défiler. Fabrice
compta dans la rue plus de cinquante hommes portant des torches allumées. Il
pouvait être une heure du matin, tout le monde s'était mis aux fenêtres, la
chose se passait avec une certaine gravité. Je craignais des coups de poignard
de la part du comte M ***, se dit Fabrice; il se contente de se moquer de moi,
je ne lui croyais pas tant de goût. Mais pense-t-il réellement avoir affaire au
prince? s'il sait que je ne suis que Fabrice, gare les coups de dague!
Ces cinquante hommes portant des torches et les vingt hommes armés, après
s'être longtemps arrêtés sous les fenêtres de la Fausta, allèrent parader
devant les plus beaux palais de la ville. Des majordomes placés aux deux côtés
de la chaise à porteurs demandaient de temps à autre à Son Altesse si elle
avait quelque ordre à leur donner. Fabrice ne perdit point la tête: à l'aide de
la clarté que répandaient les torches, il voyait que Ludovic et ses hommes
suivaient le cortège autant que possible. Fabrice se disait: Ludovic n'a que
huit ou dix hommes et n'ose attaquer. De l'intérieur de sa chaise à porteurs,
Fabrice voyait fort bien que les gens chargés de la mauvaise plaisanterie
étaient armés jusqu'aux dents. Il affectait de rire avec les majordomes chargés
de le soigner. Après plus de deux heures de marche triomphale, il vit que l'on
allait passer à l'extrémité de la rue où était situé le palais Sanseverina.
Comme on tournait la rue qui y conduit, il ouvre avec rapidité la porte de la
chaise pratiquée sur le devant, saute par-dessus l'un des bâtons, renverse d'un
coup de poignard l'un des estafiers qui lui portait sa torche au visage; il
reçoit un coup de dague dans l'épaule, un second estafier lui brûle la barbe
avec sa torche allumée, et enfin Fabrice arrive à Ludovic auquel il crie: Tue!
tue tout ce qui porte des torches! Ludovic donne des coups d'épée et le
délivre de deux hommes qui s'attachaient à le poursuivre. Fabrice arrive en
courant jusqu'à la porte du palais Sanseverina; par curiosité, le portier avait
ouvert la petite porte haute de trois pieds pratiquée dans la grande, et
regardait tout ébahi ce grand nombre de flambeaux. Fabrice entre d'un saut et
ferme derrière lui cette porte en miniature; il court au jardin et s'échappe
par une porte qui donnait sur une rue solitaire. Une heure après, il était hors
de la ville, au jour il passait la frontière des états de Modène et se trouvait
en sûreté. Le soir il entra dans Bologne. Voici une belle expédition, se
dit-il; je n'ai pas même pu parler à ma belle. Il se hâta d'écrire des lettres
d'excuses au comte et à la duchesse, lettres prudentes, et qui, en peignant ce
qui se passait dans son coeur, ne pouvaient rien apprendre à un ennemi. J'étais
amoureux de l'amour, disait-il à la duchesse; j'ai fait tout au monde pour le
connaître, mais il paraît que la nature m'a refusé un coeur pour aimer et être
mélancolique; je ne puis m'élever plus haut que le vulgaire plaisir, etc., etc.
On ne saurait donner l'idée du bruit que cette aventure fit dans Parme. Le
mystère excitait la curiosité: une infinité de gens avaient vu les flambeaux et
la chaise à porteurs. Mais quel était cet homme enlevé et envers lequel on
affectait toutes les formes du respect? Le lendemain aucun personnage connu ne
manqua dans la ville.
Le petit peuple qui habitait la rue d'où le prisonnier s'était échappé disait
bien avoir vu un cadavre, mais au grand jour, lorsque les habitants osèrent
sortir de leurs maisons, ils ne trouvèrent d'autres traces du combat que beaucoup
de sang répandu sur le pavé. Plus de vingt mille curieux vinrent visiter la rue
dans la journée. Les villes d'Italie sont accoutumées à des spectacles
singuliers, mais toujours elles savent le pourquoi et le comment.
Ce qui choqua Parme dans cette occurrence, ce fut que même un mois après, quand
on cessa de parler uniquement de la promenade aux flambeaux, personne, grâce à
la prudence du comte Mosca, n'avait pu deviner le nom du rival qui avait voulu
enlever la Fausta au comte M ***. Cet amant jaloux et vindicatif avait pris la
fuite dès le commencement de la promenade. Par ordre du comte, la Fausta fut
mise à la citadelle. La duchesse rit beaucoup d'une petite injustice que le
comte dut se permettre pour arrêter tout à fait la curiosité du prince, qui
autrement eût pu arriver jusqu'au nom de Fabrice.
On voyait à Parme un savant homme arrivé du nord pour écrire une histoire du
moyen âge; il cherchait des manuscrits dans les bibliothèques, et le comte lui
avait donné toutes les autorisations possibles. Mais ce savant, fort jeune
encore, se montrait irascible; il croyait, par exemple, que tout le monde à
Parme cherchait à se moquer de lui. Il est vrai que les gamins des rues le
suivaient quelquefois à cause d'une immense chevelure rouge clair étalée avec
orgueil. Ce savant croyait qu'à l'auberge on lui demandait des prix exagérés de
toutes choses, et il ne payait pas la moindre bagatelle sans en chercher le
prix dans le voyage d'une Mme Starke qui est arrivé à une vingtième édition,
parce qu'il indique à l'Anglais prudent le prix d'un dindon, d'une pomme, d'un
verre de lait, etc., etc...
Le savant à la crinière rouge, le soir même du jour où Fabrice fit cette
promenade forcée, devint furieux à son auberge, et sortit de sa poche de petits
pistolets pour se venger du cameriere qui lui demandait deux sous
d'une pêche médiocre. On l'arrêta, car porter de petits pistolets est un grand
crime!
Comme ce savant irascible était long et maigre, le comte eut l'idée, le
lendemain matin, de le faire passer aux yeux du prince pour le téméraire qui,
ayant prétendu enlever la Fausta au comte M ***, avait été mystifié. Le port
des pistolets de poche est puni de trois ans de galère à Parme; mais cette
peine n'est jamais appliquée. Après quinze jours de prison, pendant lesquels le
savant n'avait vu qu'un avocat qui lui avait fait une peur horrible des lois
atroces dirigées par la pusillanimité des gens au pouvoir contre les porteurs
d'armes cachées, un autre avocat visita la prison et lui raconta la promenade
infligée par le comte M *** à un rival qui était resté inconnu. La police ne
veut pas avouer au prince qu'elle n'a pu savoir quel est ce rival: Avouez que
vous vouliez plaire à la Fausta, que cinquante brigands vous ont enlevé comme
vous chantiez sous sa fenêtre, que pendant une heure on vous a promené en
chaise à porteurs sans vous adresser autre chose que des honnêtetés. Cet aveu
n'a rien d'humiliant, on ne vous demande qu'un mot. Aussitôt après qu'en le
prononçant vous aurez tiré la police d'embarras, elle vous embarque sur une
chaise de poste et vous conduit à la frontière où l'on vous souhaite le
bonsoir.
Le savant résista pendant un mois; deux ou trois fois le prince fut sur le
point de le faire amener au ministère de l'intérieur, et de se trouver présent
à l'interrogatoire. Mais enfin il n'y songeait plus quand l'historien, ennuyé,
se détermina à tout avouer et fut conduit à la frontière. Le prince resta
convaincu que le rival du comte M *** avait une forêt de cheveux rouges.
Trois jours après la promenade, comme Fabrice qui se cachait à Bologne
organisait avec le fidèle Ludovic les moyens de trouver le comte M ***, il
apprit que, lui aussi, se cachait dans un village de la montagne sur la route
de Florence. Le comte n'avait que trois de ses buli avec lui; le lendemain,
au moment où il rentrait de la promenade, il fut enlevé par huit hommes masqués
qui se donnèrent à lui pour des sbires de Parme. On le conduisit, après lui
avoir bandé les yeux, dans une auberge deux lieues plus avant dans la montagne,
où il trouva tous les égards possibles et un souper fort abondant. On lui
servit les meilleurs vins d'Italie et d'Espagne.
-- Suis-je donc prisonnier d'état? dit le comte.
-- Pas le moins du monde! lui répondit fort poliment Ludovic masqué. Vous avez
offensé un simple particulier, en vous chargeant de le faire promener en chaise
à porteurs; demain matin, il veut se battre en duel avec vous. Si vous le tuez,
vous trouverez deux bons chevaux, de l'argent et des relais préparés sur la
route de Gênes.
-- Quel est le nom du fier-à-bras? dit le comte irrité.
-- Il se nomme Bombace. Vous aurez le choix des armes et de bons
témoins, bien loyaux, mais il faut que l'un des deux meure!
-- C'est donc un assassinat! dit le comte M ***, effrayé.
-- A Dieu ne plaise! c'est tout simplement un duel à mort avec le jeune homme
que vous avez promené dans les rues de Parme au milieu de la nuit, et qui
resterait déshonoré si vous restiez en vie. L'un de vous deux est de trop sur
la terre, ainsi tâchez de le tuer; vous aurez des épées, des pistolets, des
sabres, toutes les armes qu'on a pu se procurer en quelques heures, car il a
fallu se presser; la police de Bologne est fort diligente, comme vous pouvez le
savoir, et il ne faut pas qu'elle empêche ce duel nécessaire à l'honneur du
jeune homme dont vous vous êtes moqué.
-- Mais si ce jeune homme est un prince...
-- C'est un simple particulier comme vous, et même beaucoup moins riche que
vous, mais il veut se battre à mort, et il vous forcera à vous battre, je vous
en avertis.
-- Je ne crains rien au monde! s'écria M ***.
-- C'est ce que votre adversaire désire avec le plus de passion, répliqua
Ludovic. Demain, de grand matin, préparez-vous à défendre votre vie; elle sera
attaquée par un homme qui a raison d'être fort en colère et qui ne vous
ménagera pas; je vous répète que vous aurez le choix des armes; et faites votre
testament.
Vers les six heures du matin, le lendemain, on servit à déjeuner au comte M
***, puis on ouvrit une porte de la chambre où il était gardé, et on l'engagea
à passer dans la cour d'une auberge de campagne; cette cour était environnée de
haies et de murs assez hauts, et les portes en étaient soigneusement fermées.
Dans un angle, sur une table de laquelle on invita le comte M *** à
s'approcher, il trouva quelques bouteilles de vin et d'eau-de-vie, deux
pistolets, deux épées, deux sabres, du papier et de l'encre; une vingtaine de
paysans étaient aux fenêtres de l'auberge qui donnaient sur la cour. Le comte
implora leur pitié.-- On veut m'assassiner! s'écriait-il; sauvez-moi la vie!
-- Vous vous trompez! ou vous voulez tromper, lui cria Fabrice qui était à
l'angle opposé de la cour, à côté d'une table chargée d'armes; il avait mis
habit bas, et sa figure était cachée par un de ces masques en fils de fer qu'on
trouve dans les salles d'armes.
-- Je vous engage, ajouta Fabrice, à prendre le masque en fil de fer qui est
près de vous, ensuite avancez vers moi avec une épée ou des pistolets; comme on
vous l'a dit hier soir, vous avez le choix des armes.
Le comte M *** élevait des difficultés sans nombre, et semblait fort contrarié
de se battre; Fabrice, de son côté, redoutait l'arrivée de la police, quoique
l'on fût dans la montagne à cinq grandes lieues de Bologne; il finit par
adresser à son rival les injures les plus atroces; enfin il eut le bonheur de
mettre en colère le comte M ***, qui saisit une épée et marcha sur Fabrice; le
combat s'engagea assez mollement.
Après quelques minutes, il fut interrompu par un grand bruit. Notre héros avait
bien senti qu'il se jetait dans une action, qui, pendant toute sa vie, pourrait
être pour lui un sujet de reproches ou du moins d'imputations calomnieuses. Il
avait expédié Ludovic dans la campagne pour lui recruter des témoins. Ludovic
donna de l'argent à des étrangers qui travaillaient dans un bois voisin; ils
accoururent en poussant des cris, pensant qu'il s'agissait de tuer un ennemi de
l'homme qui payait. Arrivés à l'auberge, Ludovic les pria de regarder de tous
leurs yeux, et de voir si l'un de ces deux jeunes gens qui se battaient,
agissait en traître et prenait sur l'autre des avantages illicites.
Le combat un instant interrompu par les cris de mort des paysans tardait à
recommencer; Fabrice insulta de nouveau la fatuité du comte.-- Monsieur le
comte, lui criait-il, quand on est insolent, il faut être brave. Je sens que la
condition est dure pour vous, vous aimez mieux payer des gens qui sont braves.
Le comte, de nouveau piqué, se mit à lui crier qu'il avait longtemps fréquenté
la salle d'armes du fameux Battistin à Naples, et qu'il allait châtier son
insolence; la colère du comte M *** ayant enfin reparu, il se battit avec assez
de fermeté, ce qui n'empêcha point Fabrice de lui donner un fort beau coup
d'épée dans la poitrine, qui le retint au lit plusieurs mois. Ludovic, en donnant
les premiers soins au blessé, lui dit à l'oreille: Si vous dénoncez ce duel à
la police, je vous ferai poignarder dans votre lit.
Fabrice se sauva dans Florence; comme il s'était tenu caché à Bologne, ce fut à
Florence seulement qu'il reçut toutes les lettres de reproches de la duchesse;
elle ne pouvait lui pardonner d'être venu à son concert et de ne pas avoir
cherché à lui parler. Fabrice fut ravi des lettres du comte Mosca, elles
respiraient une franche amitié et les sentiments les plus nobles. Il devina que
le comte avait écrit à Bologne, de façon à écarter les soupçons qui pouvaient
peser sur lui relativement au duel; la police fut d'une justice parfaite: elle
constata que deux étrangers, dont l'un seulement, le blessé, était connu (le
comte M ***) s'étaient battus à l'épée, devant plus de trente paysans, au
milieu desquels se trouvait vers la fin du combat le curé du village qui avait
fait de vains efforts pour séparer les duellistes. Comme le nom de Joseph Bossi
n'avait point été prononcé, moins de deux mois après, Fabrice osa revenir à
Bologne, plus convaincu que jamais que sa destinée le condamnait à ne jamais
connaître la partie noble et intellectuelle de l'amour. C'est ce qu'il se donna
le plaisir d'expliquer fort au long à la duchesse; il était bien las de sa vie
solitaire et désirait passionnément alors retrouver les charmantes soirées
qu'il passait entre le comte et sa tante. Il n'avait pas revu depuis eux les
douceurs de la bonne compagnie.
«Je me suis tant ennuyé à propos de l'amour que je voulais me donner et de la
Fausta, écrivait-il à la duchesse, que maintenant son caprice me fût-il encore
favorable, je ne ferais pas vingt lieues pour aller la sommer de sa parole;
ainsi ne crains pas, comme tu me le dis, que j'aille jusqu'à Paris où je vois
qu'elle débute avec un succès fou. Je ferais toutes les lieues possibles pour
passer une soirée avec toi et avec ce comte si bon pour ses amis. »
Livre Second - Chapitre XIV.
Pendant que Fabrice était à la chasse de l'amour dans un village voisin de
Parme, le fiscal général Rassi, qui ne le savait pas si près de lui, continuait
à traiter son affaire comme s'il eût été un libéral: il feignit de ne pouvoir
trouver, ou plutôt intimida les témoins à décharge; et enfin, après un travail
fort savant de près d'une année, et environ deux mois après le dernier retour
de Fabrice à Bologne, un certain vendredi, la marquise Raversi, ivre de joie,
dit publiquement dans son salon que, le lendemain, la sentence qui venait
d'être rendue depuis une heure contre le petit del Dongo serait présentée à la
signature du prince et approuvée par lui. Quelques minutes plus tard la
duchesse sut ce propos de son ennemie.
Il faut que le comte soit bien mal servi par ses agents! se dit-elle; encore ce
matin il croyait que la sentence ne pouvait être rendue avant huit jours.
Peut-être ne serait-il pas fâché d'éloigner de Parme mon jeune grand vicaire;
mais, ajouta-t-elle en chantant, nous le verrons revenir, et un jour il sera
notre archevêque. La duchesse sonna:
-- Réunissez tous les domestiques dans la salle d'attente, dit-elle à son valet
de chambre, même les cuisiniers; allez prendre chez le commandant de la place
le permis nécessaire pour avoir quatre chevaux de poste, et enfin qu'avant une
demi-heure ces chevaux soient attelés à mon landau. Toutes les femmes de la
maison furent occupées à faire des malles, la duchesse prit à la hâte un habit
de voyage, le tout sans rien faire dire au comte; l'idée de se moquer un peu de
lui la transportait de joie.
«Mes amis, dit-elle aux domestiques rassemblés, j'apprends que mon pauvre neveu
va être condamné par contumace pour avoir eu l'audace de défendre sa a vie
contre un furieux; c'était Giletti qui voulait le tuer. Chacun de vous a pu
voir combien le caractère de Fabrice est doux et inoffensif. Justement indignée
de cette injure atroce, je pars pour Florence: je laisse à chacun de vous ses
gages pendant dix ans; si vous êtes malheureux, écrivez-moi, et tant que
j'aurai un sequin, il y aura quelque chose pour vous. »
La duchesse pensait exactement ce qu'elle disait, et, à ses derniers mots, les
domestiques fondirent en larmes; elle aussi avait les yeux humides; elle ajouta
d'une voix émue: -- «Priez Dieu pour moi et pour monseigneur Fabrice del Dongo,
premier grand vicaire du diocèse, qui demain matin va être condamné aux
galères, ou, ce qui serait moins bête, à la peine de mort. »
Les larmes des domestiques redoublèrent et peu à peu se changèrent en cris à
peu près séditieux; la duchesse monta dans son carrosse et se fit conduire au
palais du prince. Malgré l'heure indue, elle fit solliciter une audience par le
général Fontana, aide de camp de service; elle n'était point en grand habit de
cour, ce qui jeta cet aide de camp dans une stupeur profonde. Quant au prince,
il ne fut point surpris, et encore moins fâché de cette demande d'audience.
Nous allons voir des larmes répandues par de beaux yeux, se dit-il en se
frottant les mains. Elle vient demander grâce; enfin cette fière beauté va
s'humilier! elle était aussi trop insupportable avec ses petits airs
d'indépendance! Ces yeux si parlants semblaient toujours me dire, à la moindre
chose qui la choquait: Naples ou Milan seraient un séjour bien autrement
aimable que votre petite ville de Parme. A la vérité je ne règne pas sur Naples
ou sur Milan; mais enfin cette grande dame vient me demander quelque chose qui
dépend de moi uniquement et qu'elle brûle d'obtenir; j'ai toujours pensé que
l'arrivé de ce neveu m'en ferait tirer pied ou aile.
Pendant que le prince souriait à ces pensées et se livrait à toutes ces
prévisions agréables, il se promenait dans son grand cabinet, à la porte duquel
le général Fontana était resté debout et raide comme un soldat au port d'armes.
Voyant les yeux brillants du prince, et se rappelant l'habit de voyage de la duchesse,
il crut à la dissolution de la monarchie. Son ébahissement n'eut plus de bornes
quand il entendit le prince lui dire:-- Priez Mme la duchesse d'attendre un
petit quart d'heure. Le général aide de camp fit son demi-tour comme un soldat
à la parade; le prince sourit encore: Fontana n'est pas accoutumé, se dit-il, à
voir attendre cette fière duchesse: la figure étonnée avec laquelle il va lui
parler du petit quart d'heure d'attente préparera le passage aux larmes
touchantes que ce cabinet va voir répandre. Ce petit quart d'heure fut
délicieux pour le prince, il se promenait d'un pas ferme et égal, il régnait.
Il s'agit ici de ne rien dire qui ne soit parfaitement à sa place; quels que
soient mes sentiments envers la duchesse, il ne faut point oublier que c'est
une des plus grandes dames de ma cour. Comment Louis XIV parlait-il aux
princesses ses filles quand il avait lieu d'en être mécontent? et ses yeux
s'arrêtèrent sur le portrait du grand roi.
Le plaisant de la chose c'est que le prince ne songea point à se demander s'il
ferait grâce à Fabrice et quelle serait cette grâce. Enfin, au bout de vingt
minutes, le fidèle Fontana se présenta de nouveau à la porte, mais sans rien
dire.-- La duchesse Sanseverina peut entrer, cria le prince d'un air théâtral.
Les larmes vont commencer, se dit-il, et, comme pour se préparer à un tel
spectacle, il tira son mouchoir.
Jamais la duchesse n'avait été aussi leste et aussi jolie; elle n'avait pas
vingt-cinq ans. En voyant son petit pas léger et rapide effleurer à peine les
tapis, le pauvre aide de camp fut sur le point de perdre tout à fait la raison.
-- J'ai bien des pardons à demander à Votre Altesse Sérénissime, dit la
duchesse de sa petite voix légère et gaie, j'ai pris la liberté de me présenter
devant elle avec un habit qui n'est pas précisément convenable, mais Votre
Altesse m'a tellement accoutumée à ses bontés que j'ai osé espérer qu'elle
voudrait bien m'accorder encore cette grâce.
La duchesse parlait assez lentement, afin de se donner le temps de jouir de la
figure du prince; elle était délicieuse à cause de l'étonnement profond et du
reste de grands airs que la position de la tête et des bras accusait encore. Le
prince était resté comme frappé de la foudre; de sa petite voix aigre et
troublée, il s'écriait de temps à autre en articulant à peine: Comment!
comment! La duchesse, comme par respect, après avoir fini son compliment,
lui laissa tout le temps de répondre; puis elle ajouta:
-- J'ose espérer que Votre Altesse Sérénissime daigne me pardonner l'incongruité
de mon costume; mais, en parlant ainsi, ses yeux moqueurs brillaient d'un si
vif éclat que le prince ne put le supporter; il regarda au plafond, ce qui chez
lui était le dernier signe du plus extrême embarras.
-- Comment! comment! dit-il encore; puis il eut le bonheur de trouver
une phrase: -- Madame la duchesse asseyez-vous donc; il avança lui-même un
fauteuil et avec assez de grâce. La duchesse ne fut point insensible à cette
politesse, elle modéra la pétulance de son regard.
-- Comment! comment! répéta encore le prince en s'agitant dans son
fauteuil, sur lequel on eût dit qu'il ne pouvait trouver de position solide.
-- Je vais profiter de la fraîcheur de la nuit pour courir la poste, reprit la
duchesse, et, comme mon absence peut être de quelque durée, je n'ai point voulu
sortir des états de Son Altesse Sérénissime sans la remercier de toutes les
bontés que depuis cinq années elle a daigné avoir pour moi. A ces mots le
prince comprit enfin; il devint pâle: c'était l'homme du monde qui souffrait le
plus de se voir trompé dans ses prévisions; puis il prit un air de grandeur
tout à fait digne du portrait de Louis XIV qui était sous ses yeux. A la bonne
heure, se dit la duchesse, voilà un homme.
-- Et quel est le motif de ce départ subit? dit le prince d'un ton assez ferme.
-- J'avais ce projet depuis longtemps, répondit la duchesse, et une petite
insulte que l'on fait à Monsignore del Dongo que demain l'on va
condamner à mort ou aux galères, me fait hâter mon départ.
-- Et dans quel ville allez-vous?
-- A Naples, je pense. Elle ajouta en se levant: Il ne me reste plus qu'à
prendre congé de Votre Altesse Sérénissime et à la remercier très humblement de
ses anciennes bontés. A son tour, elle partait d'un air si ferme que le
prince vit bien que dans deux secondes tout serait fini; l'éclat du départ
ayant eu lieu, il savait que tout arrangement était impossible; elle n'était
pas femme à revenir sur ses démarches. Il courut après elle.
-- Mais vous savez bien, madame la duchesse, lui dit-il en lui prenant la main,
que toujours je vous ai aimée, et d'une amitié à laquelle il ne tenait qu'à
vous de donner un autre nom. Un meurtre a été commis, c'est ce qu'on ne saurait
nier; j'ai confié l'instruction du procès à mes meilleurs juges...
A ces mots, la duchesse se releva de toute sa hauteur; toute apparence de
respect et même d'urbanité disparut en un clin d'oeil: la femme outragée parut
clairement, et la femme outragée s'adressant à un être qu'elle sait de mauvaise
foi. Ce fut avec l'expression de la colère la plus vive et même du mépris,
qu'elle dit au prince en pesant sur tous les mots:
-- Je quitte à jamais les états de Votre Altesse Sérénissime, pour ne jamais
entendre parler du fiscal Rassi, et des autres infâmes assassins qui ont
condamné à mort mon neveu et tant d'autres; si Votre Altesse Sérénissime ne
veut pas mêler un sentiment d'amertume aux derniers instants que je passe
auprès d'un prince poli et spirituel quand il n'est pas trompé, je la prie très
humblement de ne pas me rappeler l'idée de ces juges infâmes qui se vendent
pour mille écus ou une croix.
L'accent admirable et surtout vrai avec lequel furent prononcées ces paroles
fit tressaillir le prince; il craignit un instant de voir sa dignité compromise
par une accusation encore plus directe, mais au total sa sensation finit
bientôt par être de plaisir: il admirait la duchesse; l'ensemble de sa personne
atteignit en ce moment une beauté sublime. Grand Dieu! qu'elle est belle, se
dit le prince; on doit passer quelque chose à une femme unique et telle que
peut-être il n'en existe pas une seconde dans toute l'Italie... Eh bien! avec
un peu de bonne politique il ne serait peut-être pas impossible d'en faire un
jour ma maîtresse; il y a loin d'un tel être à cette poupée de marquise Balbi,
et qui encore chaque année vole au moins trois cent mille francs à mes pauvres
sujets... Mais l'ai-je bien entendu? pensa-t-il tout à coup; elle a dit:
condamné mon neveu et tant d'autres; alors la colère surnagea, et ce fut avec
une hauteur digne du rang suprême que le prince dit, après un silence:-- Et que
faudrait-il faire pour que madame ne partît point?
-- Quelque chose dont vous n'êtes pas capable, répliqua la duchesse avec
l'accent de l'ironie la plus amère et du mépris le moins déguisé.
Le prince était hors de lui, mais il devait à l'habitude de son métier de
souverain absolu la force de résister à un premier mouvement. Il faut avoir
cette femme, se dit-il, c'est ce que je me dois, puis il faut la faire mourir
par le mépris... Si elle sort de ce cabinet, je ne la revois jamais. Mais, ivre
de colère et de haine comme il l'était en ce moment, où trouver un mot qui pût
satisfaire à la fois à ce qu'il se devait à lui-même et porter la duchesse à ne
pas déserter sa cour à l'instant? On ne peut, se dit-il, ni répéter ni tourner
en ridicule un geste, et il alla se placer entre la duchesse et la porte de son
cabinet. Peu après il entendit gratter à cette porte.
-- Quel est le jean-sucre, s'écria-t-il en jurant de toute la force de ses
poumons, quel est le jean-sucre qui vient ici m'apporter sa sotte présence? Le
pauvre général Fontana montra sa figure pâle et totalement renversée, et ce fut
avec l'air d'un homme à l'agonie qu'il prononça ces mots mal articulés: Son
Excellence le comte Mosca sollicite l'honneur d'être introduit.
-- Qu'il entre! dit le prince en criant; et comme Mosca saluait:
-- Eh bien! lui dit-il, voici Mme la duchesse Sanseverina qui prétend quitter
Parme à l'instant pour aller s'établir à Naples, et qui par-dessus le marché me
dit des impertinences.
-- Comment! dit Mosca pâlissant.
-- Quoi! vous ne saviez pas ce projet de départ?
-- Pas la première parole; j'ai quitté madame à six heures, joyeuse et
contente.
Ce mot produisit sur le prince un effet incroyable. D'abord il regarda Mosca;
sa pâleur croissante lui montra qu'il disait vrai et n'était point complice du
coup de tête de la duchesse. En ce cas, se dit-il, je la perds pour toujours;
plaisir et vengeance tout s'envole en même temps. A Naples elle fera des
épigrammes avec son neveu Fabrice sur la grande colère du petit prince de
Parme. Il regarda la duchesse; le plus violent mépris et la colère se
disputaient son coeur; ses yeux étaient fixés en ce moment sur le comte Mosca,
et les contours si fins de cette belle bouche exprimaient le dédain le plus
amer. Toute cette figure disait: vil courtisan! Ainsi, pensa le prince, après
l'avoir examinée, je perds ce moyen de la rappeler en ce pays. Encore en ce
moment, si elle sort de ce cabinet elle est perdue pour moi, Dieu sait ce
qu'elle dira de mes juges à Naples... Et avec cet esprit et cette force de
persuasion divine que le ciel lui a donnés, elle se fera croire de tout le
monde. Je lui devrai la réputation d'un tyran ridicule qui se lève la nuit pour
regarder sous son lit... Alors, par une manoeuvre adroite et comme cherchant à
se promener pour diminuer son agitation, le prince se plaça de nouveau devant
la porte du cabinet; le comte était à sa droite à trois pas de distance, pâle,
défait et tellement tremblant qu'il fut obligé de chercher un appui sur le dos
du fauteuil que la duchesse avait occupé au commencement de l'audience, et que
le prince dans un mouvement de colère avait poussé au loin. Le comte était
amoureux. Si la duchesse part je la suis, se disait-il; mais voudra-t-elle de
moi à sa suite? voilà la question.
A la gauche du prince, la duchesse debout, les bras croisés et serrés contre la
poitrine, le regardait avec une impertinence admirable; une pâleur complète et
profonde avait succédé aux vives couleurs qui naguère animaient cette tête sublime.
Le prince, au contraire des deux autres personnages, avait la figure rouge et
l'air inquiet; sa main gauche jouait d'une façon convulsive avec la croix
attachée au grand cordon de son ordre qu'il portait sous l'habit; de la main
droite il se caressait le menton.
-- Que faut-il faire? dit-il au comte, sans trop savoir ce qu'il faisait
lui-même et entraîné par l'habitude de le consulter sur tout.
-- Je n'en sais rien en vérité, Altesse Sérénissime, répondit le comte de l'air
d'un homme qui rend le dernier soupir. Il pouvait à peine prononcer les mots de
sa réponse. Le ton de cette voix donna au prince la première consolation que
son orgueil blessé eût trouvée dans cette audience, et ce petit bonheur lui
fournit une phrase heureuse pour son amour-propre.
-- Eh bien! dit-il, je suis le plus raisonnable des trois; je veux bien faire
abstraction complète de ma position dans le monde. Je vais parler comme un
ami, et il ajouta, avec un beau sourire de condescendance bien imité des
temps heureux de Louis XIV, comme on ami parlant à des amis : Madame la
duchesse, ajouta-t-il, que faut-il faire pour vous faire oublier une résolution
intempestive?
-- En vérité, je n'en sais rien, répondit la duchesse avec un grand soupir, en
vérité je n'en sais rien, tant j'ai Parme en horreur. Il n'y avait nulle
intention d'épigramme dans ce mot, on voyait que la sincérité même parlait par
sa bouche.
Le comte se tourna vivement de son côté; l'âme du courtisan était scandalisée:
puis il adressa au prince un regard suppliant. Avec beaucoup de dignité et de
sang-froid le prince laissa passer un moment; puis s'adressant au comte:
-- Je vois, dit-il, que votre charmante amie est tout à fait hors d'elle-même;
c'est tout simple, elle adore son neveu. Et, se tournant vers la duchesse,
il ajouta, avec le regard le plus galant et en même temps de l'air que l'on
prend pour citer le mot d'une comédie: Que faut-il faire pour plaire à ces
beaux yeux?
La duchesse avait eu le temps de réfléchir; d'un ton ferme et lent, et comme si
elle eût dicté son ultimatum, elle répondit:
-- Son Altesse m'écrirait une lettre gracieuse, comme elle sait si bien les
faire; elle me dirait que, n'étant point convaincue de la culpabilité de
Fabrice del Dongo, premier grand vicaire de l'archevêque, elle ne signera point
la sentence quand on viendra la lui présenter, et que cette procédure injuste
n'aura aucune suite à l'avenir.
-- Comment injuste! s'écria le prince en rougissant jusqu'au blanc des
yeux, et reprenant sa colère.
-- Ce n'est pas tout! répliqua la duchesse avec une fierté romaine; dès ce
soir, et, ajouta-t-elle en regardant la pendule, il est déjà onze heures et
un quart; dès ce soir Son Altesse Sérénissime enverra dire à la marquise
Raversi qu'elle lui conseille d'aller à la campagne pour se délasser des
fatigues qu'a dû lui causer un certain procès dont elle parlait dans son salon
au commencement de la soirée. Le duc se promenait dans son cabinet comme un
homme furieux.
-- Vit-on jamais une telle femme?... s'écriait-il; elle me manque de respect.
La duchesse répondit avec une grâce parfaite:
-- De la vie je n'ai eu l'idée de manquer de respect à Son Altesse Sérénissime:
Son Altesse a eu l'extrême condescendance de dire qu'elle parlait comme un
ami à des amis. Je n'ai, du reste, aucune envie de rester à Parme,
ajouta-t-elle en regardant le comte avec le dernier mépris. Ce regard décida le
prince, jusqu'ici fort incertain, quoique ces paroles eussent semblé annoncer
un engagement; il se moquait fort des paroles.
Il y eut encore quelques mots d'échangés, mais enfin le comte Mosca reçut
l'ordre d'écrire le billet gracieux sollicité par la duchesse. Il omit la
phrase: cette procédure injuste n'aura aucune suite a l'avenir. Il
suffit, se dit le comte, que le prince promette de ne point signer la sentence
qui lui sera présentée. Le prince le remercia d'un coup d'oeil en signant.
Le comte eut grand tort, le prince était fatigué et eût tout signé; il croyait
se bien tirer de la scène, et toute l'affaire était dominée à ses yeux par ces
mots: «Si la duchesse part, je trouverai ma cour ennuyeuse avant huit jours. »
Le comte remarqua que le maître corrigeait la date et mettait celle du
lendemain. Il regarda la pendule, elle marquait près de minuit. Le ministre ne
vit dans cette date corrigée que l'envie pédantesque de faire preuve
d'exactitude et de bon gouvernement. Quant à l'exil de la marquise Raversi, il
ne fit pas un pli; le prince avait un plaisir particulier à exiler les gens.
-- Général Fontana, s'écria-t-il en entrouvrant la porte.
Le général parut avec une figure tellement étonnée et tellement curieuse, qu'il
y eut échange d'un regard gai entre la duchesse et le comte, et ce regard fit
la paix.
-- Général Fontana, dit le prince, vous allez monter dans ma voiture qui attend
sous la colonnade; vous irez chez la marquise Raversi, vous vous ferez
annoncer; si elle est au lit, vous ajouterez que vous venez de ma part, et,
arrivé dans sa chambre, vous direz ces précises paroles, et non d'autres:
«Madame la marquise Raversi, Son Altesse Sérénissime vous engage à partir
demain, avant huit heures du matin, pour votre château de Velleja; Son Altesse
vous fera connaître quand vous pourrez revenir à Parme. »
Le prince chercha des yeux ceux de la duchesse, laquelle, sans le remercier
comme il s'y attendait, lui fit une révérence extrêmement respectueuse et
sortit rapidement.
-- Quelle femme! dit le prince en se tournant vers le comte Mosca.
Celui-ci, ravi de l'exil de la marquise Raversi qui facilitait toutes ses
actions comme ministre, parla pendant une grosse demi-heure en courtisan
consommé; il voulait consoler l'amour-propre du souverain, et ne prit congé que
lorsqu'il le vit bien convaincu que l'histoire anecdotique de Louis XIV n'avait
pas de page plus belle que celle qu'il venait de fournir à ses historiens
futurs.
En rentrant chez elle, la duchesse ferma sa porte, et dit qu'on n'admît
personne, pas même le comte. Elle voulait se trouver seule avec elle-même, et
voir un peu quelle idée elle devait se former de la scène qui venait d'avoir
lieu. Elle avait agi au hasard et pour se faire plaisir au moment même; mais à
quelque démarche qu'elle se fût laissé entraîner elle y eût tenu avec fermeté.
Elle ne se fût point blâmée en revenant au sang-froid, encore moins repentie:
tel était le caractère auquel elle devait d'être encore à trente-six ans la
plus jolie femme de la cour.
Elle rêvait en ce moment à ce que Parme pouvait offrir d'agréable, comme elle
eût fait au retour d'un long voyage, tant de neuf heures à onze elle avait cru
fermement quitter ce pays pour toujours.
Ce pauvre comte a fait une plaisante figure lorsqu'il a connu mon départ en
présence du prince... Au fait, c'est un homme aimable et d'un coeur bien rare!
Il eût quitté ses ministères pour me suivre... Mais aussi pendant cinq années
entières il n'a pas eu une distraction à me reprocher. Quelles femmes mariées à
l'autel pourraient en dire autant à leur seigneur et maître? Il faut convenir
qu'il n'est point important, point pédant, il ne donne nullement l'envie de le
tromper; devant moi il semble toujours avoir honte de sa puissance... Il
faisait une drôle de figure en présence de son seigneur et maître; s'il était
là je l'embrasserais... Mais pour rien au monde je ne me chargerais d'amuser un
ministre qui a perdu son portefeuille, c'est une maladie dont on ne guérit qu'à
la mort, et... qui fait mourir. Quel malheur ce serait d'être ministre jeune!
Il faut que je le lui écrive, c'est une de ces choses qu'il doit savoir
officiellement avant de se brouiller avec son prince... Mais j'oubliais mes bons
domestiques.
La duchesse sonna. Ses femmes étaient toujours occupées à faire des malles; la
voiture était avancée sous le portique et on la chargeait; tous les domestiques
qui n'avaient pas de travail à faire entouraient cette voiture, les larmes aux
yeux. La Chékina, qui dans les grandes occasions entrait seule chez la
duchesse, lui apprit tous ces détails.
-- Fais-les monter, dit la duchesse; un instant après elle passa dans la salle
d'attente.
-- On m'a promis, leur dit-elle, que la sentence contre mon neveu ne serait pas
signée par lesouverain (c'est ainsi qu'on parle en Italie); je suspens
mon départ; nous verrons si mes ennemis auront le crédit de faire changer cette
résolution.
Après un petit silence, les domestiques se mirent à crier: Vive madame la
duchesse! et applaudirent avec fureur. La duchesse, qui était déjà dans la
pièce voisine, reparut comme une actrice applaudie, fit une petite révérence
pleine de grâce à ses gens et leur dit: Mes amis, je vous remercie. Si
elle eût dit un mot, tous, en ce moment, eussent marché contre le palais pour
l'attaquer. Elle fit un signe à un postillon, ancien contrebandier et homme
dévoué, qui la suivit.
-- Tu vas t'habiller en paysan aisé, tu sortiras de Parme comme tu pourras, tu
loueras une sediola et tu iras aussi vite que possible à Bologne. Tu entreras à
Bologne en promeneur et par la porte de Florence, et tu remettras à Fabrice,
qui est au Pelegrino, un paquet que Chékina va te donner. Fabrice se
cache et s'appelle là-bas M. Joseph Bossi; ne va pas le trahir par étourderie,
n'aie pas l'air de le connaître; mes ennemis mettront peut-être des espions à
tes trousses. Fabrice te renverra ici au bout de quelques heures ou de quelques
jours: c'est surtout en revenant qu'il faut redoubler de précautions pour ne
pas le trahir.
-- Ah! les gens de la marquise Raversi! s'écria le postillon; nous les
attendons, et si madame voulait ils seraient bientôt exterminés.
-- Un jour peut-être! mais gardez-vous sur votre tête de rien faire sans mon
ordre.
C'était la copie du billet du prince que la duchesse voulait envoyer à Fabrice;
elle ne put résister au plaisir de l'amuser, et ajouta un mot sur la scène qui
avait amené le billet; ce mot devint une lettre de dix pages. Elle fit rappeler
le postillon.
-- Tu ne peux partir, lui dit-elle, qu'à quatre heures, à porte ouvrante.
-- Je comptais passer par le grand égout, j'aurais de l'eau jusqu'au menton,
mais je passerais.
-- Non, dit la duchesse, je ne veux pas exposer à prendre la fièvre un de mes
plus fidèles serviteurs. Connais-tu quelqu'un chez monseigneur l'archevêque?
-- Le second cocher est mon ami.
-- Voici une lettre pour ce saint prélat: introduis-toi sans bruit dans son
palais, fais-toi conduire chez le valet de chambre; je ne voudrais pas qu'on
réveillât monseigneur. S'il est déjà renfermé dans sa chambre, passe la nuit
dans le palais, et, comme il est dans l'usage de se lever avec le jour, demain
matin, à quatre heures, fais-toi annoncer de ma part, demande sa bénédiction au
saint archevêque, remets-lui le paquet que voici, et prends les lettres qu'il
te donnera peut-être pour Bologne.
La duchesse adressait à l'archevêque l'original même du billet du prince; comme
ce billet était relatif à son premier grand vicaire, elle le priait de le
déposer aux archives de l'archevêché, où elle espérait que messieurs les grands
vicaires et les chanoines, collègues de son neveu, voudraient bien en prendre
connaissance; le tout sous la condition du plus profond secret.
La duchesse écrivait à monseigneur Landriani avec une familiarité qui devait
charmer ce bon bourgeois; la signature seule avait trois lignes; la lettre,
fort amicale, était suivie de ces mots: Angelina-Cornelia-Isola Valsera del
Dongo, duchesse Sanseverina.
Je n'en ai pas tant écrit, je pense, se dit la duchesse en riant, depuis mon
contrat de mariage avec le pauvre duc; mais on ne mène ces gens-là que par ces
choses, et aux yeux des bourgeois la caricature fait beauté. Elle ne put pas
finir la soirée sans céder à la tentation d'écrire une lettre de persiflage au
pauvre comte; elle lui annonçait officiellement, pour sa gouverne,
disait-elle, dans ses rapports avec les têtes couronnées, qu'elle ne se
sentait pas capable d'amuser un ministre disgracié. «Le prince vous fait peur;
quand vous ne pourrez plus le voir, ce serait donc à moi à vous faire peur? »
Elle fit porter sur-le-champ cette lettre.
De son côté, le lendemain dès sept heures du matin, le prince manda le comte
Zurla, ministre de l'intérieur.-- De nouveau, lui dit-il, donnez les ordres les
plus sévères à tous les podestats pour qu'ils fassent arrêter le sieur Fabrice
del Dongo. On nous annonce que peut-être il osera reparaître dans nos états. Ce
fugitif se trouvant à Bologne, où il semble braver les poursuites de nos
tribunaux, placez des sbires qui le connaissent personnellement, 1° dans les
villages sur la route de Bologne à Parme; 2° aux environs du château de la
duchesse Sanseverina, à Sacca, et de sa maison de Castelnovo; 3° autour du
château du comte Mosca. J'ose espérer de votre haute sagesse, monsieur le
comte, que vous saurez dérober la connaissance de ces ordres de votre souverain
à la pénétration du comte Mosca. Sachez que je veux que l'on arrête le sieur
Fabrice del Dongo.
Dès que ce ministre fut sorti, une porte secrète introduisit chez le prince le
fiscal général Rassi, qui s'avança plié en deux et saluant à chaque pas. La
mine de ce coquin-là était à peindre; elle rendait justice à toute l'infamie de
son rôle, et, tandis que les mouvements rapides et désordonnés de ses yeux
trahissaient la connaissance qu'il avait de ses mérites, l'assurance arrogante
et grimaçante de sa bouche montrait qu'il savait lutter contre le mépris.
Comme ce personnage va prendre une assez grande influence sur la destinée de
Fabrice, on peut en dire un mot. Il était grand, il avait de beaux yeux fort
intelligents, mais un visage abîmé par la petite vérole; pour de l'esprit, il
en avait, et beaucoup et du plus fin; on lui accordait de posséder parfaitement
la science du droit, mais c'était surtout par l'esprit de ressource qu'il
brillait. De quelque sens que pût se présenter une affaire, il trouvait
facilement, et en peu d'instants, les moyens fort bien fondés en droit
d'arriver à une condamnation ou à un acquittement; il était surtout le roi des
finesses de procureur.
A cet homme, que de grandes monarchies eussent envié au prince de Parme, on ne
connaissait qu'une passion: être en conversation intime avec de grands
personnages et leur plaire par des bouffonneries. Peu lui importait que l'homme
puissant rît de ce qu'il disait, ou de sa propre personne, ou fît des
plaisanteries révoltantes sur Mme Rassi; pourvu qu'il le vît rire et qu'on le
traitât avec familiarité, il était content. Quelquefois le prince, ne sachant
plus comment abuser de la dignité de ce grand juge, lui donnait des coups de
pied; si les coups de pied lui faisaient mal, il se mettait à pleurer. Mais
l'instinct de bouffonnerie était si puissant chez lui, qu'on le voyait tous les
jours préférer le salon d'un ministre qui le bafouait, à son propre salon où il
régnait despotiquement sur toutes les robes noires du pays. Le Rassi s'était
surtout fait une position à part, en ce qu'il était impossible au noble le plus
insolent de pouvoir l'humilier; sa façon de se venger des injures qu'il
essuyait toute la journée était de les raconter au prince, auquel il s'était
acquis le privilège de tout dire; il est vrai que souvent la réponse était un
soufflet bien appliqué et qui faisait mal, mais il ne s'en formalisait
aucunement. La présence de ce grand juge distrayait le prince dans ses moments
de mauvaise humeur, alors il s'amusait à l'outrager. On voit que Rassi était à
peu près l'homme parfait à la cour: sans honneur et sans humeur.
-- Il faut du secret avant tout, lui cria le prince sans le saluer, et le
traitant tout à fait comme un cuistre, lui qui était si poli avec tout le
monde. De quand votre sentence est-elle datée?
-- Altesse Sérénissime, d'hier matin.
-- De combien de juges est-elle signée?
-- De tous les cinq.
-- Et la peine?
-- Vingt ans de forteresse, comme Votre Altesse Sérénissime me l'avait dit.
-- La peine de mort eût révolté, dit le prince comme se parlant à soi-même,
c'est dommage! Quel effet sur cette femme! Mais c'est un del Dongo, et ce nom
est révéré dans Parme, à cause des trois archevêques presque successifs... Vous
me dites vingt ans de forteresse?
-- Oui, Altesse Sérénissime, reprit le fiscal Rassi toujours debout et plié en
deux, avec, au préalable, excuse publique devant le portrait de Son Altesse
Sérénissime; de plus, jeûne au pain et à l'eau tous les vendredis et toutes les
veilles des fêtes principales, le sujet étant d'une impiété notoire.
Ceci pour l'avenir et pour casser le cou à sa fortune.
-- Ecrivez, dit le prince: «Son Altesse Sérénissime ayant daigné écouter avec
bonté les très humbles supplications de la marquise del Dongo, mère du
coupable, et de la duchesse Sanseverina, sa tante, lesquelles ont représenté
qu'à l'époque du crime leur fils et neveu était fort jeune et d'ailleurs égaré
par une folle passion conçue pour la femme du malheureux Giletti, a bien voulu,
malgré l'horreur inspirée par un tel meurtre, commuer la peine à laquelle
Fabrice del Dongo a été condamné, en celle de douze années de forteresse. »
-- Donnez que je signe.
-- Le prince signa et data de la veille; puis, rendant la sentence à Rassi, il
lui dit: Ecrivez immédiatement au-dessous de ma signature: «La duchesse
Sanseverina s'étant derechef jetée aux genoux de Son Altesse, le prince a
permis que tous les jeudis le coupable ait une heure de promenade sur la
plate-forme de la tour carrée vulgairement appelée tour Farnèse. »
-- Signez cela, dit le prince, et surtout bouche close, quoi que vous puissiez
entendre annoncer par la ville. Vous direz au conseiller Dé Capitani, qui a
voté pour deux ans de forteresse et qui a même péroré en faveur de cette
opinion ridicule, que je l'engage à relire les lois et règlements. Derechef,
silence, et bonsoir. Le fiscal Rassi fit, avec beaucoup de lenteur, trois
profondes révérences que le prince ne regarda pas.
Ceci se passait à sept heures du matin. Quelques heures plus tard, la nouvelle
de l'exil de la marquise Raversi se répandait dans la ville et dans les cafés,
tout le monde parlait à la fois de ce grand événement. L'exil de la marquise
chassa pour quelque temps de Parme cet implacable ennemi des petites villes et
des petites cours, l'ennui. Le général Fabio Conti, qui s'était cru ministre,
prétexta une attaque de goutte, et pendant plusieurs jours ne sortit point de
sa forteresse. La bourgeoisie et par suite le petit peuple conclurent, de ce
qui se passait, qu'il était clair que le prince avait résolu de donner
l'archevêché de Parme à Monsignore del Dongo. Les fins politiques de café
allèrent même jusqu'à prétendre qu'on avait engagé le père Landriani,
l'archevêque actuel, à feindre une maladie et à présenter sa démission; on lui
accorderait une grosse pension sur la ferme du tabac, ils en étaient sûrs: ce
bruit vint jusqu'à l'archevêque qui s'en alarma fort, et pendant quelques jours
son zèle pour notre héros en fut grandement paralysé. Deux mois après, cette
belle nouvelle se trouvait dans les journaux de Paris, avec ce petit
changement, que c'était le comte de Mosca, neveu de la duchesse de Sanseverina,
qui allait être fait archevêque.
La marquise Raversi était furibonde dans son château de Velleja ; ce
n'était point une femmelette, de celles qui croient se venger en lançant des
propos outrageants contre leurs ennemis. Dès le lendemain de sa disgrâce, le
chevalier Riscara et trois autres de ses amis se présentèrent au prince par son
ordre, et lui demandèrent la permission d'aller la voir à son château.
L'Altesse reçut ces messieurs avec une grâce parfaite, et leur arrivée à
Velleja fut une grande consolation pour la marquise. Avant la fin de la seconde
semaine, elle avait trente personnes dans son château, tous ceux que le
ministère libéral devait porter aux places. Chaque soir la marquise tenait un
conseil régulier avec les mieux informés de ses amis. Un jour qu'elle avait
reçu beaucoup de lettres de Parme et de Bologne, elle se retira de bonne heure:
la femme de chambre favorite introduisit d'abord l'amant régnant, le comte
Baldi, jeune homme d'une admirable figure et fort insignifiant; et plus tard,
le chevalier Riscara son prédécesseur: celui-ci était un petit homme noir au
physique et au moral, qui, ayant commencé par être répétiteur de géométrie au
collège des nobles à Parme, se voyait maintenant conseiller d'état et chevalier
de plusieurs ordres.
-- J'ai la bonne habitude, dit la marquise à ces deux hommes, de ne détruire
jamais aucun papier, et bien m'en prend; voici neuf lettres que la Sanseverina
m'a écrites en différentes occasions. Vous allez partir tous les deux pour
Gênes, vous chercherez parmi les galériens un ex-notaire nommé Burati, comme le
grand poète de Venise, ou Durati. Vous, comte Baldi, placez-vous à mon bureau
et écrivez ce que je vais vous dicter. «Une idée me vient et je t'écris ce mot.
Je vais à ma chaumière près de Castelnovo; si tu veux venir passer douze heures
avec moi, je serai bien heureuse: il n'y a, ce me semble, pas grand danger
après ce qui vient de se passer; les nuages s'éclaircissent. Cependant
arrête-toi avant d'entrer dans Castelnovo; tu trouveras sur la route un de mes
gens, ils t'aiment tous à la folie. Tu garderas, bien entendu, le nom de Bossi
pour ce petit voyage. On dit que tu as de la barbe comme le plus admirable
capucin, et l'on ne t'a vu à Parme qu'avec la figure décente d'un grand
vicaire. »
-- Comprends-tu, Riscara?
-- Parfaitement; mais le voyage à Gênes est un luxe inutile; je connais un
homme dans Parme qui, à la vérité, n'est pas encore aux galères, mais qui ne
peut manquer d'y arriver. Il contrefera admirablement l'écriture de la
Sanseverina.
A ces mots, le comte Baldi ouvrit démesurément ses yeux si beaux; il comprenait
seulement.
-- Si tu connais ce digne personnage de Parme, pour lequel tu espères de
l'avancement, dit la marquise à Riscara, apparemment qu'il te connaît aussi; sa
maîtresse, son confesseur, son ami peuvent être vendus à la Sanseverina; j'aime
mieux différer cette petite plaisanterie de quelques jours, et ne m'exposer à
aucun hasard. Partez dans deux heures comme de bons petits agneaux, ne voyez
âme qui vive à Gênes et revenez bien vite. Le chevalier Riscara s'enfuit en
riant, et parlant du nez comme Polichinelle: Il faut préparer les paquets,
disait-il en courant d'une façon burlesque. Il voulait laisser Baldi seul avec
la dame. Cinq jours après, Riscara ramena à la marquise son comte Baldi tout
écorché: pour abréger de six lieues, on lui avait fait passer une montagne à
dos de mulet; il jurait qu'on ne le reprendrait plus à faire de grands
voyages. Baldi remit à la marquise trois exemplaires de la lettre qu'elle
lui avait dictée, et cinq ou six autres lettres de la même écriture, composées
par Riscara, et dont on pourrait peut-être tirer parti par la suite. L'une de
ces lettres contenait de fort jolies plaisanteries sur les pleurs que le prince
avait la nuit, et sur la déplorable maigreur de la marquise Baldi, sa
maîtresse, laquelle laissait, dit-on, la marque d'une pincette sur le coussin
des bergères après s'y être assise un instant. On eût juré que toutes ces
lettres étaient écrites de la main de Mme Sanseverina.
-- Maintenant je sais à n'en pas douter, dit la marquise, que l'ami du coeur,
que le Fabrice est à Bologne ou dans les environs...
-- Je suis trop malade, s'écria le comte Baldi en l'interrompant; je demande en
grâce d'être dispensé de ce second voyage, ou du moins je voudrais obtenir
quelques jours de repos pour remettre ma santé.
-- Je vais plaider votre cause, dit Riscara; il se leva et parla bas à la
marquise.
-- Eh bien! soit, j'y consens, répondit-elle en souriant.
-- Rassurez-vous, vous ne partirez point, dit la marquise à Baldi d'un air
assez dédaigneux.
-- Merci, s'écria celui-ci avec l'accent du coeur. En effet, Riscara monta seul
en chaise de poste. Il était à peine à Bologne depuis deux jours, lorsqu'il
aperçut dans une calèche Fabrice et la petite Marietta. Diable! se dit-il, il
paraît que notre futur archevêque ne se gêne point; il faudra faire connaître
ceci à la duchesse, qui en sera charmée. Riscara n'eut que la peine de suivre
Fabrice pour savoir son logement; le lendemain matin, celui-ci reçut par un
courrier la lettre de fabrique génoise; il la trouva un peu courte, mais du
reste n'eut aucun soupçon. L'idée de revoir la duchesse et le comte le rendit
fou de bonheur, et quoi que pût dire Ludovic, il prit un cheval à la poste et
partit au galop. Sans s'en douter, il était suivi à peu de distance par le
chevalier Riscara, qui, en arrivant, à six lieues de Parme, à la poste avant
Castelnovo, eut le plaisir de voir un grand attroupement dans la place devant
la prison du lieu; on venait d'y conduire notre héros, reconnu à la poste,
comme il changeait de cheval, par deux sbires choisis et envoyés par le comte
Zurla.
Les petits yeux du chevalier Riscara brillèrent de joie; il vérifia avec une
patience exemplaire tout ce qui venait d'arriver dans ce petit village, puis
expédia un courrier à la marquise Raversi. Après quoi, courant les rues comme
pour voir l'église fort curieuse, et ensuite pour chercher un tableau du
Parmesan qu'on lui avait dit exister dans le pays, il rencontra enfin le
podestat qui s'empressa de rendre ses hommages à un conseiller d'état. Riscara
eut l'air étonné qu'il n'eût pas envoyé sur-le-champ à la citadelle de Parme le
conspirateur qu'il avait eu le bonheur de faire arrêter.
-- On pourrait craindre, ajouta Riscara d'un air froid que ses nombreux amis
qui le cherchaient avant-hier pour favoriser son passage à travers les états de
Son Altesse Sérénissime, ne rencontrent les gendarmes; ces rebelles étaient
bien douze ou quinze à cheval.
-- Intelligenti pauca! s'écria le podestat d'un air malin.
Livre Second - Chapitre XV.
Deux heures plus tard, le pauvre Fabrice, garni de menottes et attaché par une
longue chaîne à la sediola même dans laquelle on l'avait fait monter,
partait pour la citadelle de Parme, escorté par huit gendarmes. Ceux-ci avaient
l'ordre d'emmener avec eux tous les gendarmes stationnés dans les villages que
le cortège devait traverser; le podestat lui-même suivait ce prisonnier
d'importance. Sur les sept heures après midi, la sediola, escortée par tous les
gamins de Parme et par trente gendarmes, traversa la belle promenade, passa
devant le petit palais qu'habitait la Fausta quelques mois auparavant et enfin
se présenta à la porte extérieure de la citadelle à l'instant où le général
Fabio Conti et sa fille allaient sortir. La voiture du gouverneur s'arrêta
avant d'arriver au pont-levis pour laisser entrer la sediola à laquelle Fabrice
était attaché; le général cria aussitôt que l'on fermât les portes de la
citadelle, et se hâta de descendre au bureau d'entrée pour voir un peu ce dont
il s'agissait; il ne fut pas peu surpris quand il reconnut le prisonnier,
lequel était devenu tout raide, attaché à sa sediola pendant une aussi longue
route; quatre gendarmes l'avaient enlevé et le portaient au bureau d'écrou.
J'ai donc en mon pouvoir, se dit le vaniteux gouverneur, ce fameux Fabrice del
Dongo, dont on dirait que depuis près d'un an la haute société de Parme a juré
de s'occuper exclusivement!
Vingt fois le général l'avait rencontré à la cour, chez la duchesse et
ailleurs; mais il se garda bien de témoigner qu'il le connaissait; il eût
craint de se compromettre.
-- Que l'on dresse, cria-t-il au commis de la prison, un procès-verbal fort
circonstancié de la remise qui m'est faite du prisonnier par le digne podestat
de Castelnovo.
Barbone, le commis, personnage terrible par le volume de sa barbe et sa
tournure martiale, prit un air plus important que de coutume, on eût dit un
geôlier allemand. Croyant savoir que c'était surtout la duchesse Sanseverina
qui avait empêché son maître, le gouverneur, de devenir ministre de la guerre,
il fut d'une insolence plus qu'ordinaire envers le prisonnier; il lui adressait
la parole en l'appelant voi, ce qui est en Italie la façon de parler aux
domestiques.
-- Je suis prélat de la sainte Eglise romaine, lui dit Fabrice avec fermeté, et
grand vicaire de ce diocèse; ma naissance seule me donne droit aux égards.
-- Je n'en sais rien! répliqua le commis avec impertinence; prouvez vos
assertions en exhibant les brevets qui vous donnent droit à ces titres fort
respectables. Fabrice n'avait point de brevets et ne répondit pas. Le général
Fabio Conti, debout à côté de son commis, le regardait écrire sans lever les
yeux sur le prisonnier afin de n'être pas obligé de dire qu'il était réellement
Fabrice del Dongo.
Tout à coup Clélia Conti, qui attendait en voiture entendit un tapage
effroyable dans le corps de garde. Le commis Barbone faisant une description
insolente et fort longue de la personne du prisonnier, lui ordonna d'ouvrir ses
vêtements, afin que l'on pût vérifier et constater le nombre et l'état des
égratignures reçues lors de l'affaire Giletti.
-- Je ne puis, dit Fabrice souriant amèrement; je me trouve hors d'état d'obéir
aux ordres de monsieur, les menottes m'en empêchent!
-- Quoi! s'écria le général d'un air naïf, le prisonnier a des menottes! dans
l'intérieur de la forteresse! cela est contre les règlements, il faut un ordre ad
hoc ; ôtez-lui les menottes.
Fabrice le regarda. Voilà un plaisant jésuite! pensa-t-il; il y a une heure
qu'il me voit ces menottes qui me gênent horriblement, et il fait l'étonné!
Les menottes furent ôtées par les gendarmes; ils venaient d'apprendre que
Fabrice était neveu de la duchesse Sanseverina, et se hâtèrent de lui montrer
une politesse mielleuse qui faisait contraste avec la grossièreté du commis;
celui-ci en parut piqué et dit à Fabrice qui restait immobile:
-- Allons donc! dépêchons! montrez-nous ces égratignures que vous avez reçues
du pauvre Giletti, lors de l'assassinat. D'un saut, Fabrice s'élança sur le
commis, et lui donna un soufflet tel, que le Barbone tomba de sa chaise sur les
jambes du général. Les gendarmes s'emparèrent des bras de Fabrice qui restait
immobile; le général lui-même et deux gendarmes qui étaient à ses côtés se
hâtèrent de relever le commis dont la figure saignait abondamment. Deux
gendarmes plus éloignés coururent fermer la porte du bureau, dans l'idée que le
prisonnier cherchait à s'évader. Le brigadier qui les commandait pensa que le
jeune del Dongo ne pouvait pas tenter une fuite bien sérieuse, puisque enfin il
se trouvait dans l'intérieur de la citadelle; toutefois il s'approcha de la
fenêtre pour empêcher le désordre, et par un instinct de gendarme. Vis-à-vis de
cette fenêtre ouverte, et à deux pas, se trouvait arrêtée la voiture du
général: Clélia s'était blottie dans le fond, afin de ne pas être témoin de la
triste scène qui se passait au bureau; lorsqu'elle entendit tout ce bruit, elle
regarda.
-- Que se passe-t-il? dit-elle au brigadier.
-- Mademoiselle, c'est le jeune Fabrice del Dongo qui vient d'appliquer un fier
soufflet à cet insolent de Barbone!
-- Quoi! c'est M. del Dongo qu'on amène en prison?
-- Eh sans doute, dit le brigadier; c'est à cause de la haute naissance de ce
pauvre jeune homme que l'on fait tant de cérémonies; je croyais que
mademoiselle était au fait. Clélia ne quitta plus la portière; quand les
gendarmes qui entouraient la table s'écartaient un peu, elle apercevait le
prisonnier. Qui m'eût dit, pensait-elle, que je le reverrais pour la première
fois dans cette triste situation, quand je le rencontrai sur la route du lac de
Côme?... Il me donna la main pour monter dans le carrosse de sa mère... Il se
trouvait déjà avec la duchesse! Leurs amours avaient-ils commencé à cette
époque?
Il faut apprendre au lecteur que dans le parti libéral dirigé par la marquise
Raversi et le général Conti, on affectait de ne pas douter de la tendre liaison
qui devait exister entre Fabrice et la duchesse. Le comte Mosca, qu'on
abhorrait, était pour sa duperie l'objet d'éternelles plaisanteries.
Ainsi, pensa Clélia, le voilà prisonnier et prisonnier de ses ennemis! car au
fond, le comte Mosca, quand on voudrait le croire un ange, va se trouver ravi
de cette capture.
Un accès de gros rire éclata dans le corps de garde.
-- Jacopo, dit-elle au brigadier d'une voix émue que se passe-t-il donc?
-- Le général a demandé avec vigueur au prisonnier pourquoi il avait frappé
Barbone: Monsignore Fabrice a répondu froidement: il m'a appeléassassin,
qu'il montre les titres et brevets qui l'autorisent à me donner ce titre; et
l'on rit.
Un geôlier qui savait écrire remplaça Barbone; Clélia vit sortir celui-ci, qui
essuyait avec son mouchoir le sang qui coulait en abondance de son affreuse
figure: il jurait comme un païen: Ce f... Fabrice, disait-il à très haute voix,
ne mourra jamais que de ma main. Je volerai le bourreau, etc., etc. Il s'était
arrêté entre la fenêtre du bureau et la voiture du général pour regarder
Fabrice, et ses jurements redoublaient.
-- Passez votre chemin, lui dit le brigadier; on ne jure point ainsi devant
mademoiselle.
Barbone leva la tête pour regarder dans la voiture, ses yeux rencontrèrent ceux
de Clélia à laquelle un cri d'horreur échappa; jamais elle n'avait vu d'aussi
près une expression de figure tellement atroce. Il tuera Fabrice! se dit-elle,
il faut que je prévienne don Cesare. C'était son oncle, l'un des prêtres les
plus respectables de la ville; le général Conti, son frère, lui avait fait
avoir la place d'économe et de premier aumônier de la prison.
Le général remonta en voiture.
-- Veux-tu rentrer chez toi, dit-il à sa fille, ou m'attendre peut-être
longtemps dans la cour du palais? il faut que j'aille rendre compte de tout
ceci au souverain.
Fabrice sortait du bureau escorté par trois gendarmes; on le conduisait à la
chambre qu'on lui avait destinée: Clélia regardait par la portière, le
prisonnier était fort près d'elle. En ce moment elle répondit à la question de
son père par ces mots: Je vous suivrai. Fabrice, entendant prononcer ces
paroles tout près de lui, leva les yeux et rencontra le regard de la jeune
fille. Il fut frappé surtout de l'expression de mélancolie de sa figure. Comme
elle est embellie, pensa-t-il, depuis notre rencontre près de Côme! quelle
expression de pensée profonde!... On a raison de la comparer à la duchesse,
quelle physionomie angélique! Barbone, le commis sanglant, qui ne s'était pas
placé près de la voiture sans intention, arrêta d'un geste les trois gendarmes
qui conduisaient Fabrice, et, faisant le tour de la voiture par derrière, pour
arriver à la portière près de laquelle était le général:
-- Comme le prisonnier a fait acte de violence dans l'intérieur de la
citadelle, lui dit-il, en vertu de l'article 157 du règlement, n'y aurait-il
pas lieu de lui appliquer les menottes pour trois jours?
-- Allez au diable! s'écria le général, que cette arrestation ne laissait pas
d'embarrasser. Il s'agissait pour lui de ne pousser à bout ni la duchesse ni le
comte Mosca: et d'ailleurs, dans quel sens le comte allait-il prendre cette
affaire? au fond, le meurtre d'un Giletti était une bagatelle, et l'intrigue
seule était parvenue à en faire quelque chose.
Durant ce court dialogue, Fabrice était superbe au milieu de ces gendarmes,
c'était bien la mine la plus fière et la plus noble; ses traits fins et
délicats, et le sourire de mépris qui errait sur ses lèvres, faisaient un
charmant contraste avec les apparences grossières des gendarmes qui
l'entouraient. Mais tout cela ne formait pour ainsi dire que la partie
extérieure de sa physionomie; il était ravi de la céleste beauté de Clélia, et
son oeil trahissait toute sa surprise. Elle, profondément pensive, n'avait pas
songé à retirer la tête de la portière; il la salua avec le demi- sourire le
plus respectueux; puis, après un instant:
-- Il me semble, mademoiselle, lui dit-il, qu'autrefois, près d'un lac, j'ai
déjà eu l'honneur de vous rencontrer avec accompagnement de gendarmes.
Clélia rougit et fut tellement interdite qu'elle ne trouva aucune parole pour
répondre. Quel air noble au milieu de ces êtres grossiers! se disait-elle au
moment où Fabrice lui adressa la parole. La profonde pitié, et nous dirons
presque l'attendrissement où elle était plongée, lui ôtèrent la présence
d'esprit nécessaire pour trouver un mot quelconque, elle s'aperçut de son
silence et rougit encore davantage. En ce moment on tirait avec violence les
verrous de la grande porte de la citadelle, la voiture de Son Excellence
n'attendait-elle pas depuis une minute au moins? Le bruit fut si violent sous
cette voûte, que, quand même Clélia aurait trouvé quelque mot pour répondre,
Fabrice n'aurait pu entendre ses paroles.
Emportée par les chevaux qui avaient pris le galop aussitôt après le
pont-levis, Clélia se disait: Il m'aura trouvée bien ridicule! Puis tout à coup
elle ajouta: non pas seulement ridicule; il aura cru voir en moi une âme basse,
il aura pensé que je ne répondais pas à son salut parce qu'il est prisonnier et
moi fille du gouverneur.
Cette idée fut du désespoir pour cette jeune fille qui avait l'âme élevée. Ce
qui rend mon procédé tout à fait avilissant, ajouta-t-elle, c'est que jadis,
quand nous nous rencontrâmes pour la première fois, aussi avec
accompagnement de gendarmes, comme il le dit, c'était moi qui me trouvais
prisonnière, et lui me rendait service et me tirait d'un fort grand embarras...
Oui, il faut en convenir, mon procédé est complet, c'est à la fois de la
grossièreté et de l'ingratitude. Hélas! le pauvre jeune homme! maintenant qu'il
est dans le malheur tout le monde va se montrer ingrat envers lui. Il m'avait
bien dit alors: Vous souviendrez-vous de mon nom à Parme? Combien il me méprise
à l'heure qu'il est! Un mot poli était si facile à dire! Il faut l'avouer, oui,
ma conduite a été atroce avec lui. Jadis, sans l'offre généreuse de la voiture
de sa mère, j'aurais dû suivre les gendarmes à pied dans la poussière, ou, ce
qui est bien pis monter en croupe derrière un de ces gens-là; c'était alors mon
père qui était arrêté et moi sans défense! Oui, mon procédé est complet. Et
combien un être comme lui a dû le sentir vivement! Quel contraste entre sa
physionomie si noble et mon procédé! Quelle noblesse! quelle sérénité! Comme il
avait l'air d'un héros entouré de ses vils ennemis! Je comprends maintenant la
passion de la duchesse: puisqu'il est ainsi au milieu d'un événement
contrariant et qui peut avoir des suites affreuses, quel ne doit-il pas
paraître lorsque son âme est heureuse!
Le carrosse du gouverneur de la citadelle resta plus d'une heure et demi dans
la cour du palais, et toutefois lorsque le général descendit de chez le prince,
Clélia ne trouva point qu'il y fût resté trop longtemps.
-- Quelle est la volonté de Son Altesse? demanda Clélia.
-- Sa parole a dit: la prison! et son regard: la mort!
-- La mort! Grand Dieu! s'écria Clélia.
-- Allons, tais-toi! reprit le général avec humeur; que je suis sot de répondre
à un enfant!
Pendant ce temps, Fabrice montait les trois cent quatre-vingts marches qui
conduisaient à la tour Farnèse, nouvelle prison bâtie sur la plate-forme de la
grosse tour, à une élévation prodigieuse. Il ne songea pas une seule fois,
distinctement du moins, au grand changement qui venait de s'opérer dans son
sort. Quel regard! se disait-il; que de choses il exprimait! quelle profonde
pitié! Elle avait l'air de dire: la vie est un tel tissu de malheurs! Ne vous
affligez point trop de ce qui vous arrive! est-ce que nous ne sommes point
ici-bas pour être infortunés? Comme ses yeux si beaux restaient attachés sur
moi, même quand les chevaux s'avançaient avec tant de bruit sous la voûte!
Fabrice oubliait complètement d'être malheureux.
Clélia suivit son père dans plusieurs salons; au commencement de la soirée,
personne ne savait encore la nouvelle de l'arrestation du grand coupable,
car ce fut le nom que les courtisans donnèrent deux heures plus tard à ce
pauvre jeune homme imprudent.
On remarqua ce soir-là plus d'animation que de coutume dans la figure de
Clélia; or, l'animation, l'air de prendre part à ce qui l'environnait, étaient
surtout ce qui manquait à cette belle personne. Quand on comparait sa beauté à
celle de la duchesse, c'était surtout cet air de n'être émue par rien, cette
façon d'être comme au-dessus de toutes choses, qui faisaient pencher la balance
en faveur de sa rivale. En Angleterre, en France, pays de vanité, on eût été
probablement d'un avis tout opposé. Clélia Conti était une jeune fille encore
un peu trop svelte que l'on pouvait comparer aux belles figures du Guide; nous
ne dissimulerons point que, suivant les données de la beauté grecque, on eût pu
reprocher à cette tête des traits un peu marqués, par exemple, les lèvres remplies
de la grâce la plus touchante étaient un peu fortes.
L'admirable singularité de cette figure dans laquelle éclataient les grâces
naïves et l'empreinte céleste de l'âme la plus noble, c'est que, bien que de la
plus rare et de la plus singulière beauté, elle ne ressemblait en aucune façon
aux têtes de statues grecques. La duchesse avait au contraire un peu trop de la
beauté connue de l'idéal, et sa tête vraiment lombarde rappelait le
sourire voluptueux et la tendre mélancolie des belles Hérodiades de Léonard de
Vinci. Autant la duchesse était sémillante, pétillante d'esprit et de malice,
s'attachant avec passion, si l'on peut parler ainsi, à tous les sujets que le
courant de la conversation amenait devant les yeux de son âme, autant Clélia se
montrait calme et lente à s'émouvoir, soit par mépris de ce qui l'entourait,
soit par regret de quelque chimère absente. Longtemps on avait cru qu'elle
finirait par embrasser la vie religieuse. A vingt ans on lui voyait de la
répugnance à aller au bal, et si elle y suivait son père, ce n'était que par
obéissance et pour ne pas nuire aux intérêts de son ambition.
Il me sera donc impossible, répétait trop souvent l'âme vulgaire du général, le
ciel m'ayant donné pour fille la plus belle personne des états de notre souverain,
et la plus vertueuse, d'en tirer quelque parti pour l'avancement de ma fortune!
Ma vie est trop isolée, je n'ai qu'elle au monde, et il me faut de toute
nécessité une famille qui m'étaie dans le monde, et qui me donne un certain
nombre de salons, où mon mérite et surtout mon aptitude au ministère soient
posés comme bases inattaquables de tout raisonnement politique. Eh bien! ma
fille si belle, si sage, si pieuse, prend de l'humeur dès qu'un jeune homme
bien établi à la cour entreprend de lui faire agréer ses hommages. Ce
prétendant est-il éconduit, son caractère devient moins sombre, et je la vois
presque gaie, jusqu'à ce qu'un autre épouseur se mette sur les rangs. Le plus
bel homme de la cour, le comte Baldi, s'est présenté et a déplu: l'homme le plus
riche des états de Son Altesse, le marquis Crescenzi, lui a succédé, elle
prétend qu'il ferait son malheur.
Décidément, disait d'autres fois le général, les yeux de ma fille sont plus
beaux que ceux de la duchesse, en cela surtout qu'en de rares occasions ils
sont susceptibles d'une expression plus profonde; mais cette expression
magnifique, quand est-ce qu'on la lui voit? Jamais dans un salon où elle
pourrait lui faire honneur, mais bien à la promenade, seule avec moi, où elle
se laissera attendrir, par exemple, par le malheur de quelque manant hideux.
Conserve quelque souvenir de ce regard sublime, lui dis-je quelquefois, pour
les salons où nous paraîtrons ce soir. Point: daigne-t-elle me suivre dans le
monde, sa figure noble et pure offre l'expression assez hautaine et peu
encourageante de l'obéissance passive. Le général n'épargnait aucune démarche,
comme on voit, pour se trouver un gendre convenable, mais il disait vrai.
Les courtisans, qui n'ont rien à regarder dans leur âme, sont attentifs à tout:
ils avaient remarqué que c'était surtout dans ces jours où Clélia ne pouvait
prendre sur elle de s'élancer hors de ses chères rêveries et de feindre de
l'intérêt pour quelque chose que la duchesse aimait à s'arrêter auprès d'elle
et cherchait à la faire parler. Clélia avait des cheveux blonds cendrés, se
détachant, par un effet très doux, sur des joues d'un coloris fin, mais en
général un peu trop pâle. La forme seule du front eût pu annoncer à un
observateur attentif que cet air si noble, cette démarche tellement au-dessus
des grâces vulgaires, tenaient à une profonde incurie pour tout ce qui est
vulgaire. C'était l'absence et non pas l'impossibilité de l'intérêt pour
quelque chose. Depuis que son père était gouverneur de la citadelle, Clélia se
trouvait heureuse, ou du moins exempte de chagrins, dans son appartement si
élevé. Le nombre effroyable de marches qu'il fallait monter pour arriver à ce
palais du gouverneur, situé sur l'esplanade de la grosse tour, éloignait les
visites ennuyeuses, et Clélia, par cette raison matérielle, jouissait de la
liberté du couvent; c'était presque là tout l'idéal de bonheur que, dans un
temps, elle avait songé à demander à la vie religieuse. Elle était saisie d'une
sorte d'horreur à la seule pensée de mettre sa chère solitude et ses pensées
intimes à la disposition d'un jeune homme, que le titre de mari autoriserait à
troubler toute cette vie intérieure. Si par la solitude elle n'atteignait pas
au bonheur, du moins elle était parvenue à éviter les sensations trop
douloureuses.
Le jour où Fabrice fut conduit à la forteresse, la duchesse rencontra Clélia à
la soirée du ministre de l'intérieur, comte Zurla; tout le monde faisait cercle
autour d'elles: ce soir-là, la beauté de Clélia l'emportait sur celle de la
duchesse. Les yeux de la jeune fille avaient une expression si singulière et si
profonde qu'ils en étaient presque indiscrets: il y avait de la pitié, il y
avait aussi de l'indignation et de la colère dans ses regards. La gaieté et les
idées brillantes de la duchesse semblaient jeter Clélia dans des moments de
douleur allant jusqu'à l'horreur. Quels vont être les cris et les gémissements
de la pauvre femme, se disait-elle, lorsqu'elle va savoir que son amant, ce
jeune homme d'un si grand coeur et d'une physionomie si noble, vient d'être
jeté en prison! Et ces regards du souverain qui le condamnent à mort! O pouvoir
absolu, quand cesseras-tu de peser sur l'Italie! O âmes vénales et basses! Et
je suis fille d'un geôlier! et je n'ai point démenti ce noble caractère en ne
daignant pas répondre à Fabrice! et autrefois il fut mon bienfaiteur! Que
pense-t-il de moi à cette heure, seul dans sa chambre et en tête à tête avec sa
petite lampe? Révoltée par cette idée, Clélia jetait des regards d'horreur sur
la magnifique illumination des salons du ministre de l'intérieur.
Jamais, se disait-on dans le cercle de courtisans qui se formait autour des
deux beautés à la mode, et qui cherchait à se mêler à leur conversation, jamais
elles ne se sont parlé d'un air si animé et en même temps si intime. La
duchesse, toujours attentive à conjurer les haines excitées par le premier
ministre, aurait-elle songé à quelque grand mariage en faveur de la Clélia?
Cette conjecture était appuyée sur une circonstance qui jusque-là ne s'était
jamais présentée à l'observation de la cour: les yeux de la jeune fille avaient
plus de feu, et même, si l'on peut ainsi dire, plus de passion que ceux de la
belle duchesse. Celle-ci, de son côté, était étonnée, et, l'on peut dire à sa
gloire, ravie des grâces si nouvelles qu'elle découvrait dans la jeune
solitaire; depuis une heure elle la regardait avec un plaisir assez rarement
senti à la vue d'une rivale. Mais que se passe-t-il donc? se demandait la
duchesse; jamais Clélia n'a été aussi belle, et l'on peut dire aussi touchante:
son coeur aurait- il parlé?... Mais en ce cas-là, certes, c'est de l'amour
malheureux, il y a de la sombre douleur au fond de cette animation si
nouvelle... Mais l'amour malheureux se tait! S'agirait-il de ramener un
inconstant par un succès dans le monde? Et la duchesse regardait avec attention
les jeunes gens qui les environnaient. Elle ne voyait nulle part d'expression
singulière, c'était toujours de la fatuité plus ou moins contente. Mais il y a
du miracle ici, se disait la duchesse, piquée de ne pas deviner. Où est le
comte Mosca, cet être si fin? Non, je ne me trompe point, Clélia me regarde
avec attention et comme si j'étais pour elle l'objet d'un intérêt tout nouveau.
Est-ce l'effet de quelque ordre donné par son père, ce vil courtisan? Je croyais
cette âme noble et jeune incapable de se ravaler à des intérêts d'argent. Le
général Fabio Conti aurait-il quelque demande décisive à faire au comte?
Vers les dix heures, un ami de la duchesse s'approcha et lui dit deux mots à
voix basse; elle pâlit excessivement; Clélia lui prit la main et osa la lui
serrer.
-- Je vous remercie et je vous comprends maintenant... vous avez une belle âme!
dit la duchesse, faisant effort sur elle-même; elle eut à peine la force de
prononcer ce peu de mots. Elle adressa beaucoup de sourires à la maîtresse de
la maison qui se leva pour l'accompagner jusqu'à la porte du dernier salon: ces
honneurs n'étaient dus qu'à des princesses de sang et faisaient pour la
duchesse un cruel contresens avec sa position présente. Aussi elle sourit
beaucoup à la comtesse Zurla, mais malgré des efforts inouïs ne put jamais lui
adresser un seul mot.
Les yeux de Clélia se remplirent de larmes en voyant passer la duchesse au
milieu de ces salons peuplés alors de ce qu'il y avait de plus brillant dans la
société. Que va devenir cette pauvre femme, se dit-elle, quand elle se trouvera
seule dans sa voiture? Ce serait une indiscrétion à moi de m'offrir pour
l'accompagner! je n'ose... Combien le pauvre prisonnier, assis dans quelque
affreuse chambre, tête à tête avec sa petite lampe, serait consolé pourtant
s'il savait qu'il est aimé à ce point! Quelle solitude affreuse que celle dans
laquelle on l'a plongé! et nous, nous sommes ici dans ces salons si brillants!
quelle horreur! Y aurait-il un moyen de lui faire parvenir un mot? Grand Dieu!
ce serait trahir mon père; sa situation est si délicate entre les deux partis!
Que devient-il s'il s'expose à la haine passionnée de la duchesse qui dispose
de la volonté du premier ministre, lequel est le maître dans les trois quarts
des affaires! D'un autre côté le prince s'occupe sans cesse de ce qui se passe
à la forteresse, et il n'entend pas raillerie sur ce sujet; la peur rend
cruel... Dans tous les cas, Fabrice (Clélia ne disait plus M. del Dongo) est
bien autrement à plaindre!... il s'agit pour lui de bien autre chose que du
danger de perdre une place lucrative!... Et la duchesse!... Quelle horrible
passion que l'amour!... et cependant tous ces menteurs du monde en parlent
comme d'une source de bonheur! On plaint les femmes âgées parce qu'elles ne
peuvent plus ressentir ou inspirer de l'amour!... Jamais je n'oublierai ce que
je viens de voir; quel changement subit! Comme les yeux de la duchesse, si
beaux, si radieux, sont devenus mornes, éteints, après le mot fatal que le
marquis N... est venu lui dire!... Il faut que Fabrice soit bien digne d'être
aimé!...
Au milieu de ces réflexions fort sérieuses et qui occupaient toute l'âme de
Clélia, les propos complimenteurs qui l'entouraient toujours lui semblèrent
plus désagréables encore que de coutume. Pour s'en délivrer, elle s'approcha
d'une fenêtre ouverte et à demi voilée par un rideau de taffetas; elle espérait
que personne n'aurait la hardiesse de la suivre dans cette sorte de retraite.
Cette fenêtre donnait sur un petit bois d'orangers en pleine terre: à la
vérité, chaque hiver on était obligé de les recouvrir d'un toit. Clélia
respirait avec délices le parfum de ces fleurs, et ce plaisir semblait rendre
un peu de calme à son âme... Je lui ai trouvé l'air fort noble, pensa-t-elle;
mais inspirer une telle passion à une femme si distinguée!... Elle a eu la
gloire de refuser les hommages du prince, et si elle eût daigné le vouloir,
elle eût été la reine de ces états... Mon père dit que la passion du souverain
allait jusqu'à l'épouser si jamais il fût devenu libre!... Et cet amour pour
Fabrice dure depuis si longtemps! car il y a bien cinq ans que nous les
rencontrâmes près du lac de Côme!... Oui, il y a cinq ans, se dit-elle après un
instant de réflexion. J'en fus frappée même alors, où tant de choses passaient
inaperçues devant mes yeux d'enfant! Comme ces deux dames semblaient admirer
Fabrice!...
Clélia remarqua avec joie qu'aucun des jeunes gens qui lui parlaient avec tant
d'empressement n'avait osé se rapprocher du balcon. L'un d'eux, le marquis
Crescenzi, avait fait quelques pas dans ce sens, puis s'était arrêté auprès
d'une table de jeu. Si au moins, se disait-elle, sous ma petite fenêtre du
palais de la forteresse, la seule qui ait de l'ombre, j'avais la vue de jolis
orangers, tels que ceux-ci, mes idées seraient moins tristes! mais pour toute
perspective les énormes pierres de taille de la tour Farnèse... Ah!
s'écria-t-elle en faisant un mouvement, c'est peut-être là qu'on l'aura placé!
Qu'il me tarde de pouvoir parler à don Cesare! il sera moins sévère que le
général. Mon père ne me dira rien certainement en rentrant à la forteresse,
mais je saurai tout par don Cesare... J'ai de l'argent, je pourrais acheter
quelques orangers qui, placés sous la fenêtre de ma volière, m'empêcheraient de
voir ce gros mur de la tour Farnèse. Combien il va m'être plus odieux encore
maintenant que je connais l'une des personnes qu'il cache à la lumière!... Oui,
c'est bien la troisième fois que je l'ai vu; une fois à la cour, au bal du jour
de naissance de la princesse; aujourd'hui, entouré de trois gendarmes, pendant
que cet horrible Barbone sollicitait les menottes contre lui, et enfin près du
lac de Côme... Il y a bien cinq ans de cela; quel air de mauvais garnement il
avait alors! quels yeux il faisait aux gendarmes, et quels regards singuliers
sa mère et sa tante lui adressaient! Certainement il y avait ce jour-là quelque
secret, quelque chose de particulier entre eux; dans le temps, j'eus l'idée que
lui aussi avait peur des gendarmes... Clélia tressaillit; mais que j'étais
ignorante! Sans doute, déjà dans ce temps, la duchesse avait de l'intérêt pour
lui... Comme il nous fit rire au bout de quelques moments, quand ces dames,
malgré leur préoccupation évidente, se furent un peu accoutumées à la présence
d'une étrangère!... et ce soir j'ai pu ne pas répondre au mot qu'il m'a
adressé!... O ignorance et timidité! combien souvent vous ressemblez à ce qu'il
y a de plus noir! Et je suis ainsi à vingt ans passés!... J'avais bien raison de
songer au cloître; réellement je ne suis faite que pour la retraite! Digne
fille d'un geôlier! se sera-t-il dit. Il me méprise, et, dès qu'il pourra
écrire à la duchesse, il parlera de mon manque d'égard, et la duchesse me
croira une petite fille bien fausse; car enfin ce soir elle a pu me croire
remplie de sensibilité pour son malheur.
Clélia s'aperçut que quelqu'un s'approchait et apparemment dans le dessein de
se placer à côté d'elle au balcon de fer de cette fenêtre; elle en fut
contrariée quoiqu'elle se fît des reproches; les rêveries auxquelles on
l'arrachait n'étaient point sans quelque douceur. Voila un importun que je vais
joliment recevoir! pensa-t-elle. Elle tournait la tête avec un regard altier,
lorsqu'elle aperçut la figure timide de l'archevêque qui s'approchait du balcon
par de petits mouvements insensibles. Ce saint homme n'a point d'usage, pensa
Clélia; pourquoi venir troubler une pauvre fille telle que moi? Ma tranquillité
est tout ce que je possède. Elle le saluait avec respect, mais aussi d'un air
hautain, lorsque le prélat lui dit:
-- Mademoiselle, savez-vous l'horrible nouvelle?
Les yeux de la jeune fille avaient déjà pris une tout autre expression; mais,
suivant les instructions cent fois répétées de son père, elle répondit avec un
air d'ignorance que le langage de ses yeux contredisait hautement:
-- Je n'ai rien appris, Monseigneur.
-- Mon premier grand vicaire, le pauvre Fabrice del Dongo, qui est coupable
comme moi de la mort de ce brigand de Giletti, a été enlevé à Bologne où il
vivait sous le nom supposé de Joseph Bossi; on l'a renfermé dans votre
citadelle; il y est arrivé enchaîné à la voiture même qui le portait.
Une sorte de geôlier nommé Barbone, qui jadis eut sa grâce après avoir
assassiné un de ses frères, a voulu faire éprouver une violence personnelle à
Fabrice; mais mon jeune ami n'est point homme à souffrir une insulte. Il a jeté
à ses pieds son infâme adversaire, sur quoi on l'a descendu dans un cachot à
vingt pieds sous terre, après lui avoir mis les menottes.
-- Les menottes, non.
-- Ah! vous savez quelque chose! s'écria l'archevêque, et les traits du
vieillard perdirent de leur profonde expression de découragement; mais, avant
tout, on peut approcher de ce balcon et nous interrompre: seriez-vous assez
charitable pour remettre vous-même à don Cesare mon anneau pastoral que voici?
La jeune fille avait pris l'anneau, mais ne savait où le placer pour ne pas
courir la chance de le perdre.
-- Mettez-le au pouce, dit l'archevêque; et il le plaça lui-même. Puis-je
compter que vous remettrez cet anneau?
-- Oui, monseigneur.
-- Voulez-vous me promettre le secret sur ce que je vais ajouter, même dans le
cas où vous ne trouveriez pas convenable d'accéder à ma demande?
-- Mais oui, Monseigneur, répondit la jeune fille toute tremblante en voyant
l'air sombre et sérieux que le vieillard avait pris tout à coup...
Notre respectable archevêque, ajouta-t-elle, ne peut que me donner des ordres
dignes de lui et de moi.
-- Dites à don Cesare que je lui recommande mon fils adoptif: je sais que les
sbires qui l'ont enlevé ne lui ont pas donné le temps de prendre son bréviaire,
je prie don Cesare de lui faire tenir le sien, et si monsieur votre oncle veut
envoyer demain à l'archevêché, je me charge de remplacer le livre par lui donné
à Fabrice. Je prie don Cesare de faire tenir également l'anneau que porte cette
jolie main, à M. del Dongo. L'archevêque fut interrompu par le général Fabio
Conti qui venait prendre sa fille pour la conduire à sa voiture; il y eut là un
petit moment de conversation, qui ne fut pas dépourvu d'adresse de la part du
prélat. Sans parler en aucune façon du nouveau prisonnier, il s'arrangea de
façon à ce que le courant du discours pût amener convenablement dans sa bouche
certaines maximes morales et politiques; par exemple: Il y a des moments de
crise dans la vie des cours qui décident pour longtemps de l'existence des plus
grands personnages; il y aurait une imprudence notable à changer en haine
personnelle l'état d'éloignement politique qui est souvent le résultat fort
simple de positions opposées. L'archevêque, se laissant un peu emporter par le
profond chagrin que lui causait une arrestation si imprévue, alla jusqu'à dire
qu'il fallait assurément conserver les positions dont on jouissait, mais qu'il
y aurait une imprudence bien gratuite à s'attirer pour la suite des haines
furibondes en se prêtant à de certaines choses que l'on n'oublie point.
Quand le général fut dans son carrosse avec sa fille:
-- Ceci peut s'appeler des menaces, lui dit-il... des menaces à un homme de ma
sorte! Il n'y eut pas d'autres paroles échangées entre le père et la fille
pendant vingt minutes.
En recevant l'anneau pastoral de l'archevêque, Clélia s'était bien promis de
parler à son père, lorsqu'elle serait en voiture, du petit service que le
prélat lui demandait. Mais après le mot menaces prononcé avec colère,
elle se tint pour assurée que son père intercepterait la commission; elle
recouvrait cet anneau de la main gauche et le serrait avec passion. Durant tout
le temps que l'on mit pour aller du ministère de l'intérieur à la citadelle,
elle se demanda s'il serait criminel à elle de ne pas parler à son père. Elle
était fort pieuse, fort timorée, et son coeur, si tranquille d'ordinaire,
battait avec une violence inaccoutumée mais enfin le qui vive de la
sentinelle placée sur le rempart au-dessus de la porte retentit à l'approche de
la voiture, avant que Clélia eût trouvé les termes convenables pour disposer
son père à ne pas refuser tant elle avait peur d'être refusée! En montant les
trois cent soixante marches qui conduisaient au palais du gouverneur, Clélia ne
trouva rien.
Elle se hâta de parler à son oncle, qui la gronda et refusa de se prêter à
rien.
Livre Second - Chapitre XVI.
-- Eh bien! s'écria le général, en apercevant son frère don Cesare, voilà la
duchesse qui va dépenser cent mille écus pour se moquer de moi et faire sauver
le prisonnier!
Mais pour le moment, nous sommes obligés de laisser Fabrice dans sa prison,
tout au faîte de la citadelle de Parme; on le garde bien, et nous l'y
retrouverons peut-être un peu changé. Nous allons nous occuper avant tout de la
cour, où des intrigues fort compliquées, et surtout les passions d'une femme
malheureuse vont décider de son sort. En montant les trois cent quatre-vingt-dix
marches de sa prison à la tour Farnèse, sous les yeux du gouverneur,
Fabrice, qui avait tant redouté ce moment, trouva qu'il n'avait pas le temps de
songer au malheur.
En rentrant chez elle après la soirée du comte Zurla, la duchesse renvoya ses
femmes d'un geste; puis, se laissant tomber tout habillée sur son lit: Fabrice,
s'écria-t-elle à haute voix, est au pouvoir de ses ennemis, et peut-être à
cause de moi ils lui donneront du poison! Comment peindre le moment de
désespoir qui suivit cet exposé de la situation, chez une femme aussi peu
raisonnable, aussi esclave de la sensation présente, et, sans se l'avouer,
éperdument amoureuse du jeune prisonnier? Ce furent des cris inarticulés, des
transports de rage, des mouvements convulsifs, mais pas une larme. Elle
renvoyait ses femmes pour les cacher, elle pensait qu'elle allait éclater en
sanglots dès qu'elle se trouverait seule; mais les larmes, ce premier
soulagement des grandes douleurs, lui manquèrent tout à fait. La colère,
l'indignation, le sentiment d'infériorité vis-à-vis du prince, dominaient trop
cette âme altière.
-- Suis-je assez humiliée! s'écriait-elle à chaque instant; on m'outrage, et,
bien plus, on expose la vie de Fabrice! et je ne me vengerai pas! Halte-là, mon
prince! vous me tuez, soit, vous en avez le pouvoir; mais ensuite moi j'aurai
votre vie. Hélas! pauvre Fabrice, à quoi cela te servira-t-il? Quelle
différence avec ce jour où je voulus quitter Parme! et pourtant alors je me
croyais malheureuse... quel aveuglement! J'allais briser toutes les habitudes
d'une vie agréable: hélas! sans le savoir, je touchais à un événement qui
allait à jamais décider de mon sort. Si, par ses infâmes habitudes de plate
courtisanerie, le comte n'eût supprimé le mot procédure injuste dans ce
fatal billet que m'accordait la vanité du prince, nous étions sauvés. J'avais
eu le bonheur plus que l'adresse, il faut en convenir, de mettre en jeu son
amour-propre au sujet de sa chère ville de Parme. Alors je menaçais de partir,
alors j'étais libre! Grand Dieu! suis-je assez esclave! Maintenant me voici
clouée dans ce cloaque infâme, et Fabrice enchaîné dans la citadelle, dans
cette citadelle qui pour tant de gens distingués a été l'antichambre de la
mort! et je ne puis plus tenir ce tigre en respect par la crainte de me voir
quitter son repaire!
Il a trop d'esprit pour ne pas sentir que je ne m'éloignerai jamais de la tour
infâme où mon coeur est enchaîné. Maintenant la vanité piquée de cet homme peut
lui suggérer les idées les plus singulières; leur cruauté bizarre ne ferait que
piquer au jeu son étonnante vanité. S'il revient à ses anciens propos de fade
galanterie, s'il me dit: Agréez les hommages de votre esclave, ou Fabrice
périt: eh bien! la vieille histoire de Judith... Oui, mais si ce n'est qu'un
suicide pour moi, c'est un assassin pour Fabrice; le benêt de successeur, notre
prince royal, et l'infâme bourreau Rassi font pendre Fabrice comme mon
complice.
La duchesse jeta des cris: cette alternative dont elle ne voyait aucun moyen de
sortir torturait ce coeur malheureux. Sa tête troublée ne voyait aucune autre
probabilité dans l'avenir. Pendant dix minutes elle s'agita comme une insensée;
enfin un sommeil d'accablement remplaça pour quelques instants cet état
horrible, la vie était épuisée. Quelques minutes après, elle se réveilla en
sursaut, et se trouva assise sur son lit; il lui semblait qu'en sa présence le
prince voulait faire couper la tête à Fabrice. Quels yeux égarés la duchesse ne
jeta-t-elle pas autour d'elle! Quand enfin elle se fut convaincue qu'elle
n'avait sous les yeux ni le prince ni Fabrice, elle retomba sur son lit, et fut
sur le point de s'évanouir. Sa faiblesse physique était telle qu'elle ne se
sentait pas la force de changer de position. Grand Dieu! si je pouvais mourir!
se dit-elle... Mais quelle lâcheté! moi abandonner Fabrice dans le malheur! Je
m'égare... Voyons, revenons au vrai; envisageons de sang-froid l'exécrable
position où je me suis plongée comme à plaisir. Quelle funeste étourderie!
venir habiter la cour d'un prince absolu! un tyran qui connaît toutes ses
victimes! chacun de leurs regards lui semble une bravade pour son pouvoir.
Hélas! c'est ce que ni le comte ni moi nous ne vîmes lorsque je quittai Milan:
je pensais aux grâces d'une cour aimable; quelque chose d'inférieur, il est
vrai, mais quelque chose dans le genre des beaux jours du prince Eugène!
De loin nous ne nous faisions pas d'idée de ce que c'est que l'autorité d'un
despote qui connaît de vue tous ses sujets. La forme extérieure du despotisme
est la même que celle des autres gouvernements: il y a des juges, par exemple,
mais ce sont des Rassi; le monstre, il ne trouverait rien d'extraordinaire à
faire pendre son père si le prince le lui ordonnait... il appellerait cela son
devoir... Séduire Rassi! malheureuse que je suis! je n'en possède aucun moyen.
Que puis-je lui offrir? cent mille francs peut-être! et l'on prétend que, lors
du dernier coup de poignard auquel la colère du ciel envers ce malheureux pays
l'a fait échapper, le prince lui a envoyé dix mille sequins d'or dans une
cassette! D'ailleurs quelle somme d'argent pourrait le séduire? Cette âme de
boue, qui n'a jamais vu que du mépris dans les regards des hommes, a le plaisir
ici d'y voir maintenant de la crainte, et même du respect; il peut devenir
ministre de la police, et pourquoi pas? Alors les trois quarts des habitants du
pays seront ses bas courtisans, et trembleront devant lui, aussi servilement
que lui-même tremble devant le souverain.
Puisque je ne peux fuir ce lieu détesté, il faut que j'y sois utile à Fabrice:
vivre seule, solitaire, désespérée! que puis-je alors pour Fabrice? Allons, marche,
malheureuse femme, fais ton devoir; va dans le monde, feins de ne plus
penser à Fabrice... Feindre de t'oublier, cher ange!
A ce mot, la duchesse fondit en larmes; enfin, elle pouvait pleurer. Après une
heure accordée à la faiblesse humaine, elle vit avec un peu de consolation que
ses idées commençaient à s'éclaircir. Avoir le tapis magique, se dit-elle,
enlever Fabrice de la citadelle, et me réfugier avec lui dans quelque pays
heureux, où nous ne puissions être poursuivis, Paris par exemple. Nous y
vivrions d'abord avec les douze cents francs que l'homme d'affaires de son père
me fait passer avec une exactitude si plaisante. Je pourrais bien ramasser cent
mille francs des débris de ma fortune! L'imagination de la duchesse passait en
revue avec des moments d'inexprimables délices tous les détails de la vie
qu'elle mènerait à trois cents lieues de Parme. Là, se disait-elle, il pourrait
entrer au service sous un nom supposé... Placé dans un régiment de ces braves
Français, bientôt le jeune Valserra aurait une réputation; enfin il serait
heureux.
Ces images fortunées rappelèrent une seconde fois les larmes, mais celles-ci
étaient de douces larmes. Le bonheur existait donc encore quelque part! Cet
état dura longtemps; la pauvre femme avait horreur de revenir à la
contemplation de l'affreuse réalité. Enfin, comme l'aube du jour commençait à
marquer d'une ligne blanche le sommet des arbres de son jardin, elle se fit
violence. Dans quelques heures, se dit-elle, je serai sur le champ de bataille;
il sera question d'agir, et s'il m'arrive quelque chose d'irritant, si le
prince s'avise de m'adresser quelque mot relatif à Fabrice, je ne suis pas
assurée de pouvoir garder tout mon sang-froid. Il faut donc ici et sans délai prendre
des résolutions.
Si je suis déclarée criminelle d'Etat, Rassi fait saisir tout ce qui se trouve
dans ce palais; le ler de ce mois, le comte et moi nous avons brûlé, suivant
l'usage, tous les papiers dont la police pourrait abuser, et il est le ministre
de la police, voilà le plaisant. J'ai trois diamants de quelque prix: demain,
Fulgence, mon ancien batelier de Grianta, partira pour Genève où il les mettra
en sûreté. Si jamais Fabrice s'échappe (grand Dieu! soyez-moi propice! et elle
fit un signe de croix), l'incommensurable lâcheté du marquis del Dongo trouvera
qu'il y a du péché à envoyer du pain à un homme poursuivi par un prince
légitime, alors il trouvera du moins mes diamants, il aura du pain.
Renvoyer le comte... me trouver seule avec lui, après ce qui vient d'arriver,
c'est ce qui m'est impossible. Le pauvre homme! Il n'est point méchant, au
contraire; il n'est que faible. Cette âme vulgaire n'est point à la hauteur des
nôtres. Pauvre Fabrice! que ne peux-tu être ici un instant avec moi, pour tenir
conseil sur nos périls!
La prudence méticuleuse du comte gênerait tous mes projets, et d'ailleurs il ne
faut point l'entraîner dans ma perte... Car pourquoi la vanité de ce tyran ne
me jetterait-elle pas en prison? J'aurai conspiré... quoi de plus facile à
prouver? Si c'était à sa citadelle qu'il m'envoyât et que je pusse à force d'or
parler à Fabrice, ne fût-ce qu'un instant, avec quel courage nous marcherions
ensemble à la mort! Mais laissons ces folies; son Rassi lui conseillerait de
finir avec moi par le poison; ma présence dans les rues, placée sur une
charrette, pourrait émouvoir la sensibilité de ses chers Parmesans... Mais
quoi! toujours le roman! Hélas! l'on doit pardonner ces folies à une pauvre femme
dont le sort réel est si triste! Le vrai de tout ceci, c'est que le prince ne
m'enverra point à la mort; mais rien de plus facile que de me jeter en prison
et de m'y retenir; il fera cacher dans un coin de mon palais toutes sortes de
papiers suspects comme on a fait pour ce pauvre L... Alors trois juges pas trop
coquins, car il y aura ce qu'ils appellent des pièces probantes, et une
douzaine de faux témoins suffisent. Je puis donc être condamnée à mort comme
ayant conspiré; et le prince, dans sa clémence infinie, considérant
qu'autrefois j'ai eu l'honneur d'être admise à sa cour, commuera ma peine en
dix ans de forteresse. Mais moi, pour ne point déchoir de ce caractère violent
qui a fait dire tant de sottises à la marquise Raversi et à mes autres ennemis,
je m'empoisonnerai bravement. Du moins le public aura la bonté de le croire;
mais je gage que le Rassi paraîtra dans mon cachot pour m'apporter galamment,
de la part du prince, un petit flacon de strychnine ou de l'opium de Pérouse.
Oui, il faut me brouiller très ostensiblement avec le comte, car je ne veux pas
l'entraîner dans ma perte, ce serait une infamie; le pauvre homme m'a aimée
avec tant de candeur! Ma sottise a été de croire qu'il restait assez d'âme dans
un courtisan véritable pour être capable d'amour. Très probablement le prince
trouvera quelque prétexte pour me jeter en prison; il craindra que je ne
pervertisse l'opinion publique relativement à Fabrice. Le comte est plein
d'honneur; à l'instant il fera ce que les cuistres de cette cour, dans leur
étonnement profond, appelleront une folie, il quittera la cour. J'ai bravé
l'autorité du prince le soir du billet, je puis m'attendre à tout de la part de
sa vanité blessée: un homme né prince oublie-t-il jamais la sensation que je
lui ai donnée ce soir-là? D'ailleurs le comte brouillé avec moi est en
meilleure position pour être utile à Fabrice. Mais si le comte, que ma
résolution va mettre au désespoir, se vengeait?... Voilà, par exemple, une idée
qui ne lui viendra jamais; il n'a point l'âme foncièrement basse du prince: le
comte peut, en gémissant, contresigner un décret infâme, mais il a de
l'honneur. Et puis, de quoi se venger? de ce que, après l'avoir aimé cinq ans,
sans faire la moindre offense à son amour, je lui dis: Cher comte! j'avais le bonheur
de vous aimer; eh bien, cette flamme s'éteint; je ne vous aime plus! mais je
connais le fond de votre coeur, je garde pour vous une estime profonde, et vous
serez toujours le meilleur de mes amis.
Que peut répondre un galant homme à une déclaration aussi sincère?
Je prendrai un nouvel amant, du moins on le croira dans le monde. Je dirai à
cet amant: Au fond le prince a raison de punir l'étourderie de Fabrice; mais le
jour de sa fête, sans doute notre gracieux souverain lui rendra la liberté.
Ainsi je gagne six mois. Le nouvel amant désigné par la prudence serait ce juge
vendu, cet infâme bourreau, ce Rassi... il se trouverait anobli et dans le
fait, je lui donnerais l'entrée de la bonne compagnie. Pardonne, cher Fabrice!
un tel effort est pour moi au-delà du possible. Quoi! ce monstre, encore tout
couvert du sang du comte P. et de D.! il me ferait évanouir d'horreur en
s'approchant de moi, ou plutôt je saisirais un couteau et le plongerais dans
son infâme coeur. Ne me demande pas des choses impossibles!
Oui, surtout oublier Fabrice! et pas l'ombre de colère contre le prince,
reprendre ma gaieté ordinaire, qui paraîtra plus aimable à ces âmes fangeuses,
premièrement, parce que j'aurai l'air de me soumettre de bonne grâce à leur
souverain; en second lieu, parce que, bien loin de me moquer d'eux, je serai
attentive à faire ressortir leurs jolis petits mérites; par exemple, je ferai
compliment au comte Zurla sur la beauté de la plume blanche de son chapeau
qu'il vient de faire venir de Lyon par un courrier, et qui fait son bonheur.
Choisir un amant dans le parti de la Raversi... Si le comte s'en va, ce sera le
parti ministériel; là sera le pouvoir. Ce sera un ami de la Raversi qui régnera
sur la citadelle, car le Fabio Conti arrivera au ministère. Comment le prince,
homme de bonne compagnie, homme d'esprit, accoutumé au travail charmant du
comte, pourra-t-il traiter d'affaires avec ce boeuf, avec ce roi des sots qui
toute sa vie s'est occupé de ce problème capital: les soldats de Son Altesse
doivent-ils porter sur leur habit, à la poitrine, sept boutons ou bien neuf? Ce
sont ces bêtes brutes fort jalouses de moi, et voilà ce qui fait ton danger,
cher Fabrice! ce sont ces bêtes brutes qui vont décider de mon sort et du tien!
Donc, ne pas souffrir que le comte donne sa démission! qu'il reste, dût-il
subir des humiliations! il s'imagine toujours que donner sa démission est le
plus grand sacrifice que puisse faire un premier ministre; et toutes les fois
que son miroir lui dit qu'il vieillit, il m'offre ce sacrifice: donc
brouillerie complète, oui, et réconciliation seulement dans le cas où il n'y
aurait que ce moyen de l'empêcher de s'en aller. Assurément, je mettrai à son
congé toute la bonne amitié possible; mais après l'omission courtisanesque des
mots procédure injuste dans le billet du prince, je sens que pour ne pas
le haïr j'ai besoin de passer quelques mois sans le voir. Dans cette soirée
décisive, je n'avais pas besoin de son esprit; il fallait seulement qu'il
écrivît sous ma dictée, il n'avait qu'à écrire ce mot, que j'avais obtenu
par mon caractère: ses habitudes de bas courtisan l'ont emporté. Il me disait
le lendemain qu'il n'avait pu faire signer une absurdité par son prince, qu'il
aurait fallu des lettres de grâce : eh, bon Dieu! avec de telles gens,
avec des monstres de vanité et de rancune qu'on appelle des Farnèse, on
prend ce qu'on peut.
A cette idée, toute la colère de la duchesse se ranima. Le prince m'a trompée,
se disait-elle, et avec quelle lâcheté!... Cet homme est sans excuse: il a de
l'esprit, de la finesse, du raisonnement; il n'y a de bas en lui que ses
passions. Vingt fois le comte et moi nous l'avons remarqué, son esprit ne
devient vulgaire que lorsqu'il s'imagine qu'on a voulu l'offenser. Eh bien! le
crime de Fabrice est étranger à la politique, c'est un petit assassinat comme
on en compte cent par an dans ses heureux états, et le comte m'a juré qu'il a
fait prendre les renseignements les plus exacts, et que Fabrice est innocent.
Ce Giletti n'était point sans courage: se voyant à deux pas de la frontière, il
eut tout à coup la tentation de se défaire d'un rival qui plaisait.
La duchesse s'arrêta longtemps pour examiner s'il était possible de croire à la
culpabilité de Fabrice: non pas qu'elle trouvât que ce fût un bien gros péché,
chez un gentilhomme du rang de son neveu, de se défaire de l'impertinence d'un
historien; mais, dans son désespoir, elle commençait à sentir vaguement qu'elle
allait être obligée de se battre pour prouver cette innocence de Fabrice. Non,
se dit-elle enfin, voici une preuve décisive; il est comme le pauvre
Pietranera, il a toujours des armes dans toutes ses poches, et, ce jour-là, il
ne portait qu'un mauvais fusil à un coup, et encore, emprunté à l'un des
ouvriers.
Je hais le prince parce qu'il m'a trompée, et trompée de la façon la plus
lâche; après son billet de pardon, il a fait enlever le pauvre garçon à
Bologne, etc. Mais ce compte se réglera. Vers les cinq heures du matin, la
duchesse, anéantie par ce long accès de désespoir, sonna ses femmes; celles-ci
jetèrent un cri. En l'apercevant sur son lit, toute habillée, avec ses
diamants, pâle comme ses draps et les yeux fermés, il leur sembla la voir
exposée sur un lit de parade après sa mort. Elles l'eussent crue tout à fait
évanouie, si elles ne se fussent pas rappelé qu'elle venait de les sonner.
Quelques larmes fort rares coulaient de temps à autre sur ses joues
insensibles; ses femmes comprirent par un signe qu'elle voulait être mise au
lit.
Deux fois après la soirée du ministre Zurla, le comte s'était présenté chez la
duchesse: toujours refusé, il lui écrivit qu'il avait un conseil à lui demander
pour lui-même: «Devait-il garder sa position après l'affront qu'on osait lui
faire? » Le comte ajoutait: «Le jeune homme est innocent; mais fût-il coupable,
devait-on l'arrêter sans m'en prévenir; moi, son protecteur déclaré? » La
duchesse ne vit cette lettre que le lendemain.
Le comte n'avait pas de vertu; l'on peut même ajouter que ce que les libéraux
entendent par vertu (chercher le bonheur du plus grand nombre) lui
semblait une duperie; il se croyait obligé à chercher avant tout le bonheur du
comte Mosca della Rovère; mais il était plein d'honneur et parfaitement sincère
lorsqu'il parlait de sa démission. De la vie il n'avait dit un mensonge à la
duchesse; celle-ci du reste ne fit pas la moindre attention à cette lettre; son
parti, et un parti bien pénible, était pris, feindre d'oublier Fabrice ;
après cet effort, tout lui était indifférent.
Le lendemain, sur le midi, le comte, qui avait passé dix fois au palais
Sanseverina, enfin fut admis; il fut atterré à la vue de la duchesse... Elle a
quarante ans! se dit- il, et hier si brillante! si jeune!... Tout le monde me
dit que, durant sa longue conversation avec la Clélia Conti, elle avait l'air
aussi jeune et bien autrement séduisante.
La voix, le ton de la duchesse étaient aussi étranges que l'aspect de sa
personne. Ce ton, dépouillé de toute passion, de tout intérêt humain, de toute
colère, fit pâlir le comte; il lui rappela la façon d'être d'un de ses amis
qui, peu de mois auparavant, sur le point de mourir, et ayant déjà reçu les
sacrements, avait voulu l'entretenir.
Après quelques minutes, la duchesse put lui parler. Elle le regarda, et ses
yeux restèrent éteints:
-- Séparons-nous, mon cher comte, lui dit-elle d'une voix faible, mais bien
articulée, et qu'elle s'efforçait de rendre aimable; séparons-nous, il le faut!
Le ciel m'est témoin que, depuis cinq ans, ma conduite envers vous a été
irréprochable. Vous m'avez donné une existence brillante, au lieu de l'ennui
qui aurait été mon triste partage au château de Grianta; sans vous j'aurais
rencontré la vieillesse quelques années plus tôt... De mon côté, ma seule
occupation a été de chercher à vous faire trouver le bonheur. C'est parce que
je vous aime que je vous propose cette séparation à l'amiable, comme on
dirait en France.
Le comte ne comprenait pas; elle fut obligée de répéter plusieurs fois. Il
devint d'une pâleur mortelle, et, se jetant à genoux auprès de son lit, il dit
tout ce que l'étonnement profond, et ensuite le désespoir le plus vif, peuvent
inspirer à un homme d'esprit passionnément amoureux. A chaque moment il offrait
de donner sa démission et de suivre son amie dans quelque retraite à mille
lieues de Parme.
-- Vous osez me parler de départ, et Fabrice est ici! s'écria-t-elle enfin en
se soulevant à demi. Mais comme elle aperçut que ce nom de Fabrice faisait une
impression pénible, elle ajouta après un moment de repos et en serrant
légèrement la main du comte:-- Non, cher ami, je ne vous dirai pas que je vous
ai aimé avec cette passion et ces transports que l'on n'éprouve plus, ce me
semble, après trente ans, et je suis déjà bien loin de cet âge. On vous aura
dit que j'aimais Fabrice, car je sais que le bruit en a couru dans cette cour méchante.
(Ses yeux brillèrent pour la première fois dans cette conversation, en
prononçant ce mot méchante.) Je vous jure devant Dieu, et sur la vie de
Fabrice, que jamais il ne s'est passé entre lui et moi la plus petite chose que
n'eût pas pu souffrir l'oeil d'une tierce personne. Je ne vous dirai pas non
plus que je l'aime exactement comme ferait une soeur; je l'aime d'instinct,
pour parler ainsi. J'aime en lui son courage si simple et si parfait, que l'on
peut dire qu'il ne s'en aperçoit pas lui- même; je me souviens que ce genre
d'admiration commença à son retour de Warterloo. Il était encore enfant, malgré
ses dix-sept ans; sa grande inquiétude était de savoir si réellement il avait
assisté à la bataille, et dans le cas du oui, s'il pouvait dire s'être battu, lui
qui n'avait marché à l'attaque d'aucune batterie ni d'aucune colonne ennemie.
Ce fut pendant les graves discussions que nous avions ensemble sur ce sujet
important, que je commençai à voir en lui une grâce parfaite. Sa grande âme se
révélait à moi; que de savants mensonges eût étalés, à sa place, un jeune homme
bien élevé! Enfin, s'il n'est heureux je ne puis être heureuse. Tenez, voilà un
mot qui peint bien l'état de mon coeur; si ce n'est la vérité, c'est au moins
tout ce que j'en vois. Le comte, encouragé par ce ton de franchise et
d'intimité, voulut lui baiser la main: elle la retira avec une sorte d'horreur.
Les temps sont finis, lui dit-elle; je suis une femme de trente-sept ans, je me
trouve à la porte de la vieillesse, j'en ressens déjà tous les découragements,
et peut-être même suis-je voisine de la tombe. Ce moment est terrible, à ce
qu'on dit, et pourtant il me semble que je le désire. J'éprouve le pire
symptôme de la vieillesse: mon coeur est éteint par cet affreux malheur, je ne
puis plus aimer. Je ne vois plus en vous, cher comte, que l'ombre de quelqu'un
qui me fut cher. Je dirai plus, c'est la reconnaissance toute seule qui me fait
vous tenir ce langage.
-- Que vais-je devenir? lui répétait le comte, moi qui sens que je vous suis
attaché avec plus de passion que les premiers jours, quand je vous voyais à la
Scala!
-- Vous avouerai-je une chose, cher ami, parler d'amour m'ennuie, et me semble
indécent. Allons, dit-elle en essayant de sourire, mais en vain, courage! soyez
homme d'esprit, homme judicieux, homme à ressources dans les occurrences. Soyez
avec moi ce que vous êtes réellement aux yeux des indifférents, l'homme le plus
habile et le plus grand politique que l'Italie ait produit depuis des siècles.
Le comte se leva et se promena en silence pendant quelques instants.
-- Impossible, chère amie, lui dit-il enfin: je suis en proie aux déchirements
de la passion la plus violente, et vous me demandez d'interroger ma raison! Il
n'y a plus de raison pour moi!
-- Ne parlons pas de passion, je vous prie, dit-elle d'un ton sec; et ce fut
pour la première fois, après deux heures d'entretien, que sa voix prit une
expression quelconque. Le comte, au désespoir lui-même, chercha à la consoler.
-- Il m'a trompée, s'écriait-elle sans répondre en aucune façon aux raisons
d'espérer que lui exposait le comte; il m'a trompée de la façon la plus
lâche! Et sa pâleur mortelle cessa pour un instant; mais, même dans ce moment
d'excitation violente, le comte remarqua qu'elle n'avait pas la force de
soulever les bras.
Grand Dieu! serait-il possible, pensa-t-il, qu'elle ne fût que malade? En ce
cas pourtant ce serait le début de quelque maladie fort grave. Alors, rempli
d'inquiétude, il proposa de faire appeler le célèbre Rozari, le premier médecin
du pays et de l'Italie.
-- Vous voulez donc donner à un étranger le plaisir de connaître toute
l'étendue de mon désespoir?... Est-ce là le conseil d'un traître ou d'un ami?
Et elle le regarda avec des yeux étranges.
C'en est fait, se dit-il avec désespoir, elle n'a plus d'amour pour moi, et
bien plus, elle ne me place plus même au rang des hommes d'honneur vulgaires.
-- Je vous dirai, ajouta le comte en parlant avec empressement, que j'ai voulu
avant tout avoir des détails sur l'arrestation qui nous met au désespoir, et
chose étrange! je ne sais encore rien de positif; j'ai fait interroger les
gendarmes de la station voisine, ils ont vu arriver le prisonnier par la route
de Castelnovo, et ont reçu l'ordre de suivre sa sediola. J'ai réexpédié
aussitôt Bruno, dont vous connaissez le zèle non moins que le dévouement; il a
ordre de remonter de station en station pour savoir où et comment Fabrice a été
arrêté.
En entendant prononcer ce nom de Fabrice, la duchesse fut saisie d'une légère
convulsion.
-- Pardonnez, mon ami, dit-elle au comte dès qu'elle put parler; ces détails
m'intéressent fort, donnez-les-moi tous, faites-moi bien comprendre les plus
petites circonstances.
-- Eh bien! madame, reprit le comte en essayant un petit air de légèreté pour
tenter de la distraire un peu, j'ai envie d'envoyer un commis de confiance à
Bruno et d'ordonner à celui-ci de pousser jusqu'à Bologne; c'est là, peut-être,
qu'on aura enlevé notre jeune ami. De quelle date est sa dernière lettre?
-- De mardi, il y a cinq jours.
-- Avait-elle été ouverte à la poste?
-- Aucune trace d'ouverture. Il faut vous dire qu'elle était écrite sur du
papier horrible; l'adresse est d'une main de femme, et cette adresse porte le
nom d'une vieille blanchisseuse parente de ma femme de chambre. La
blanchisseuse croit qu'il s'agit d'une affaire d'amour, et la Chékina lui
rembourse les ports de lettres sans y rien ajouter. Le comte, qui avait pris
tout à fait le ton d'un homme d'affaires, essaya de découvrir, en discutant
avec la duchesse, quel pouvait avoir été le jour de l'enlèvement à Bologne. Il
s'aperçut alors seulement, lui qui avait ordinairement tant de tact, que
c'était là le ton qu'il fallait prendre. Ces détails intéressaient la
malheureuse femme et semblaient la distraire un peu. Si le comte n'eût pas été
amoureux, il eût eu cette idée si simple dès son entrée dans la chambre. La
duchesse le renvoya pour qu'il pût sans délai expédier de nouveaux ordres au
fidèle Bruno. Comme on s'occupait en passant de la question de savoir s'il y
avait eu sentence avant le moment où le prince avait signé le billet adressé à
la duchesse, celle-ci saisit avec une sorte d'empressement l'occasion de dire
au comte: Je ne vous reprocherai point d'avoir omis les mots injuste
procédure dans le billet que vous écrivîtes et qu'il signa, c'était
l'instinct de courtisan qui vous prenait à la gorge; sans vous en douter, vous
préfériez l'intérêt de votre maître à celui de votre amie. Vous avez mis vos
actions à mes ordres, cher comte, et cela depuis longtemps, mais il n'est pas
en votre pouvoir de changer votre nature; vous avez de grands talents pour être
ministre, mais vous avez aussi l'instinct de ce métier. La suppression du mot injuste
me perd; mais loin de moi de vous la reprocher en aucune façon, ce fut la faute
de l'instinct et non pas celle de la volonté.
-- Rappelez-vous, ajouta-t-elle en changeant de ton et de l'air le plus
impérieux, que je ne suis point trop affligée de l'enlèvement de Fabrice, que
je n'ai pas eu la moindre velléité de m'éloigner de ce pays-ci, que je suis remplie
de respect pour le prince. Voilà ce que vous avez à dire, et voici, moi, ce que
je veux vous dire: Comme je compte seule diriger ma conduite à l'avenir, je
veux me séparer de vous à l'amiable, c'est-à-dire en bonne et vieille amie.
Comptez que j'ai soixante ans; la jeune femme est morte en moi, je ne puis plus
m'exagérer rien au monde, je ne puis plus aimer. Mais je serais encore plus mal
heureuse que je ne le suis s'il m'arrivait de compromettre votre destinée. Il
peut entrer dans mes projets de me donner l'apparence d'avoir un jeune amant,
et je ne voudrais pas vous voir affligé. Je puis vous jurer sur le bonheur de
Fabrice, elle s'arrêta une demi-minute après ce mot, que jamais je ne vous ai
fait une infidélité et cela en cinq années de temps. C'est bien long, dit-elle;
elle essaya de sourire; ses joues si pâles s'agitèrent, mais ses lèvres ne
purent se séparer. Je vous jure même que jamais je n'en ai eu le projet ni
l'envie. Cela bien entendu, laissez-moi.
Le comte sortit, au désespoir, du palais Sanseverina: il voyait chez la
duchesse l'intention bien arrêtée de se séparer de lui, et jamais il n'avait
été aussi éperdument amoureux. C'est là une de ces choses sur lesquelles je
suis obligé de revenir souvent, parce qu'elles sont improbables hors de l'Italie.
En rentrant chez lui, il expédia jusqu'à six personnes différentes sur la route
de Castelnovo et de Bologne, et les chargea de lettres. Mais ce n'est pas tout,
se dit le malheureux comte, le prince peut avoir la fantaisie de faire exécuter
ce malheureux enfant, et cela pour se venger du ton que la duchesse prit avec
lui le jour de ce fatal billet. Je sentais que la duchesse passait une limite
que l'on ne doit jamais franchir, et c'est pour raccommoder les choses que j'ai
eu la sottise incroyable de supprimer le mot procédure injuste, le seul
qui liât le souverain... Mais bah! ces gens-là sont-ils liés par quelque chose?
C'est là sans doute la plus grande faute de ma vie, j'ai mis au hasard tout ce
qui peut en faire le prix pour moi: il s'agit de réparer cette étourderie à
force d'activité et d'adresse; mais enfin si je ne puis rien obtenir, même en
sacrifiant un peu de ma dignité, je plante là cet homme; avec ses rêves de
haute politique, avec ses idées de se faire roi constitutionnel de la Lombardie,
nous verrons comment il me remplacera... Fabio Conti n'est qu'un sot, le talent
de Rassi se réduit à faire pendre légalement un homme qui déplaît au pouvoir.
Une fois cette résolution bien arrêtée de renoncer au ministère si les rigueurs
à l'égard de Fabrice dépassaient celles d'une simple détention, le comte se
dit: Si un caprice de la vanité de cet homme imprudemment bravée me coûte le
bonheur, du moins l'honneur me restera... A propos, puisque je me moque de mon
portefeuille, je puis me permettre cent actions qui, ce matin encore, m'eussent
semblé hors du possible. Par exemple, je vais tenter tout ce qui est
humainement faisable pour faire évader Fabrice... Grand Dieu! s'écria le comte
en s'interrompant et ses yeux s'ouvrant à l'excès comme à la vue d'un bonheur
imprévu, la duchesse ne m'a pas parlé d'évasion, aurait-elle manqué de
sincérité une fois en sa vie, et la brouille ne serait-elle que le désir que je
trahisse le prince? Ma foi, c'est fait!
L'oeil du comte avait reprit toute sa finesse satirique. Cet aimable fiscal
Rassi est payé par le maître pour toutes les sentences qui nous déshonorent en
Europe mais il n'est pas homme à refuser d'être payé par moi pour trahir les
secrets du maître. Cet animal-là a une maîtresse et un confesseur, mais la maîtresse
est d'une trop vile espèce pour que je puisse lui parler, le lendemain elle
raconterait l'entrevue à toutes les fruitières du voisinage. Le comte,
ressuscité par cette lueur d'espoir, était déjà sur le chemin de la cathédrale;
étonné de la légèreté de sa démarche, il sourit malgré son chagrin: Ce que
c'est, dit-il, que de n'être plus ministre! Cette cathédrale, comme beaucoup
d'églises en Italie, sert de passage d'une rue à l'autre, le comte vit de loin
un des grands vicaires de l'archevêque qui traversait la nef.
-- Puisque je vous rencontre, lui dit-il, vous serez assez bon pour épargner à
ma goutte la fatigue mortelle de monter jusque chez monseigneur l'archevêque.
Je lui aurais toutes les obligations du monde s'il voulait bien descendre
jusqu'à la sacristie. L'archevêque fut ravi de ce message, il avait mille
choses à dire au ministre au sujet de Fabrice. Mais le ministre devina que ces
choses n'étaient que des phrases et ne voulut rien écouter.
-- Quel homme est-ce que Dugnani, vicaire de Saint-Paul?
-- Un petit esprit et une grande ambition, répondit l'archevêque, peu de
scrupules et une extrême pauvreté, car nous en avons des vices!
-- Tudieu, monseigneur! s'écria le ministre, vous peignez comme Tacite; et il
prit congé de lui en riant. A peine de retour au ministère, il fit appeler
l'abbé Dugnani.
-- Vous dirigez la conscience de mon excellent ami le fiscal général Rassi,
n'aurait-il rien à me dire? Et, sans autres paroles ou plus de cérémonie, il
renvoya le Dugnani.
Livre Second - Chapitre XVII.
Le comte se regardait comme hors du ministère. Voyons un peu, se dit-il,
combien nous pourrons avoir de chevaux après ma disgrâce, car c'est ainsi qu'on
appellera ma retraite. Le comte fit l'état de sa fortune: il était entré au
ministère avec quatre-vingt mille francs de bien; à son grand étonnement, il
trouva que, tout compté, son avoir actuel ne s'élevait pas à cinq cent mille
francs: c'est vingt mille livres de rente tout au plus, se dit-il. Il faut
convenir que je suis un grand étourdi! Il n'y a pas un bourgeois à Parme qui ne
me croie cent cinquante mille livres de rente; et le prince, sur ce sujet, est
plus bourgeois qu'un autre. Quand ils me verront dans la crotte, ils diront que
je sais bien cacher ma fortune. Pardieu, s'écria-t-il, si je suis encore
ministre trois mois, nous la verrons doublée cette fortune. Il trouva dans
cette idée l'occasion d'écrire à la duchesse, et la saisit avec avidité; mais
pour se faire pardonner une lettre dans les termes où ils en étaient, il
remplit celle-ci de chiffres et de calculs. Nous n'aurons que vingt mille
livres de rente, lui dit-il, pour vivre tous trois à Naples, Fabrice, vous et
moi. Fabrice et moi nous aurons un cheval de selle à nous deux. Le ministre
venait à peine d'envoyer sa lettre, lorsqu'on annonça le fiscal général Rassi;
il le reçut avec une hauteur qui frisait l'impertinence.
-- Comment, monsieur, lui dit-il, vous faites enlever à Bologne un conspirateur
que je protège, de plus vous voulez lui couper le cou, et vous ne me dites
rien! Savez-vous au moins le nom de mon successeur? Est-ce le général Conti, ou
vous-même?
Le Rassi fut atterré; il avait trop peu d'habitude de la bonne compagnie pour
deviner si le comte parlait sérieusement: il rougit beaucoup, ânonna quelques
mots peu intelligibles; le comte le regardait et jouissait de son embarras.
Tout à coup le Rassi se secoua et s'écria avec une aisance parfaite et de l'air
de Figaro pris en flagrant délit par Almaviva:
-- Ma foi, monsieur le comte, je n'irai point par quatre chemins avec Votre
Excellence: que me donnerez-vous pour répondre à toutes vos questions comme je
ferais à celles de mon confesseur?
-- La croix de Saint-Paul (c'est l'ordre de Parme), ou de l'argent, si vous
pouvez me fournir un prétexte pour vous en accorder.
-- J'aime mieux la croix de Saint-Paul, parce qu'elle m'anoblit.
-- Comment, cher fiscal, vous faites encore quelque cas de notre pauvre
noblesse?
-- Si j'étais né noble, répondit le Rassi avec toute l'impudence de son métier,
les parents des gens que j'ai fait pendre me haïraient, mais ils ne me
mépriseraient pas.
-- Eh bien! je vous sauverai du mépris, dit le comte, guérissez-moi de mon
ignorance. Que comptez-vous faire de Fabrice?
-- Ma foi, le prince est fort embarrassé: il craint que, séduit par les beaux
yeux d'Armide, pardonnez à ce langage un peu vif, ce sont les termes précis du
souverain; il craint que, séduit par de fort beaux yeux qui l'ont un peu touché
lui- même, vous ne le plantiez là, et il n'y a que vous pour les affaires de
Lombardie. Je vous dirai même, ajouta Rassi en baissant la voix, qu'il y a là
une fière occasion pour vous, et qui vaut bien la croix de Saint-Paul que vous
me donnez. Le prince vous accorderait, comme récompense nationale, une jolie
terre valant six cent mille francs qu'il distrairait de son domaine, ou une
gratification de trois cent mille francs écus, si vous vouliez consentir à ne
pas vous mêler du sort de Fabrice del Dongo, ou du moins à ne lui en parler
qu'en public.
-- Je m'attendais à mieux que ça, dit le comte; ne pas me mêler de Fabrice
c'est me brouiller avec la duchesse.
-- Eh bien! c'est encore ce que dit le prince: le fait est qu'il est
horriblement monté contre Mme la duchesse, entre nous soit dit; et il craint
que, pour dédommagement de la brouille avec cette dame aimable, maintenant que
vous voilà veuf, vous ne lui demandiez la main de sa cousine, la vieille
princesse Isota, laquelle n'est âgée que de cinquante ans.
-- Il a deviné juste, s'écria le comte, notre maître est l'homme le plus fin de
ses états.
Jamais le comte n'avait eu l'idée baroque d'épouser cette vieille princesse;
rien ne fût allé plus mal à un homme que les cérémonies de cour ennuyaient à la
mort.
Il se mit à jouer avec sa tabatière sur le marbre d'une petite table voisine de
son fauteuil. Rassi vit dans ce geste d'embarras la possibilité d'une bonne
aubaine; son oeil brilla.
-- De grâce, monsieur le comte, s'écria-t-il si Votre Excellence veut accepter,
ou la terre de six cent mille francs, ou la gratification en argent, je la prie
de ne point choisir d'autre négociateur que moi. Je me ferais fort, ajouta-t-il
en baissant la voix, de faire augmenter la gratification en argent ou même de
faire joindre une forêt assez importante à la terre domaniale. Si Votre
Excellence daignait mettre un peu de douceur et de ménagement dans sa façon de
parler au prince de ce morveux qu'on a coffré, on pourrait peut-être ériger en
duché la terre que lui offrirait la reconnaissance nationale. Je le répète à
Votre Excellence; le prince, pour le quart d'heure, exècre la duchesse, mais il
est fort embarrassé, et même au point que j'ai cru parfois qu'il y avait
quelque circonstance secrète qu'il n'osait pas m'avouer. Au fond on peut
trouver ici une mine d'or, moi vous vendant ses secrets les plus intimes et fort
librement, car on me croit votre ennemi juré. Au fond, s'il est furieux contre
la duchesse, il croit aussi, et comme nous tous, que vous seul au monde pouvez
conduire à bien toutes les démarches secrètes relatives au Milanais. Votre
Excellence me permet-elle de lui répéter textuellement les paroles du
souverain? dit le Rassi en s'échauffant, il y a souvent une physionomie dans la
position des mots, qu'aucune traduction ne saurait rendre, et vous pourrez y
voir plus que je n'y vois.
-- Je permets tout, dit le comte en continuant, d'un air distrait, à frapper la
table de marbre avec sa tabatière d'or, je permets tout et je serai
reconnaissant.
-- Donnez-moi des lettres de noblesse transmissible, indépendamment de la
croix, et je serai plus que satisfait. Quand je parle d'anoblissement au
prince, il me répond: Un coquin tel que toi, noble? Il faudrait fermer boutique
dès le lendemain; personne à Parme ne voudrait plus se faire anoblir. Pour en
revenir à l'affaire du Milanais, le prince me disait, il n'y a pas trois jours:
Il n'y a que ce fripon-là pour suivre le fil de nos intrigues; si je le chasse
ou s'il suit la duchesse, il vaut autant que je renonce à l'espoir de me voir
un jour le chef libéral et adoré de toute l'Italie.
A ce mot le comte respira: Fabrice ne mourra pas, se dit-il.
De sa vie le Rassi n'avait pu arriver à une conversation intime avec le premier
ministre: il était hors de lui de bonheur; il se voyait à la veille de pouvoir
quitter ce nom de Rassi, devenu dans le pays synonyme de tout ce qu'il y a de
bas et de vil; le petit peuple donnait le nom de Rassiaux chiens
enragés; depuis peu des soldats s'étaient battus en duel parce qu'un de leurs
camarades les avait appelés Rassi. Enfin il ne se passait pas de semaine
sans que ce malheureux nom ne vînt s'enchâsser dans quelque sonnet atroce. Son
fils, jeune et innocent écolier de seize ans, était chassé des cafés, sur son
nom.
C'est le souvenir brûlant de tous ces agréments de sa position qui lui fit
commettre une imprudence.
-- J'ai une terre, dit-il au comte en rapprochant sa chaise du fauteuil du
ministre, elle s'appelle Riva, je voudrais être baron Riva.
-- Pourquoi pas? dit le ministre. Rassi était hors de lui.
-- Eh bien! monsieur le comte, je me permettrai d'être indiscret, j'oserai deviner
le but de vos désirs, vous aspirez à la main de la princesse Isota, et c'est
une noble ambition. Une fois parent, vous êtes à l'abri de la disgrâce, vous bouclez
notre homme. Je ne vous cacherai pas qu'il a ce mariage avec la princesse Isota
en horreur; mais si vos affaires étaient confiées à quelqu'un d'adroit et de
bien payé, on pourrait ne pas désespérer du succès.
-- Moi, mon cher baron, j'en désespérais; je désavoue d'avance toutes les
paroles que vous pourrez porter en mon nom; mais le jour où cette alliance
illustre viendra enfin combler mes voeux et me donner une si haute position
dans l'état, je vous offrirai, moi, trois cent mille francs de mon argent, ou
bien je conseillerai au prince de vous accorder une marque de faveur que
vous-même vous préférerez à cette somme d'argent.
Le lecteur trouve cette conversation longue; pourtant nous lui faisons grâce de
plus de la moitié; elle se prolongea encore deux heures. Le Rassi sortit de
chez le comte fou de bonheur; le comte resta avec de grandes espérances de
sauver Fabrice, et plus résolu que jamais à donner sa démission. Il trouvait
que son crédit avait raison d'être renouvelé par la présence au pouvoir de gens
tels que Rassi et le général Conti; il jouissait avec délices d'une possibilité
qu'il venait d'entrevoir de se venger du prince: Il peut faire partir la
duchesse, s'écriait-il, mais parbleu il renoncera à l'espoir d'être roi
constitutionnel de la Lombardie. (Cette chimère était ridicule: le prince avait
beaucoup d'esprit, mais, à force d'y rêver, il en était devenu amoureux fou.)
Le comte ne se sentait pas de joie en courant chez la duchesse lui rendre
compte de sa conversation avec le fiscal. Il trouva la porte fermée pour lui;
le portier n'osait presque pas lui avouer cet ordre reçu de la bouche même de
sa maîtresse. Le comte regagna tristement le palais du ministère, le malheur
qu'il venait d'essuyer éclipsait en entier la joie que lui avait donnée sa
conversation avec le confident du prince. N'ayant plus le coeur de s'occuper de
rien, le comte errait tristement dans sa galerie de tableaux, quand, un quart
d'heure après, il reçut un billet ainsi conçu:
«Puisqu'il est vrai, cher et bon ami, que nous ne sommes plus qu'amis, il faut
ne venir me voir que trois fois par semaine. Dans quinze jours nous réduirons
ces visites, toujours si chères à mon coeur, à deux par mois. Si vous voulez me
plaire, donnez de la publicité à cette sorte de rupture; si vous vouliez me
rendre presque tout l'amour que jadis j'eus pour vous, vous feriez choix d'une
nouvelle amie. Quant à moi, j'ai de grands projets de dissipation: je compte
aller beaucoup dans le monde, peut-être même trouverai-je un homme d'esprit
pour me faire oublier mes malheurs. Sans doute en qualité d'ami la première
place dans mon coeur vous sera toujours réservée; mais je ne veux plus que l'on
dise que mes démarches ont été dictées par votre sagesse; je veux surtout que
l'on sache bien que j'ai perdu toute influence sur vos déterminations. En un
mot, cher comte, croyez que vous serez toujours mon ami le plus cher, mais
jamais autre chose. Ne gardez, je vous prie, aucune idée de retour, tout est
bien fini. Comptez à jamais sur mon amitié. »
Ce dernier trait fut trop fort pour le courage du comte: il fit une belle
lettre au prince pour donner sa démission de tous ses emplois, et il l'adressa
à la duchesse avec prière de la faire parvenir au palais. Un instant après, il
reçut sa démission, déchirée en quatre, et, sur un des blancs du papier, la
duchesse avait daigné écrire: Non, mille fois non!
Il serait difficile de décrire le désespoir du pauvre ministre. Elle a raison,
j'en conviens, se disait-il à chaque instant; mon omission du mot procédure
injuste est un affreux malheur; elle entraînera peut-être la mort de
Fabrice, et celle-ci amènera la mienne. Ce fut avec la mort dans l'âme que le
comte, qui ne voulait pas paraître au palais du souverain avant d'y être
appelé, écrivit de sa main le motu proprio qui nommait Rassi chevalier
de l'ordre de Saint-Paul et lui conférait la noblesse transmissible; le comte y
joignit un rapport d'une demi- pause qui exposait au prince les raisons d'état
qui conseillaient cette mesure. Il trouva une sorte de joie mélancolique à
faire de ces pièces deux belles copies qu'il adressa à la duchesse.
Il se perdait en suppositions; il cherchait à deviner quel serait à l'avenir le
plan de conduite de la femme qu'il aimait. Elle n'en sait rien elle-même, se
disait-il; une seule chose reste certaine, c'est que, pour rien au monde, elle
ne manquerait aux résolutions qu'elle m'aurait une fois annoncées. Ce qui
ajoutait encore à son malheur, c'est qu'il ne pouvait parvenir à trouver la
duchesse blâmable. Elle m'a fait une grâce en m'aimant, elle cesse de m'aimer
après une faute involontaire, il est vrai, mais qui peut entraîner une conséquence
horrible; je n'ai aucun droit de me plaindre. Le lendemain matin, le comte sut
que la duchesse avait recommencé à aller dans le monde; elle avait paru la
veille au soir dans toutes les maisons qui recevaient. Que fût-il devenu s'il
se fût rencontré avec elle dans le même salon? Comment lui parler? De quel ton
lui adresser la parole? Et comment ne pas lui parler?
Le lendemain fut un jour funèbre; le bruit se répandait généralement que
Fabrice allait être mis à mort, la ville fut émue. On ajoutait que le prince,
ayant égard à sa haute naissance, avait daigné décider qu'il aurait la tête
tranchée.
-- C'est moi qui le tue, se dit le comte; je ne puis plus prétendre à revoir
jamais la duchesse. Malgré ce raisonnement assez simple, il ne put s'empêcher
de passer trois fois à sa porte; à la vérité, pour n'être pas remarqué, il alla
chez elle à pied. Dans son désespoir, il eut même le courage de lui écrire. Il
avait fait appeler Rassi deux fois; le fiscal ne s'était point présenté. Le
coquin me trahit, se dit le comte.
Le lendemain, trois grandes nouvelles agitaient la haute société de Parme, et
même la bourgeoisie. La mise à mort de Fabrice était plus que jamais certaine;
et, complément bien étrange de cette nouvelle, la duchesse ne paraissait point
trop au désespoir. Selon les apparences, elle n'accordait que des regrets assez
modérés à son jeune amant; toutefois elle profitait avec un art infini de la
pâleur que venait de lui donner une indisposition assez grave, qui était
survenue en même temps que l'arrestation de Fabrice. Les bourgeois
reconnaissaient bien à ces détails le coeur sec d'une grande dame de la cour.
Par décence cependant, et comme sacrifice aux mânes du jeune Fabrice, elle
avait rompu avec le comte Mosca. Quelle immoralité! s'écriaient les jansénistes
de Parme. Mais déjà la duchesse, chose incroyable! paraissait disposée à
écouter les cajoleries des plus beaux jeunes gens de la cour. On remarquait,
entre autres singularités, qu'elle avait été fort gaie dans une conversation
avec le comte Baldi, l'amant actuel de la Raversi, et l'avait beaucoup
plaisanté sur ses courses fréquentes au château de Velleja. La petite
bourgeoisie et le peuple étaient indignés de la mort de Fabrice, que ces bonnes
gens attribuaient à la jalousie du comte Mosca. La société de la cour
s'occupait aussi beaucoup du comte, mais c'était pour s'en moquer. La troisième
des grandes nouvelles que nous avons annoncées n'était autre en effet que la
démission du comte; tout le monde se moquait d'un amant ridicule qui, à l'âge de
cinquante-six ans, sacrifiait une position magnifique au chagrin d'être quitté
par une femme sans coeur et qui, depuis longtemps, lui préférait un jeune
homme. Le seul archevêque eut l'esprit, ou plutôt le coeur, de deviner que
l'honneur défendait au comte de rester premier ministre dans un pays où l'on
allait couper la tête, et sans le consulter, à un jeune homme, son protégé. La
nouvelle de la démission du comte eut l'effet de guérir de sa goutte le général
Fabio Conti, comme nous le dirons en son lieu, lorsque nous parlerons de la
façon dont le pauvre Fabrice passait son temps à la citadelle, pendant que
toute la ville s'enquérait de l'heure de son supplice.
Le jour suivant, le comte revit Bruno, cet agent fidèle qu'il avait expédié sur
Bologne; le comte s'attendrit au moment où cet homme entrait dans son cabinet;
sa vue lui rappelait l'état heureux où il se trouvait lorsqu'il l'avait envoyé
à Bologne, presque d'accord avec la duchesse. Bruno arrivait de Bologne où il
n'avait rien découvert; il n'avait pu trouver Ludovic, que le podestat de
Castelnovo avait gardé dans la prison de son village.
-- Je vais vous renvoyer à Bologne, dit le comte à Bruno: la duchesse tiendra
au triste plaisir de connaître les détails du malheur de Fabrice. Adressez-vous
au brigadier de gendarmerie qui commande le poste de Castelnovo...
-- Mais non! s'écria le comte en s'interrompant; partez à l'instant même pour
la Lombardie, et distribuez de l'argent et en grande quantité à tous nos
correspondants. Mon but est d'obtenir de tous ces gens-là des rapports de la
nature la plus encourageante. Bruno ayant bien compris le but de sa mission, se
mit à écrire ses lettres de créance; comme le comte lui donnait ses dernières
instructions, il reçut une lettre parfaitement fausse, mais fort bien écrite;
on eût dit un ami écrivant à son ami pour lui demander un service. L'ami qui
écrivait n'était autre que le prince. Ayant ouï parler de certains projets de
retraite, il suppliait son ami, le comte Mosca, de garder le ministère; il le
lui demandait au nom de l'amitié et des dangers de la patrie; et le lui
ordonnait comme son maître. Il ajoutait que le roi de M *** venant de mettre à
sa disposition deux cordons de son ordre, il en gardait un pour lui, et
envoyait l'autre à son cher comte Mosca.
Cet animal-là fait mon malheur! s'écria le comte furieux, devant Bruno
stupéfait, et croit me séduire par ces mêmes phrases hypocrites que tant de
fois nous avons arrangées ensemble pour prendre à la glu quelque sot. Il refusa
l'ordre qu'on lui offrait, et dans sa réponse parla de l'état de sa santé comme
ne lui laissant que bien peu d'espérance de pouvoir s'acquitter longtemps
encore des pénibles travaux du ministère. Le comte était furieux. Un instant
après on annonça le fiscal Rassi, qu'il traita comme un nègre.
-- Eh bien! parce que je vous ai fait noble, vous commencez à faire l'insolent!
Pourquoi n'être pas venu hier pour me remercier, comme c'était votre devoir
étroit, monsieur le cuistre?
Le Rassi était bien au-dessus des injures; c'était sur ce ton-là qu'il était
journellement reçu par le prince; mais il voulait être baron et se justifia
avec esprit. Rien n'était plus facile.
-- Le prince m'a tenu cloué à une table hier toute la journée; je n'ai pu
sortir du palais. Son Altesse m'a fait copier de ma mauvaise écriture de
procureur une quantité de pièces diplomatiques tellement niaises et tellement
bavardes que je crois, en vérité, que son but unique était de me retenir
prisonnier. Quand enfin j'ai pu prendre congé, vers les cinq heures, mourant de
faim, il m'a donné l'ordre d'aller chez moi directement, et de n'en pas sortir
de la soirée. En effet, j'ai vu deux de ses espions particuliers, de moi bien
connus, se promener dans ma rue jusque sur le minuit. Ce matin, dès que je l'ai
pu, j'ai fait venir une voiture qui m'a conduit jusqu'à la porte de la
cathédrale. Je suis descendu de voiture très lentement, puis, prenant le pas de
course, j'ai traversé l'église et me voici. Votre Excellence est dans ce
moment-ci l'homme du monde auquel je désire plaire avec le plus de passion.
-- Et moi, monsieur le drôle, je ne suis point dupe de tous ces contes plus ou
moins bien bâtis! Vous avez refusé de me parler de Fabrice avant-hier; j'ai
respecté vos scrupules, et vos serments touchant le secret, quoique les serments
pour un être tel que vous ne soient tout au plus que des moyens de défaite.
Aujourd'hui, je veux la vérité: Qu'est-ce que ces bruits ridicules qui font
condamner à mort ce jeune homme comme assassin du comédien Giletti!
-- Personne ne peut mieux rendre compte à Votre Excellence de ces bruits,
puisque c'est moi-même qui les ai fait courir par ordre du souverain; et, j'y
pense! c'est peut-être pour m'empêcher de vous faire part de cet incident
qu'hier, toute la journée, il m'a retenu prisonnier. Le prince, qui ne me croit
pas un fou, ne pouvait pas douter que je ne vinsse vous apporter ma croix et
vous supplier de l'attacher à ma boutonnière.
-- Au fait! s'écria le ministre, et pas de phrases.
-- Sans doute le prince voudrait bien tenir une sentence de mort contre M. del
Dongo, mais il n'a, comme vous le savez sans doute, qu'une condamnation en
vingt années de fers, commuée par lui, le lendemain même de la sentence, en
douze années de forteresse avec jeûne au pain et à l'eau tous les vendredis, et
autres bamboches religieuses.
-- C'est parce que je savais cette condamnation à la prison seulement, que
j'étais effrayé des bruits d'exécution prochaine qui se répandent par la ville;
je me souviens de la mort du comte Palanza, si bien escamotée par vous.
-- C'est alors que j'aurais dû avoir la croix! s'écria Rassi sans se
déconcerter; il fallait serrer le bouton tandis que je le tenais, et que
l'homme avait envie de cette mort. Je fus un nigaud alors, et c'est armé de
cette expérience que j'ose vous conseiller de ne pas m'imiter aujourd'hui.
(Cette comparaison parut du plus mauvais goût à l'interlocuteur, qui fut obligé
de se retenir pour ne pas donner des coups de pied à Rassi.)
-- D'abord, reprit celui-ci avec la logique d'un jurisconsulte et l'assurance
parfaite d'un homme qu'aucune insulte ne peut offenser, d'abord il ne peut être
question de l'exécution du dit del Dongo; le prince n'oserait! les temps sont
bien changés! et enfin, moi, noble et espérant par vous de devenir baron, je
n'y donnerais pas les mains. Or, ce n'est que de moi, comme le sait Votre
Excellence, que l'exécuteur des hautes oeuvres peut recevoir des ordres, et, je
vous le jure, le chevalier Rassi n'en donnera jamais contre le sieur del Dongo.
-- Et vous ferez sagement, dit le comte en le toisant d'un air sévère.
-- Distinguons! reprit le Rassi avec un sourire. Moi je ne suis que pour les
morts officielles, et si M. del Dongo vient à mourir d'une colique, n'allez pas
me l'attribuer! Le prince est outré, et je ne sais pourquoi, contre la
Sanseverina (trois jours auparavant le Rassi eût dit la duchesse, mais, comme
toute la ville, il savait la rupture avec le premier ministre); le comte fut
frappé de la suppression du titre dans une telle bouche, et l'on peut juger du
plaisir qu'elle lui fit; il lança au Rassi un regard chargé de la plus vive
haine. Mon cher ange! se dit-il ensuite, je ne puis te montrer mon amour qu'en
obéissant aveuglément à tes ordres.
-- Je vous avouerai, dit-il au fiscal, que je ne prends pas un intérêt bien
passionné aux divers caprices de Mme la duchesse; toutefois, comme elle m'avait
présenté ce mauvais sujet de Fabrice, qui aurait bien dû rester à Naples, et ne
pas venir ici embrouiller nos affaires, je tiens à ce qu'il ne soit pas mis à
mort de mon temps, et je veux bien vous donner ma parole que vous serez baron
dans les huit jours qui suivront sa sortie de prison.
-- En ce cas, monsieur le comte, je ne serai baron que dans douze années
révolues, car le prince est furieux, et sa haine contre la duchesse est tellement
vive, qu'il cherche à la cacher.
-- Son Altesse est bien bonne! qu'a-t-elle besoin de cacher sa haine, puisque
son premier ministre ne protège plus la duchesse? Seulement je ne veux pas
qu'on puisse m'accuser de vilenie, ni surtout de jalousie: c'est moi qui ai
fait venir la duchesse en ce pays, et si Fabrice meurt en prison, vous ne serez
pas baron, mais vous serez peut-être poignardé. Mais laissons cette bagatelle:
le fait est que j'ai fait le compte de ma fortune; à peine si j'ai trouvé vingt
mille livres de rente, sur quoi j'ai le projet d'adresser très humblement ma
démission au souverain. J'ai quelque espoir d'être employé par le roi de
Naples: cette grande ville m'offrira les distractions dont j'ai besoin en ce
moment, et que je ne puis trouver dans un trou tel que Parme; je ne resterais
qu'autant que vous me feriez obtenir la main de la princesse Isota, etc., etc.;
la conversation fut infinie dans ce sens. Comme Rassi se levait, le comte lui
dit d'un air fort indifférent:
-- Vous savez qu'on a dit que Fabrice me trompait, en ce sens qu'il était un
des amants de la duchesse; je n'accepte point ce bruit, et pour le démentir, je
veux que vous fassiez passer cette bourse à Fabrice.
-- Mais monsieur le comte, dit Rassi effrayé, et regardant la bourse, il y a là
une somme énorme, et les règlements...
-- Pour vous, mon cher, elle peut être énorme, reprit le comte de l'air du plus
souverain mépris: un bourgeois tel que vous, envoyant de l'argent à son ami en
prison, croit se ruiner en lui donnant dix sequins: moi, je veuxque
Fabrice reçoive ces six mille francs, et surtout que le château ne sache rien
de cet envoi.
Comme le Rassi effrayé voulait répliquer, le comte ferma la porte sur lui avec
impatience. Ces gens-là, se dit-il, ne voient le pouvoir que derrière
l'insolence. Cela dit, ce grand ministre se livra à une action tellement
ridicule, que nous avons quelque peine à la rapporter; il courut prendre dans
son bureau un portrait en miniature de la duchesse, et le couvrit de baisers
passionnés. Pardon, mon cher ange, s'écriait-il, si je n'ai pas jeté par la
fenêtre et de mes propres mains ce cuistre qui ose parler de toi avec une
nuance de familiarité, mais, si j'agis avec cet excès de patience, c'est pour
t'obéir! et il ne perdra rien pour attendre!
Après une longue conversation avec le portrait, le comte, qui se sentait le
coeur mort dans la poitrine, eut l'idée d'une action ridicule et s'y livra avec
un empressement d'enfant. Il se fit donner un habit avec des plaques, et fut
faire une visite à la vieille princesse Isota; de la vie il ne s'était présenté
chez elle qu'à l'occasion du jour de l'an. Il la trouva entourée d'une quantité
de chiens, et parée de tous ses atours, et même avec des diamants comme si elle
allait à la cour. Le comte, ayant témoigné quelque crainte de déranger les
projets de Son Altesse, qui probablement allait sortir, l'Altesse répondit au
ministre qu'une princesse de Parme se devait à elle-même d'être toujours ainsi.
Pour la première fois depuis son malheur le comte eut un mouvement de gaieté;
j'ai bien fait de paraître ici, se dit-il, et dès aujourd'hui il faut faire ma
déclaration. La princesse avait été ravie de voir arriver chez elle un homme
aussi renommé par son esprit et un premier ministre; la pauvre vieille fille
n'était guère accoutumée à de semblables visites. Le comte commença par une
préface adroite, relative à l'immense distance qui séparera toujours d'un
simple gentilhomme les membres d'une famille régnante.
-- Il faut faire une distinction, dit la princesse: la fille d'un roi de
France, par exemple, n'a aucun espoir d'arriver jamais à la couronne; mais les
choses ne vont point ainsi dans la famille de Parme. C'est pourquoi nous autres
Farnèse nous devons toujours conserver une certaine dignité dans notre extérieur;
et moi, pauvre princesse telle que vous me voyez, je ne puis pas dire qu'il
soit absolument impossible qu'un jour vous soyez mon premier ministre.
Cette idée par son imprévu baroque donna au pauvre comte un second instant de
gaieté parfaite.
Au sortir de chez la princesse Isota, qui avait grandement rougi en recevant
l'aveu de la passion du premier ministre, celui-ci rencontra un des fourriers
du palais: le prince le faisait demander en toute hâte.
-- Je suis malade, répondit le ministre, ravi de pouvoir faire une malhonnêteté
à son prince. Ah! ah! vous me poussez à bout, s'écria-t-il avec fureur, et puis
vous voulez que je vous serve! mais sachez, mon prince, qu'avoir reçu le
pouvoir de la Providence ne suffit plus en ce siècle-ci, il faut beaucoup d'esprit
et un grand caractère pour réussir à être despote.
Après avoir renvoyé le fourrier du palais fort scandalisé de la parfaite santé
de ce malade, le comte trouva plaisant d'aller voir les deux hommes de la cour
qui avaient le plus d'influence sur le général Fabio Conti. Ce qui surtout
faisait frémir le ministre et lui ôtait tout courage, c'est que le gouverneur
de la citadelle était accusé de s'être défait jadis d'un capitaine, son ennemi
personnel, au moyen de l'aquetta de Pérouse.
Le comte savait que depuis huit jours la duchesse avait répandu des sommes
folles pour se ménager des intelligences à la citadelle; mais, suivant lui, il
y avait peu d'espoir de succès, tous les yeux étaient encore trop ouverts. Nous
ne raconterons point au lecteur toutes les tentatives de corruption essayées
par cette femme malheureuse: elle était au désespoir, et des agents de toute
sorte et parfaitement dévoués la secondaient. Mais il n'est peut-être qu'un
seul genre d'affaires dont on s'acquitte parfaitement bien dans les petites
cours despotiques, c'est la garde des prisonniers politiques. L'or de la
duchesse ne produisit d'autre effet que de faire renvoyer de la citadelle huit
ou dix hommes de tout grade.
Livre Second - Chapitre XVIII.
Ainsi, avec un dévouement complet pour le prisonnier, la duchesse et le premier
ministre n'avaient pu faire pour lui que bien peu de chose. Le prince était en
colère, la cour ainsi que le public étaient piqués contre Fabrice et
ravis de lui voir arriver malheur; il avait été trop heureux. Malgré l'or jeté
à pleines mains, la duchesse n'avait pu faire un pas dans le siège de la
citadelle; il ne se passait pas de jour sans que la marquise Raversi ou le
chevalier Riscara eussent quelque nouvel avis à communiquer au général Fabio
Conti. On soutenait sa faiblesse.
Comme nous l'avons dit, le jour de son emprisonnement Fabrice fut conduit
d'abord au palais du gouverneur: C'est un joli petit bâtiment construit
dans le siècle dernier sur les dessins de Vanvitelli, qui le plaça à cent
quatre-vingts pieds de haut, sur la plate-forme de l'immense tour ronde. Des
fenêtres de ce petit palais, isolé sur le dos de l'énorme tour comme la bosse
d'un chameau, Fabrice découvrait la campagne et les Alpes fort au loin; il
suivait de l'oeil, au pied de la citadelle, le cours de la Parma, sorte de
torrent, qui, tournant à droite à quatre lieues de la ville, va se jeter dans
le Pô. Par-delà la rive gauche de ce fleuve, qui formait comme une suite
d'immenses taches blanches au milieu des campagnes verdoyantes, son oeil ravi
apercevait distinctement chacun des sommets de l'immense mur que les Alpes
forment au nord de l'Italie. Ces sommets, toujours couverts de neige, même au
mois d'août où l'on était alors, donnent comme une sorte de fraîcheur par
souvenir au milieu de ces campagnes brûlantes; l'oeil en peut suivre les
moindres détails, et pourtant ils sont à plus de trente lieues de la citadelle
de Parme. La vue si étendue du joli palais du gouverneur est interceptée vers
un angle au midi par la tour Farnèse, dans laquelle on préparait à la
hâte une chambre pour Fabrice. Cette seconde tour comme le lecteur s'en
souvient peut-être, fut élevée sur la plate-forme de la grosse tour, en
l'honneur d'un prince héréditaire qui, fort différent de l'Hippolyte fils de
Thésée, n'avait point repoussé les politesses d'une jeune belle-mère. La
princesse mourut en quelques heures; le fils du prince ne recouvra sa liberté
que dix-sept ans plus tard en montant sur le trône à la mort de son père. Cette
tour Farnèse où, après trois quarts d'heure, l'on fit monter Fabrice, fort
laide à l'extérieur, est élevée d'une cinquantaine de pieds au-dessus de la
plate-forme de la grosse tour et garnie d'une quantité de paratonnerres. Le
prince mécontent de sa femme, qui fit bâtir cette prison aperçue de toutes
parts, eut la singulière prétention de persuader à ses sujets qu'elle existait
depuis longues années: c'est pourquoi il lui imposa le nom de tour Farnèse.
Il était défendu de parler de cette construction, et de toutes les parties de
la ville de Parme et des plaines voisines on voyait parfaitement les maçons
placer chacune des pierres qui composent cet édifice pentagone. Afin de prouver
qu'elle était ancienne, on plaça au-dessus de la porte de deux pieds de large
et de quatre de hauteur, par laquelle on y entre, un magnifique bas-relief qui
représente Alexandre Farnèse, le général célèbre, forçant Henri IV à s'éloigner
de Paris. Cette tour Farnèse placée en si belle vue se compose d'un
rez-de-chaussée long de quarante pas au moins, large à proportion et tout
rempli de colonnes fort trapues, car cette pièce si démesurément vaste n'a pas
plus de quinze pieds d'élévation. Elle est occupée par le corps de garde, et,
du centre, l'escalier s'élève en tournant autour d'une des colonnes: c'est un
petit escalier en fer, fort léger, large de deux pieds à peine et construit en
filigrane. Par cet escalier tremblant sous le poids des geôliers qui
l'escortaient, Fabrice arriva à de vastes pièces de plus de vingt pieds de
haut, formant un magnifique premier étage. Elles furent jadis meublées avec le
plus grand luxe pour le jeune prince qui y passa les dix- sept plus belles
années de sa vie. A l'une des extrémités de cet appartement, on fit voir au
nouveau prisonnier une chapelle de la plus grande magnificence; les murs et la
voûte sont entièrement revêtus de marbre noir; des colonnes noires aussi et de
la plus noble proportion sont placées en lignes le long des murs noirs, sans
les toucher, et ces murs sont ornés d'une quantité de têtes de morts en marbre
blanc, de proportions colossales, élégamment sculptées et placées sur deux os
en sautoir. Voilà bien une invention de la haine qui ne peut tuer, se dit
Fabrice, et quelle diable d'idée de me montrer cela!
Un escalier en fer et en filigrane fort léger, également disposé autour d'une
colonne, donne accès au second étage de cette prison, et c'est dans les
chambres de ce second étage, hautes de quinze pieds environ que depuis un an le
général Fabio Conti faisait preuve de génie. D'abord, sous sa direction, l'on
avait solidement grillé les fenêtres de ces chambres jadis occupées par les
domestiques du prince et qui sont à plus de trente pieds des dalles de pierre
formant la plate- forme de la grosse tour ronde. C'est par un corridor obscur
placé au centre du bâtiment que l'on arrive à ces chambres, qui toutes ont deux
fenêtres; et dans ce corridor fort étroit, Fabrice remarqua trois portes de fer
successives formées de barreaux énormes et s'élevant jusqu'à la voûte. Ce sont
les plans, coupes et élévations de toutes ces belles inventions, qui pendant
deux ans avaient valu au général une audience de son maître chaque semaine. Un
conspirateur placé dans l'une de ces chambres ne pourrait pas se plaindre à
l'opinion d'être traité d'une façon inhumaine, et pourtant ne saurait avoir de
communication avec personne au monde, ni faire un mouvement sans qu'on
l'entendît. Le général avait fait placer dans chaque chambre de gros madriers
de chêne formant comme des bancs de trois pieds de haut, et c'était là son
invention capitale, celle qui lui donnait des droits au ministère de la police.
Sur ces bancs il avait fait établir une cabane en planches, fort sonore, haute
de dix pieds, et qui ne touchait au mur que du côté des fenêtres. Des trois
autres côtés il régnait un petit corridor de quatre pieds de large, entre le
mur primitif de la prison, composé d'énormes pierres de taille, et les parois
en planches de la cabane. Ces parois, formées de quatre doubles de planches de
noyer, chêne et sapin, étaient solidement reliées par des boulons de fer et par
des clous sans nombre.
Ce fut dans l'une de ces chambres construites depuis un an, et chef-d'oeuvre du
général Fabio Conti, laquelle avait reçu le beau nom d'Obéissance passive,
que Fabrice fut introduit. Il courut aux fenêtres; la vue qu'on avait de ces
fenêtres grillées était sublime: un seul petit coin de l'horizon était caché,
vers le nord-est, par le toit en galerie du joli palais du gouverneur, qui
n'avait que deux étages; le rez-de-chaussée était occupé par les bureaux de
l'état-major; et d'abord les yeux de Fabrice furent attirés vers une des
fenêtres du second étage, où se trouvaient, dans de jolies cages, une grande
quantité d'oiseaux de toute sorte. Fabrice s'amusait à les entendre chanter, et
à les voir saluer les derniers rayons du crépuscule du soir, tandis que les
geôliers s'agitaient autour de lui. Cette fenêtre de la volière n'était pas à
plus de vingt-cinq pieds de l'une des siennes, et se trouvait à cinq ou six
pieds en contrebas, de façon qu'il plongeait sur les oiseaux.
Il y avait lune ce jour-là, et au moment où Fabrice entrait dans sa prison,
elle se levait majestueusement à l'horizon à droite, au-dessus de la chaîne des
Alpes, vers Trévise. Il n'était que huit heures et demie du soir, et à l'autre
extrémité de l'horizon, au couchant, un brillant crépuscule rouge orangé
dessinait parfaitement les contours du mont Viso et des autres pics des Alpes
qui remontent de Nice vers le mont Cenis et Turin; sans songer autrement à son
malheur, Fabrice fut ému et ravi par ce spectacle sublime. C'est donc dans ce
monde ravissant que vit Clélia Conti! avec son âme pensive et sérieuse, elle
doit jouir de cette vue plus qu'un autre; on est ici comme dans des montagnes
solitaires à cent lieues de Parme. Ce ne fut qu'après avoir passé plus de deux
heures à la fenêtre, admirant cet horizon qui parlait à son âme, et souvent
aussi arrêtant sa vue sur le joli palais du gouverneur que Fabrice s'écria tout
à coup: Mais ceci est-il une prison? est-ce là ce que j'ai tant redouté? Au
lieu d'apercevoir à chaque pas des désagréments et des motifs d'aigreur, notre
héros se laissait charmer par les douceurs de la prison.
Tout à coup son attention fut violemment rappelée à la réalité par un tapage
épouvantable: sa chambre de bois, assez semblable à une cage et surtout fort
sonore, était violemment ébranlée: des aboiements de chien et de petits cris
aigus complétaient le bruit le plus singulier. Quoi donc si tôt pourrais-je
m'échapper! pensa Fabrice. Un instant après, il riait comme jamais peut-être on
n'a ri dans une prison. Par ordre du général, on avait fait monter en même
temps que les geôliers un chien anglais, fort méchant, préposé à la garde des
prisonniers d'importance, et qui devait passer la nuit dans l'espace si
ingénieusement ménagé tout autour de la cage de Fabrice. Le chien et le geôlier
devaient coucher dans l'intervalle de trois pieds ménagé entre les dalles de
pierre du sol primitif de la chambre et le plancher en bois sur lequel le
prisonnier ne pouvait faire un pas sans être entendu.
Or, à l'arrivée de Fabrice, la chambre de l'Obéissance passive se
trouvait occupée par une centaine de rats énormes qui prirent la fuite dans
tous les sens. Le chien, sorte d'épagneul croisé avec un fox anglais, n'était
point beau, mais en revanche, il se montra fort alerte. On l'avait attaché sur
le pavé en dalles de pierre au-dessous du plancher de la chambre de bois; mais
lorsqu'il sentit passer les rats tout près de lui il fit des efforts si
extraordinaires qu'il parvint à retirer la tête de son collier; alors advint
cette bataille admirable et dont le tapage réveilla Fabrice lancé dans les
rêveries des moins tristes. Les rats qui avaient pu se sauver du premier coup
de dent, se réfugiant dans la chambre de bois, le chien monta après eux les six
marches qui conduisaient du pavé en pierre à la cabane de Fabrice. Alors
commença un tapage bien autrement épouvantable: la cabane était ébranlée
jusqu'en ses fondements. Fabrice riait comme un fou et pleurait à force de
rire: le geôlier Grillo, non moins riant, avait fermé la porte; le chien,
courant après les rats, n'était gêné par aucun meuble, car la chambre était
absolument nue; il n'y avait pour gêner les bonds du chien chasseur qu'un poêle
de fer dans un coin. Quand le chien eut triomphé de tous ses ennemis, Fabrice
l'appela, le caressa, réussit à lui plaire: Si jamais celui-ci me voit sautant
par-dessus quelque mur, se dit-il, il n'aboiera pas. Mais cette politique
raffinée était une prétention de sa part: dans la situation d'esprit où il
était, il trouvait son bonheur à jouer avec ce chien. Par une bizarrerie à
laquelle il ne réfléchissait point, une secrète joie régnait au fond de son
âme.
Après qu'il se fut bien essoufflé à courir avec le chien:
-- Comment vous appelez-vous, dit Fabrice au geôlier.
-- Grillo, pour servir Votre Excellence dans tout ce qui est permis par le
règlement.
-- Eh bien! mon cher Grillo, un nommé Giletti a voulu m'assassiner au milieu
d'un grand chemin, je me suis défendu et l'ai tué; je le tuerais encore si
c'était à faire: mais je n'en veux pas moins mener joyeuse vie, tant que je
serai votre hôte. Sollicitez l'autorisation de vos chefs et allez demander du
linge au palais Sanseverina; de plus, achetez-moi force nébieu d'Asti.
C'est un assez bon vin mousseux qu'on fabrique en Piémont dans la patrie
d'Alfieri et qui est fort estimé surtout de la classe d'amateurs à laquelle
appartiennent les geôliers. Huit ou dix de ces messieurs étaient occupés à
transporter dans la chambre de bois de Fabrice quelques meubles antiques et
fort dorés que l'on enlevait au premier étage dans l'appartement du prince;
tous recueillirent religieusement dans leur pensée le mot en faveur du vin
d'Asti. Quoi qu'on pût faire, l'établissement de Fabrice pour cette première
nuit fut pitoyable; mais il n'eut l'air choqué que de l'absence d'une bouteille
de bon nébieu. -- Celui-là a l'air d'un bon enfant... dirent les
geôliers en s'en allant... et il n'y a qu'une chose à désirer, c'est que nos
messieurs lui laissent passer de l'argent.
Quand il fut seul et un peu remis de tout ce tapage: Est-il possible que ce
soit là la prison, se dit Fabrice en regardant cet immense horizon de Trévise
au mont Viso, la chaîne si étendue des Alpes, les pics couverts de neige, les
étoiles, etc., et une première nuit en prison encore! Je conçois que Clélia
Conti se plaise dans cette solitude aérienne; on est ici à mille lieues
au-dessus des petitesses et des méchancetés qui nous occupent là-bas. Si ces
oiseaux qui sont là sous ma fenêtre lui appartiennent, je la verrai...
Rougira-t-elle en m'apercevant? Ce fut en discutant cette grande question que
le prisonnier trouva le sommeil à une heure fort avancée de la nuit.
Dès le lendemain de cette nuit, la première passée en prison, et durant
laquelle il ne s'impatienta pas une seule fois, Fabrice fut réduit à faire la
conversation avec Fox le chien anglais; Grillo le geôlier lui faisait bien
toujours des yeux fort aimables, mais un ordre nouveau le rendait muet, et il
n'apportait ni linge ni nébieu.
Verrai-je Clélia? se dit Fabrice en s'éveillant. Mais ces oiseaux sont-ils à
elle? Les oiseaux commençaient à jeter des petits cris et à chanter, et à cette
élévation c'était le seul bruit qui s'entendît dans les airs. Ce fut une
sensation pleine de nouveauté et de plaisir pour Fabrice que ce vaste silence
qui régnait à cette hauteur: il écoutait avec ravissement les petits
gazouillements interrompus et si vifs par lesquels ses voisins les oiseaux
saluaient le jour. S'ils lui appartiennent, elle paraîtra un instant dans cette
chambre, là sous ma fenêtre; et tout en examinant les immenses chaînes des
Alpes, vis-à-vis le premier étage desquelles la citadelle de Parme semblait
s'élever comme un ouvrage avancé, ses regards revenaient à chaque instant aux
magnifiques cages de citronnier et de bois d'acajou qui, garnies de fils dorés,
s'élevaient au milieu de la chambre fort claire, servant de volière. Ce que
Fabrice n'apprit que plus tard, c'est que cette chambre était la seule du
second étage du palais qui eût de l'ombre de onze heures à quatre; elle était abritée
par la tour Farnèse.
Quel ne va pas être mon chagrin, se dit Fabrice, si au lieu de cette
physionomie céleste et pensive que j'attends et qui rougira peut-être un peu si
elle m'aperçoit, je vois arriver la grosse figure de quelque femme de chambre
bien commune, chargée par procuration de soigner les oiseaux! Mais si je vois
Clélia, daignera-t- elle m'apercevoir? Ma foi, il faut faire des indiscrétions
pour être remarqué; ma situation doit avoir quelques privilèges; d'ailleurs
nous sommes tous deux seuls ici et si loin du monde! Je suis un prisonnier,
apparemment ce que le général Conti et les autres misérables de cette espèce
appellent un de leurs subordonnés... Mais elle a tant d'esprit, ou pour mieux
dire tant d'âme, comme le suppose le comte, que peut-être à ce qu'il dit,
méprise-t-elle le métier de son père; de là viendrait sa mélancolie! Noble
cause de tristesse! Mais après tout, je ne suis point précisément un étranger
pour elle. Avec quelle grâce pleine de modestie elle m'a salué hier soir! Je me
souviens fort bien que lors de notre rencontre près de Côme je lui dis: Un jour
je viendrai voir vos beaux tableaux de Parme, vous souviendrez-vous de ce nom:
Fabrice del Dongo? L'aura-t-elle oublié? elle était si jeune alors!
Mais à propos, se dit Fabrice étonné en interrompant tout à coup le cours de
ses pensées, j'oublie d'être en colère! Serais-je un de ces grands courages
comme l'antiquité en a montré quelques exemples au monde? Suis-je un héros sans
m'en douter? Comment! moi qui avais tant de peur de la prison, j'y suis, et je
ne me souviens pas d'être triste! c'est bien le cas de dire que la peur a été
cent fois pire que le mal. Quoi! j'ai besoin de me raisonner pour être affligé
de cette prison, qui, comme le dit Blanès, peut durer dix ans comme dix mois?
Serait-ce l'étonnement de tout ce nouvel établissement qui me distrait de la
peine que je devrais éprouver? Peut-être que cette bonne humeur indépendante de
ma volonté et peu raisonnable cessera tout à coup, peut-être en un instant je
tomberai dans le noir malheur que je devrais éprouver.
Dans tous les cas, il est bien étonnant d'être en prison et de devoir se
raisonner pour être triste! Ma foi, j'en reviens à ma supposition, peut-être
que j'ai un grand caractère.
Les rêveries de Fabrice furent interrompues par le menuisier de la citadelle,
lequel venait prendre mesure d'abat-jour pour ses fenêtres; c'était la
première fois que cette prison servait, et l'on avait oublié de la compléter en
cette partie essentielle.
Ainsi, se dit Fabrice, je vais être privé de cette vue sublime, et il cherchait
à s'attrister de cette privation.
-- Mais quoi! s'écria-t-il tout à coup parlant au menuisier je ne verrai plus
ces jolis oiseaux?
-- Ah! les oiseaux de mademoiselle! qu'elle aime tant! dit cet homme avec l'air
de la bonté; cachés, éclipsés, anéantis comme tout le reste.
Parler était défendu au menuisier tout aussi strictement qu'aux geôliers, mais
cet homme avait pitié de la jeunesse du prisonnier: il lui apprit que ces
abat-jour énormes, placés sur l'appui des deux fenêtres, et s'éloignant du mur
tout en s'élevant, ne devaient laisser aux détenus que la vue du ciel. On fait
cela pour la morale, lui dit-il, afin d'augmenter une tristesse salutaire et
l'envie de se corriger dans l'âme des prisonniers; le général, ajouta le
menuisier, a aussi inventé de leur retirer les vitres, et de les faire
remplacer à leurs fenêtres par du papier huilé.
Fabrice aima beaucoup le tour épigrammatique de cette conversation, fort rare
en Italie.
-- Je voudrais bien avoir un oiseau pour me désennuyer, je les aime à la folie;
achetez-en un de la femme de chambre de mademoiselle Clélia Conti.
-- Quoi! vous la connaissez, s'écria le menuisier, que vous dites si bien son
nom?
-- Qui n'a pas ouï parler de cette beauté si célèbre? Mais j'ai eu l'honneur de
la rencontrer plusieurs fois à la cour.
-- La pauvre demoiselle s'ennuie bien ici, ajouta le menuisier; elle passe sa
vie là avec ses oiseaux. Ce matin elle vient de faire acheter de beaux orangers
que l'on a placés par son ordre à la porte de la tour sous votre fenêtre; sans
la corniche vous pourriez les voir. Il y avait dans cette réponse des mots bien
précieux pour Fabrice, il trouva une façon obligeante de donner quelque argent
au menuisier.
-- Je fais deux fautes à la fois, lui dit cet homme, je parle à Votre
Excellence et je reçois de l'argent. Après demain, en revenant pour les
abat-jour, j'aurai un oiseau dans ma poche, et si je ne suis pas seul, je ferai
semblant de le laisser envoler; si je puis même, je vous apporterai un livre de
prières: vous devez bien souffrir de ne pas pouvoir dire vos offices.
Ainsi, se dit Fabrice, dès qu'il fut seul, ces oiseaux sont à elle, mais dans
deux jours je ne les verrai plus! A cette pensée, ses regards prirent une
teinte de malheur. Mais enfin, à son inexprimable joie, après une si longue
attente et tant de regards, vers midi Clélia vint soigner ses oiseaux. Fabrice
resta immobile et sans respiration, il était debout contre les énormes barreaux
de sa fenêtre et fort près. Il remarqua qu'elle ne levait pas les yeux sur lui,
mais ses mouvements avaient l'air gêné, comme ceux de quelqu'un qui se sent
regardé. Quand elle l'aurait voulu, la pauvre fille n'aurait pas pu oublier le
sourire si fin qu'elle avait vu errer sur les lèvres du prisonnier, la veille,
au moment où les gendarmes l'emmenaient du corps de garde.
Quoique, suivant toute apparence, elle veillât sur ses actions avec le plus
grand soin, au moment où elle s'approcha de la fenêtre de la volière, elle
rougit fort sensiblement. La première pensée de Fabrice, collé contre les
barreaux de fer de sa fenêtre, fut de se livrer à l'enfantillage de frapper un
peu avec la main sur ces barreaux, ce qui produirait un petit bruit; puis la
seule idée de ce manque de délicatesse lui fit horreur. Je mériterais que
pendant huit jours elle envoyât soigner ses oiseaux par sa femme de chambre.
Cette idée délicate ne lui fût point venue à Naples ou à Novare.
Il la suivait ardemment des yeux: Certainement, se disait-il, elle va s'en
aller sans daigner jeter un regard sur cette pauvre fenêtre, et, pourtant elle
est bien en face. Mais, en revenant du fond de la chambre que Fabrice grâce à
sa position plus élevée apercevait fort bien, Clélia ne put s'empêcher de le
regarder du haut de l'oeil, tout en marchant, et c'en fut assez pour que
Fabrice se crût autorisé à la saluer. Ne sommes-nous pas seuls au monde ici? se
dit-il pour s'en donner le courage. Sur ce salut, la jeune fille resta immobile
et baissa les yeux; puis Fabrice les lui vit relever fort lentement; et
évidemment, en faisant effort sur elle-même, elle salua le prisonnier avec le
mouvement le plus grave et le plus distant mais elle ne put imposer
silence à ses yeux; sans qu'elle le sût probablement, ils exprimèrent un
instant la pitié la plus vive. Fabrice remarqua qu'elle rougissait tellement
que la teinte rose s'étendait rapidement jusque sur le haut des épaules, dont
la chaleur venait d'éloigner, en arrivant à la volière, un châle de dentelle
noire. Le regard involontaire par lequel Fabrice répondit à son salut redoubla
le trouble de la jeune fille. Que cette pauvre femme serait heureuse, se
disait-elle en pensant à la duchesse, si un instant seulement elle pouvait le
voir comme je le vois!
Fabrice avait eu quelque léger espoir de la saluer de nouveau à son départ;
mais, pour éviter cette nouvelle politesse, Clélia fit une savante retraite par
échelons, de cage en cage, comme si, en finissant, elle eût dû soigner les
oiseaux placés le plus près de la porte. Elle sortit enfin; Fabrice restait immobile
à regarder la porte par laquelle elle venait de disparaître; il était un autre
homme.
Dès ce moment l'unique objet de ses pensées fut de savoir comment il pourrait
parvenir à continuer de la voir, même quand on aurait posé cet horrible
abat-jour devant la fenêtre qui donnait sur le palais du gouverneur.
La veille au soir, avant de se coucher, il s'était imposé l'ennui fort long de
cacher la meilleure partie de l'or qu'il avait, dans plusieurs des trous de
rats qui ornaient sa chambre de bois. Il faut, ce soir, que je cache ma montre.
N'ai-je pas entendu dire qu'avec de la patience et un ressort de montre ébréché
on peut couper le bois et même le fer? Je pourrai donc scier cet abat-jour. Ce
travail de cacher la montre, qui dura deux grandes heures, ne lui sembla point
long; il songeait aux différents moyens de parvenir à son but, et à ce qu'il
savait faire en travaux de menuiserie. Si je sais m'y prendre, se disait-il, je
pourrai couper bien carrément un compartiment de la planche de chêne qui formera
l'abat-jour, vers la partie qui reposera sur l'appui de la fenêtre; j'ôterai et
je remettrai ce morceau suivant les circonstances; je donnerai tout ce que je
possède à Grillo afin qu'il veuille bien ne pas s'apercevoir de ce petit
manège. Tout le bonheur de Fabrice était désormais attaché à la possibilité
d'exécuter ce travail, et il ne songeait à rien autre. Si je parviens seulement
à la voir, je suis heureux... Non pas, se dit-il; il faut aussi qu'elle voie
que je la vois. Pendant toute la nuit, il eut la tête remplie d'inventions de
menuiserie, et ne songea peut-être pas une seule fois à la cour de Parme, à la
colère du prince, etc., etc. Nous avouerons qu'il ne songea pas davantage à la
douleur dans laquelle la duchesse devait être plongée. Il attendait avec
impatience le lendemain, mais le menuisier ne reparut plus: apparemment qu'il
passait pour libéral dans la prison; on eut soin d'en envoyer un autre à mine
rébarbative, lequel ne répondit jamais que par un grognement de mauvais augure
à toutes les choses agréables que l'esprit de Fabrice cherchait à lui adresser.
Quelques-unes des nombreuses tentatives de la duchesse pour lier une
correspondance avec Fabrice avaient été dépistées par les nombreux agents de la
marquise Raversi, et, par elle, le général Fabio Conti était journellement
averti, effrayé, piqué d'amour-propre. Toutes les huit heures, six soldats de
garde se relevaient dans la grande salle aux cent colonnes du rez-de-chaussée;
de plus, le gouverneur établit un geôlier de garde à chacune des trois portes
de fer successives du corridor, et le pauvre Grillo, le seul qui vît le
prisonnier, fut condamné à ne sortir de la tour Farnèse que tous les huit
jours, ce dont il se montra fort contrarié. Il fit sentir son humeur à Fabrice
qui eut le bon esprit de ne répondre que par ces mots: Force nébieu d'Asti,
mon ami, et il lui donna de l'argent.
-- Eh bien! même cela, qui nous console de tous les maux, s'écria Grillo
indigné, d'une voix à peine assez élevée pour être entendu du prisonnier, on
nous défend de le recevoir et je devrais le refuser, mais je le prends; du
reste, argent perdu; je ne puis rien vous dire sur rien. Allez, il faut que
vous soyez joliment coupable, toute la citadelle est sens dessus dessous à
cause de vous; les belles menées de madame la duchesse ont déjà fait renvoyer
trois d'entre nous.
L'abat-jour sera-t-il prêt avant midi? Telle fut la grande question qui fit
battre le coeur de Fabrice pendant toute cette longue matinée; il comptait tous
les quarts d'heure qui sonnaient à l'horloge de la citadelle. Enfin, comme les
trois quarts après onze heures sonnaient, l'abat-jour n'était pas encore
arrivé; Clélia reparut donnant des soins à ses oiseaux. La cruelle nécessité
avait fait faire de si grands pas à l'audace de Fabrice, et le danger de ne
plus la voir lui semblait tellement au- dessus de tout, qu'il osa, en regardant
Clélia, faire avec le doigt le geste de scier l'abat-jour; il est vrai
qu'aussitôt après avoir aperçu ce geste si séditieux en prison, elle salua à
demi, et se retira.
Hé quoi! se dit Fabrice étonné, serait-elle assez déraisonnable pour voir une
familiarité ridicule dans un geste dicté par la plus impérieuse nécessité? Je
voulais la prier de daigner toujours, en soignant ses oiseaux, regarder
quelquefois la fenêtre de la prison, même quand elle la trouvera masquée par un
énorme volet de bois; je voulais lui indiquer que je ferai tout ce qui est
humainement possible pour parvenir à la voir. Grand Dieu! est-ce qu'elle ne
viendra pas demain à cause de ce geste indiscret? Cette crainte, qui troubla le
sommeil de Fabrice, se vérifia complètement; le lendemain Clélia n'avait pas
paru à trois heures, quand on acheva de poser devant les fenêtres de Fabrice
les deux énormes abat-jour; les diverses pièces en avaient été élevées, à partir
de l'esplanade de la grosse tour, au moyen de cordes et de poulies attachées
par-dehors aux barreaux de fer des fenêtres. Il est vrai que, cachée derrière
une persienne de son appartement, Clélia avait suivi avec angoisse tous les
mouvements des ouvriers; elle avait fort bien vu la mortelle inquiétude de
Fabrice, mais n'en avait pas moins eu le courage de tenir la promesse qu'elle
s'était faite.
Clélia était une petite sectaire de libéralisme; dans sa première jeunesse elle
avait pris au sérieux tous les propos de libéralisme qu'elle entendait dans la
société de son père, lequel ne songeait qu'à se faire une position; elle était
partie de là pour prendre en mépris et presque en horreur le caractère flexible
du courtisan: de là son antipathie pour le mariage. Depuis l'arrivée de
Fabrice, elle était bourrelée de remords: Voilà, se disait-elle, que mon
indigne coeur se met du parti des gens qui veulent trahir mon père! il ose me
faire le geste de scier une porte!... Mais, se dit- elle aussitôt l'âme navrée,
toute la ville parle de sa mort prochaine! Demain peut être le jour fatal! avec
les monstres qui nous gouvernent, quelle chose au monde n'est pas possible!
Quelle douceur, quelle sérénité héroïque dans ces yeux qui peut-être vont se
fermer! Dieu! quelles ne doivent pas être les angoisses de la duchesse! aussi
on la dit tout à fait au désespoir. Moi j'irais poignarder le prince, comme
l'héroïque Charlotte Corday.
Pendant toute cette troisième journée de sa prison Fabrice fut outré de colère,
mais uniquement de ne pas avoir vu reparaître Clélia. Colère pour colère,
j'aurais dû lui dire que je l'aimais, s'écriait-il; car il en était arrivé à
cette découverte. Non, ce n'est point par grandeur d'âme que je ne songe pas à
la prison et que je fais mentir la prophétie de Blanès, tant d'honneur ne
m'appartient point. Malgré moi je songe à ce regard de douce pitié que Clélia
laissa tomber sur moi lorsque les gendarmes m'emmenaient du corps de garde; ce
regard a effacé toute ma vie passée. Qui m'eût dit que je trouverais des yeux
si doux en un tel lieu! et au moment où j'avais les regards salis par la
physionomie de Barbone et par celle de M. le général gouverneur.
Le ciel parut au milieu de ces êtres vils. Et comment faire pour ne pas aimer
la beauté et chercher à la revoir? Non, ce n'est point par grandeur d'âme que
je suis indifférent à toutes les petites vexations dont la prison m'accable.
L'imagination de Fabrice, parcourant rapidement toutes les possibilités, arriva
à celle d'être mis en liberté. Sans doute l'amitié de la duchesse fera des
miracles pour moi. Eh bien! je ne la remercierais de la liberté que du bout des
lèvres; ces lieux ne sont point de ceux où l'on revient! une fois hors de
prison, séparés de sociétés comme nous le sommes, je ne reverrais presque
jamais Clélia! Et, dans le fait, quel mal me fait la prison? Si Clélia daignait
ne pas m'accabler de sa colère, qu'aurais-je à demander au ciel?
Le soir de ce jour où il n'avait pas vu sa jolie voisine, il eut une grande
idée: avec la croix de fer du chapelet que l'on distribue à tous les
prisonniers à leur entrée en prison, il commença, et avec succès, à percer
l'abat-jour. C'est peut-être une imprudence, se dit-il avant de commencer. Les
menuisiers n'ont-ils pas dit devant moi que, dès demain, ils seront remplacés
par les ouvriers peintres? Que diront ceux-ci s'ils trouvent l'abat-jour de la
fenêtre percé? Mais si je ne commets cette imprudence, demain je ne puis la
voir. Quoi! par ma faute je resterais un jour sans la voir! et encore quand
elle m'a quitté fâchée! L'imprudence de Fabrice fut récompensée; après quinze
heures de travail, il vit Clélia, et, par excès de bonheur, comme elle ne
croyait point être aperçue de lui, elle resta longtemps immobile et le regard
fixé sur cet immense abat-jour; il eut tout le temps de lire dans ses yeux les
signes de la pitié la plus tendre. Sur la fin de la visite elle négligeait même
évidemment les soins à donner à ses oiseaux, pour rester des minutes entières
immobile à contempler la fenêtre. Son âme était profondément troublée; elle
songeait à la duchesse dont l'extrême malheur lui avait inspiré tant de pitié,
et cependant elle commençait à la haïr. Elle ne comprenait rien à la profonde
mélancolie qui s'emparait de son caractère, elle avait de l'humeur contre elle-même.
Deux ou trois fois, pendant le cours de cette visite, Fabrice eut l'impatience
de chercher à ébranler l'abat-jour; il lui semblait qu'il n'était pas heureux
tant qu'il ne pouvait pas témoigner à Clélia qu'il la voyait. Cependant, se
disait-il, si elle savait que je l'aperçois avec autant de facilité, timide et
réservée comme elle l'est, sans doute elle se déroberait à mes regards.
Il fut bien plus heureux le lendemain (de quelles misères l'amour ne fait-il
pas son bonheur!): pendant qu'elle regardait tristement l'immense abat-jour, il
parvint à faire passer un petit morceau de fil de fer par l'ouverture que la
croix de fer avait pratiquée, et il lui fit des signes qu'elle comprit
évidemment, du moins dans ce sens qu'ils voulaient dire: je suis là et je vous
vois.
Fabrice eut du malheur les jours suivants. Il voulait enlever à l'abat-jour
colossal un morceau de planche grand comme la main, que l'on pourrait remettre
à volonté et qui lui permettrait de voir et d'être vu, c'est-à-dire de parler,
par signes du moins, de ce qui se passait dans son âme; mais il se trouva que
le bruit de la petite scie fort imparfaite qu'il avait fabriquée avec le
ressort de sa montre ébréché par la croix, inquiétait Grillo qui venait passer
de longues heures dans sa chambre. Il crut remarquer, il est vrai, que la
sévérité de Clélia semblait diminuer à mesure qu'augmentaient les difficultés
matérielles qui s'opposaient à toute correspondance; Fabrice observa fort bien
qu'elle n'affectait plus de baisser les yeux ou de regarder les oiseaux quand
il essayait de lui donner signe de présence à l'aide de son chétif morceau de
fil de fer; il avait le plaisir de voir qu'elle ne manquait jamais à paraître
dans la volière au moment précis où onze heures trois quarts sonnaient, et il eut
presque la présomption de se croire la cause de cette exactitude si ponctuelle.
Pourquoi? cette idée ne semble pas raisonnable; mais l'amour observe des
nuances invisibles à l'oeil indifférent, et en tire des conséquences infinies.
Par exemple, depuis que Clélia ne voyait plus le prisonnier, presque
immédiatement en entrant dans la volière, elle levait les yeux vers sa fenêtre.
C'était dans ces journées funèbres où personne dans Parme ne doutait que
Fabrice ne fût bientôt mis à mort: lui seul l'ignorait; mais cette affreuse
idée ne quittait plus Clélia, et comment se serait-elle fait des reproches du
trop d'intérêt qu'elle portait à Fabrice? il allait périr! et pour la cause de
la liberté! car il était trop absurde de mettre à mort un del Dongo pour un coup
d'épée à un histrion. Il est vrai que cet aimable jeune homme était attaché à
une autre femme! Clélia était profondément malheureuse, et sans s'avouer bien
précisément le genre d'intérêt qu'elle prenait à son sort: Certes, se
disait-elle, si on le conduit à la mort, je m'enfuirai dans un couvent, et de
la vie je ne reparaîtrai dans cette société de la cour, elle me fait horreur.
Assassins polis!
Le huitième jour de la prison de Fabrice, elle eut un bien grand sujet de
honte: elle regardait fixement, et absorbée dans ses tristes pensées,
l'abat-jour qui cachait la fenêtre du prisonnier; ce jour-là il n'avait encore
donné aucun signe de présence: tout à coup un petit morceau d'abat-jour, plus
grand que la main, fut retiré par lui; il la regarda d'un air gai, et elle vit
ses yeux qui la saluaient. Elle ne put soutenir cette épreuve inattendue, elle
se retourna rapidement vers ses oiseaux et se mit à les soigner; mais elle
tremblait au point qu'elle versait l'eau qu'elle leur distribuait, et Fabrice
pouvait voir parfaitement son émotion; elle ne put supporter cette situation,
et prit le parti de se sauver en courant.
Ce moment fut le plus beau de la vie de Fabrice, sans aucune comparaison. Avec
quels transports il eût refusé la liberté, si on la lui eût offerte en cet
instant!
Le lendemain fut le jour de grand désespoir de la duchesse. Tout le monde
tenait pour sûr dans la ville que c'en était fait de Fabrice; Clélia n'eut pas
le triste courage de lui montrer une dureté qui n'était pas dans son coeur,
elle passa une heure et demie à la volière, regarda tous ses signes, et souvent
lui répondit, au moins par l'expression de l'intérêt le plus vif et le plus
sincère; elle le quittait des instants pour lui cacher ses larmes. Sa
coquetterie de femme sentait bien vivement l'imperfection du langage employé:
si l'on se fût parlé, de combien de façons différentes n'eût-elle pas pu
chercher à deviner quelle était précisément la nature des sentiments que
Fabrice avait pour la duchesse! Clélia ne pouvait presque plus se faire
d'illusion, elle avait de la haine pour Mme Sanseverina.
Une nuit Fabrice vint à penser un peu sérieusement à sa tante: il fut étonné,
il eut peine à reconnaître son image, le souvenir qu'il conservait d'elle avait
totalement changé; pour lui, à cette heure, elle avait cinquante ans.
-- Grand Dieu! s'écria-t-il avec enthousiasme, que je fus bien inspiré de ne
pas lui dire que je l'aimais! II en était au point de ne presque plus pouvoir
comprendre comment il l'avait trouvée si jolie. Sous ce rapport, la petite
Marietta lui faisait une impression de changement moins sensible: c'est que
jamais il ne s'était figuré que son âme fût de quelque chose dans l'amour pour
la Marietta, tandis que souvent il avait cru que son âme tout entière
appartenait à la duchesse. La duchesse d'A... et la Marietta lui faisaient
l'effet maintenant de deux jeunes colombes dont tout le charme serait dans la
faiblesse et dans l'innocence, tandis que l'image sublime de Clélia Conti, en
s'emparant de toute son âme, allait jusqu'à lui donner de la terreur. Il
sentait trop bien que l'éternel bonheur de sa vie allait le forcer de compter
avec la fille du gouverneur, et qu'il était en son pouvoir de faire de lui le
plus malheureux des hommes. Chaque jour il craignait mortellement de voir se terminer
tout à coup, par un caprice sans appel de sa volonté, cette sorte de vie
singulière et délicieuse qu'il trouvait auprès d'elle; toutefois, elle avait
déjà rempli de félicité les deux premiers mois de sa prison. C'était le temps
où, deux fois la semaine, le général Fabio Conti disait au prince: Je puis
donner ma parole d'honneur à Votre Altesse que le prisonnier del Dongo ne parle
à âme qui vive, et passe sa vie dans l'accablement du plus profond désespoir,
ou à dormir.
Clélia venait deux ou trois fois le jour voir ses oiseaux, quelquefois pour des
instants: si Fabrice ne l'eût pas tant aimée, il eût bien vu qu'il était aimé;
mais il avait des doutes mortels à cet égard. Clélia avait fait placer un piano
dans la volière. Tout en frappant les touches, pour que le son de l'instrument
pût rendre compte de sa présence et occupât les sentinelles qui se promenaient
sous ses fenêtres, elle répondait des yeux aux questions de Fabrice. Sur un
seul sujet elle ne faisait jamais de réponse, et même dans les grandes
occasions, prenait la fuite, et quelquefois disparaissait pour une journée
entière; c'était lorsque les signes de Fabrice indiquaient des sentiments dont
il était trop difficile de ne pas comprendre l'aveu: elle était inexorable sur
ce point.
Ainsi, quoique étroitement resserré dans une assez petite cage, Fabrice avait
une vie fort occupée; elle était employée tout entière à chercher la solution
de ce problème si important: M'aime-t-elle? Le résultat de milliers
d'observations sans cesse renouvelées, mais aussi sans cesse mises en doute,
était ceci: Tous ses gestes volontaires disent non, mais ce qui est
involontaire dans le mouvement de ses yeux semble avouer qu'elle prend de
l'amitié pour moi.
Clélia espérait bien ne jamais arriver à un aveu, et c'est pour éloigner ce
péril qu'elle avait repoussé, avec une colère excessive, une prière que Fabrice
lui avait adressée plusieurs fois. La misère des ressources employées par le
pauvre prisonnier aurait dû, ce semble, inspirer à Clélia plus de pitié. Il voulait
correspondre avec elle au moyen de caractères qu'il traçait sur sa main avec un
morceau de charbon dont il avait fait la précieuse découverte dans son poêle;
il aurait formé les mots lettre à lettre, successivement. Cette invention eût
doublé les moyens de conversation en ce qu'elle eût permis de dire des choses
précises. Sa fenêtre était éloignée de celle de Clélia d'environ vingt-cinq
pieds; il eût été trop chanceux de se parler par-dessus la tête des sentinelles
se promenant devant le palais du gouverneur. Fabrice doutait d'être aimé; s'il
eût eu quelque expérience de l'amour, il ne lui fût pas resté de doutes: mais
jamais femme n'avait occupé son coeur; il n'avait, du reste, aucun soupçon d'un
secret qui l'eût mis au désespoir s'il l'eût connu; il était grandement
question du mariage de Clélia Conti avec le marquis Crescenzi, l'homme le plus
riche de la cour.
Livre Second - Chapitre XIX.
L'ambition du général Fabio Conti, exaltée jusqu'à la folie par les embarras
qui venaient se placer au milieu de la carrière du premier ministre Mosca, et
qui semblaient annoncer sa chute, l'avait porté à faire des scènes violentes à
sa fille; il lui répétait sans cesse, et avec colère, qu'elle cassait le cou à
sa fortune si elle ne se déterminait enfin à faire un choix; à vingt ans passés
il était temps de prendre un parti; cet état d'isolement cruel, dans lequel son
obstination déraisonnable plongeait le général, devait cesser à la fin, etc.,
etc.
C'était d'abord pour se soustraire à ces accès d'humeur de tous les instants
que Clélia s'était réfugiée dans la volière; on n'y pouvait arriver que par un
petit escalier de bois fort incommode, et dont la goutte faisait un obstacle
sérieux pour le gouverneur.
Depuis quelques semaines, l'âme de Clélia était tellement agitée, elle savait
si peu elle-même ce qu'elle devait désirer, que, sans donner précisément une
parole à son père, elle s'était presque laissé engager. Dans un de ses accès de
colère, le général s'était écrié qu'il saurait bien l'envoyer s'ennuyer dans le
couvent le plus triste de Parme, et que, là, il la laisserait se morfondre
jusqu'à ce qu'elle daignât faire un choix.
-- Vous savez que notre maison, quoique fort ancienne, ne réunit pas six mille
livres de rente, tandis que la fortune du marquis Crescenzi s'élève à plus de
cent mille écus par an. Tout le monde à la cour s'accorde à lui reconnaître le
caractère le plus doux; jamais il n'a donné de sujet de plainte à personne; il
est fort bel homme, jeune, fort bien vu du prince, et je dis qu'il faut être folle
à lier pour repousser ses hommages. Si ce refus était le premier, je pourrais
peut-être le supporter; mais voici cinq ou six partis, et des premiers de la
cour, que vous refusez, comme une petite sotte que vous êtes. Et que
deviendriez-vous, je vous prie, si j'étais mis à la demi-solde? quel triomphe
pour mes ennemis, si l'on me voyait logé dans quelque second étage, moi dont il
a été si souvent question pour le ministre! Non, morbleu! voici assez de temps
que ma bonté me fait jouer le rôle d'un Cassandre. Vous allez me fournir
quelque objection valable contre ce pauvre marquis Crescenzi, qui a la bonté
d'être amoureux de vous, de vouloir vous épouser sans dot, et de vous assigner
un douaire de trente mille livres de rente, avec lequel du moins je pourrai me
loger; vous allez me parler raisonnablement, ou, morbleu! vous l'épousez dans
deux mois!...
Un seul mot de tout ce discours avait frappé Clélia, c'était la menace d'être
mise au couvent, et par conséquent éloignée de la citadelle, et au moment
encore où la vie de Fabrice semblait ne tenir qu'à un fil, car il ne se passait
pas de mois que le bruit de sa mort prochaine ne courût de nouveau à la ville
et à la cour. Quelque raisonnement qu'elle se fît, elle ne put se déterminer à
courir cette chance: Etre séparée de Fabrice, et au moment où elle tremblait
pour sa vie! c'était à ses yeux le plus grand des maux, c'en était du moins le
plus immédiat.
Ce n'est pas que, même en n'étant pas éloignée de Fabrice, son coeur trouvât la
perspective du bonheur; elle le croyait aimé de la duchesse, et son âme était
déchirée par une jalousie mortelle. Sans cesse elle songeait aux avantages de
cette femme si généralement admirée. L'extrême réserve qu'elle s'imposait
envers Fabrice, le langage des signes dans lequel elle l'avait confiné, de peur
de tomber dans quelque indiscrétion, tout semblait se réunir pour lui ôter les
moyens d'arriver à quelque éclaircissement sur sa manière d'être avec la
duchesse. Ainsi, chaque jour, elle sentait plus cruellement l'affreux malheur d'avoir
une rivale dans le coeur de Fabrice, et chaque jour elle osait moins s'exposer
au danger de lui donner l'occasion de dire toute la vérité sur ce qui se
passait dans ce coeur. Mais quel charme cependant de l'entendre faire l'aveu de
ses sentiments vrais! quel bonheur pour Clélia de pouvoir éclaircir les
soupçons affreux qui empoisonnaient sa vie!
Fabrice était léger; à Naples, il avait la réputation de changer assez
facilement de maîtresse. Malgré toute la réserve imposée au rôle d'une
demoiselle, depuis qu'elle était chanoinesse et qu'elle allait à la cour,
Clélia, sans interroger jamais, mais en écoutant avec attention, avait appris à
connaître la réputation que s'étaient faite les jeunes gens qui avaient
successivement recherché sa main; eh bien! Fabrice, comparé à tous ces jeunes
gens, était celui qui portait le plus de légèreté dans ses relations de coeur.
Il était en prison, il s'ennuyait, il faisait la cour à l'unique femme à
laquelle il pût parler; quoi de plus simple? quoi même de plus commun?
et c'était ce qui désolait Clélia. Quand même, par une révélation complète,
elle eût appris que Fabrice n'aimait plus la duchesse, quelle confiance
pouvait-elle avoir dans ses paroles? quand même elle eût cru à la sincérité de
ses discours, quelle confiance eût-elle pu avoir dans la durée de ses
sentiments? Et enfin, pour achever de porter le désespoir dans son coeur,
Fabrice n'était-il pas déjà fort avancé dans la carrière ecclésiastique?
n'était-il pas à la veille de se lier par des voeux éternels? Les plus grandes
dignités ne l'attendaient- elles pas dans ce genre de vie? S'il me restait la
moindre lueur de bon sens, se disait la malheureuse Clélia, ne devrais-je pas
prendre la fuite? ne devrais-je pas supplier mon père de m'enfermer dans
quelque couvent fort éloigné? Et pour comble de misère, c'est précisément la
crainte d'être éloignée de la citadelle et renfermée dans un couvent qui dirige
toute ma conduite! C'est cette crainte qui me force à dissimuler, qui m'oblige
au hideux et déshonorant mensonge de feindre d'accepter les soins et les
attentions publiques du marquis Crescenzi.
Le caractère de Clélia était profondément raisonnable; en toute sa vie elle
n'avait pas eu à se reprocher une démarche inconsidérée, et sa conduite en
cette occurrence était le comble de la déraison: on peut juger de ses
souffrances!... Elles étaient d'autant plus cruelles qu'elle ne se faisait
aucune illusion. Elle s'attachait à un homme qui était éperdument aimé de la
plus belle femme de la cour, d'une femme qui, à tant de titres, était
supérieure à elle Clélia! Et cet homme même, eût-il été libre, n'était pas
capable d'un attachement sérieux, tandis qu'elle, comme elle le sentait trop
bien, n'aurait jamais qu'un seul attachement dans la vie.
C'était donc le coeur agité des plus affreux remords que tous les jours Clélia
venait à la volière: portée en ce lieu comme malgré elle, son inquiétude
changeait d'objet et devenait moins cruelle, les remords disparaissaient pour
quelques instants; elle épiait, avec des battements de coeur indicibles, les
moments où Fabrice pouvait ouvrir la sorte de vasistas par lui pratiqué dans
l'immense abat- jour qui masquait sa fenêtre. Souvent la présence du geôlier
Grillo dans sa chambre l'empêchait de s'entretenir par signes avec son amie.
Un soir, sur les onze heures, Fabrice entendit des bruits de la nature la plus
étrange dans la citadelle: de nuit, en se couchant sur la fenêtre et sortant la
tête hors du vasistas, il parvenait à distinguer les bruits un peu forts qu'on
faisait dans le grand escalier, dit des trois cents marches, lequel
conduisait de la première cour dans l'intérieur de la tour ronde, à l'esplanade
en pierre sur laquelle on avait construit le palais du gouverneur et la prison
Farnèse où il se trouvait.
Vers le milieu de son développement, à cent quatre-vingts marches d'élévation,
cet escalier passait du côté méridional d'une vaste cour, au côté du nord; là
se trouvait un pont en fer fort léger et fort étroit, au milieu duquel était
établi un portier. On relevait cet homme toutes les six heures, et il était
obligé de se lever et d'effacer le corps pour que l'on pût passer sur le pont
qu'il gardait, et par lequel seul on pouvait parvenir au palais du gouverneur
et à la tour Farnèse. Il suffisait de donner deux tours à un ressort, dont le
gouverneur portait la clef sur lui, pour précipiter ce pont de fer dans la
cour, à une profondeur de plus de cent pieds; cette simple précaution prise,
comme il n'y avait pas d'autre escalier dans toute la citadelle, et que tous
les soirs à minuit un adjudant rapportait chez le gouverneur, et dans un
cabinet auquel on entrait par sa chambre, les cordes de tous les puits, il
restait complètement inaccessible dans son palais, et il eût été également
impossible à qui que ce fût d'arriver à la tour Farnèse. C'est ce que Fabrice
avait parfaitement bien remarqué le jour de son entrée à la citadelle, et ce
que Grillo, qui comme tous les geôliers aimait à vanter sa prison, lui avait
plusieurs fois expliqué: ainsi il n'avait guère d'espoir de se sauver. Cependant
il se souvenait d'une maxime de l'abbé Blanès: «L'amant songe plus souvent à
arriver à sa maîtresse que le mari à garder sa femme; le prisonnier songe plus
souvent à se sauver, que le geôlier à fermer sa porte; donc, quels que soient
les obstacles, l'amant et le prisonnier doivent réussir. »
Ce soir-là Fabrice entendait fort distinctement un grand nombre d'hommes passer
sur le pont en fer, dit le pont de l'esclave, parce que jadis un esclave
dalmate avait réussi à se sauver, en précipitant le gardien du pont dans la
cour.
On vient faire ici un enlèvement, on va peut-être me mener pendre; mais il peut
y avoir du désordre, il s'agit d'en profiter. Il avait pris ses armes, il
retirait déjà de l'or de quelques-unes de ses cachettes, lorsque tout à coup il
s'arrêta.
-- L'homme est un plaisant animal, s'écria-t-il, il faut en convenir! Que
dirait un spectateur invisible qui verrait mes préparatifs? Est-ce que par
hasard je veux me sauver? Que deviendrais-je le lendemain du jour où je serais
de retour à Parme? est-ce que je ne ferais pas tout au monde pour revenir
auprès de Clélia? S'il y a du désordre, profitons-en pour me glisser dans le
palais du gouverneur; peut-être je pourrai parler à Clélia, peut-être autorisé
par le désordre j'oserai lui baiser la main. Le général Conti, fort défiant de
sa nature, et non moins vaniteux, fait garder son palais par cinq sentinelles,
une à chaque angle du bâtiment, et une cinquième à la porte d'entrée, mais par
bonheur la nuit est fort noire. A pas de loup, Fabrice alla vérifier ce que
faisaient le geôlier Grillo et son chien: le geôlier était profondément endormi
dans une peau de boeuf suspendue au plancher par quatre cordes, et entourée
d'un filet grossier; le chien Fox ouvrit les yeux, se leva, et s'avança
doucement vers Fabrice pour le caresser.
Notre prisonnier remonta légèrement les six marches qui conduisaient à sa
cabane de bois; le bruit devenait tellement fort au pied de la tour Farnèse, et
précisément devant la porte, qu'il pensa que Grillo pourrait bien se réveiller.
Fabrice, chargé de toutes ses armes, prêt à agir, se croyait réservé cette
nuit-là aux grandes aventures, quand tout à coup il entendit commencer la plus
belle symphonie du monde: c'était une sérénade que l'on donnait au général ou à
sa fille. Il tomba dans un accès de rire fou: Et moi qui songeais déjà à donner
des coups de dague! comme si une sérénade n'était pas une chose infiniment plus
ordinaire qu'un enlèvement nécessitant la présence de quatre-vingts personnes
dans une prison ou qu'une révolte! La musique était excellente et parut
délicieuse à Fabrice, dont l'âme n'avait eu aucune distraction depuis tant de
semaines; elle lui fit verser de bien douces larmes; dans son ravissement, il
adressait les discours les plus irrésistibles à la belle Clélia. Mais le
lendemain, à midi, il la trouva d'une mélancolie tellement sombre, elle était
si pâle, elle dirigeait sur lui des regards où il lisait quelquefois tant de
colère, qu'il ne se sentit pas assez autorisé pour lui adresser une question
sur la sérénade; il craignit d'être impoli.
Clélia avait grandement raison d'être triste, c'était une sérénade que lui
donnait le marquis Crescenzi; une démarche aussi publique était en quelque
sorte l'annonce officielle du mariage. Jusqu'au jour même de la sérénade, et
jusqu'à neuf heures du soir, Clélia avait fait la plus belle résistance, mais
elle avait eu la faiblesse de céder à la menace d'être envoyée immédiatement au
couvent, qui lui avait été faite par son père.
Quoi! je ne le verrais plus! s'était-elle dit en pleurant. C'est en vain que sa
raison avait ajouté: Je ne le verrais plus cet être qui fera mon malheur de
toutes les façons, je ne verrais plus cet amant de la duchesse, je ne verrais
plus cet homme léger qui a eu dix maîtresses connues à Naples, et les a toutes
trahies; je ne verrais plus ce jeune ambitieux qui, s'il survit à la sentence
qui pèse sur lui, va s'engager dans les ordres sacrés! Ce serait un crime pour
moi de le regarder encore lorsqu'il sera hors de cette citadelle, et son
inconstance naturelle m'en épargnera la tentation; car, que suis-je pour lui?
un prétexte pour passer moins ennuyeusement quelques heures de chacune de ses
journées de prison. Au milieu de toutes ces injures, Clélia vint à se souvenir
du sourire avec lequel il regardait les gendarmes qui l'entouraient lorsqu'il
sortait du bureau d'écrou pour monter à la tour Farnèse. Les larmes inondèrent
ses yeux: Cher ami, que ne ferais-je pas pour toi! Tu me perdras, je le sais,
tel est mon destin; je me perds moi-même d'une manière atroce en assistant ce
soir à cette affreuse sérénade mais demain, à midi, je reverrai tes yeux!
Ce fut précisément le lendemain de ce jour où Clélia avait fait de si grands
sacrifices au jeune prisonnier qu'elle aimait d'une passion si vive; ce fut le
lendemain de ce jour où, voyant tous ses défauts, elle lui avait sacrifié sa
vie, que Fabrice fut désespéré de sa froideur. Si même en n'employant que le
langage si imparfait des signes il eût fait la moindre violence à l'âme de
Clélia, probablement elle n'eût pu retenir ses larmes, et Fabrice eût obtenu
l'aveu de tout ce qu'elle sentait pour lui, mais il manquait d'audace, il avait
une trop mortelle crainte d'offenser Clélia, elle pouvait le punir d'une peine
trop sévère. En d'autres termes, Fabrice n'avait aucune expérience du genre
d'émotion que donne une femme que l'on aime; c'était une sensation qu'il
n'avait jamais éprouvée, même dans sa plus faible nuance. Il lui fallut huit
jours, après celui de la sérénade, pour se remettre avec Clélia sur le pied accoutumé
de bonne amitié. La pauvre fille s'armait de sévérité, mourant de crainte de se
trahir, et il semblait à Fabrice que chaque jour il était moins bien avec elle.
Un jour, et il y avait alors près de trois mois que Fabrice était en prison
sans avoir eu aucune communication quelconque avec le dehors, et pourtant sans
se trouver malheureux; Grillo était resté fort tard le matin dans sa chambre;
Fabrice ne savait comment le renvoyer, il était au désespoir; enfin midi et
demi avait déjà sonné lorsqu'il put ouvrir les deux petites trappes d'un pied
de haut qu'il avait pratiquées à l'abat-jour fatal.
Clélia était debout à la fenêtre de la volière, les yeux fixés sur celle de
Fabrice; ses traits contractés exprimaient le plus violent désespoir. A peine
vit-elle Fabrice, qu'elle lui fit signe que tout était perdu: elle se précipita
à son piano et, feignant de chanter un récitatif de l'opéra alors à la mode,
elle lui dit, en phrases interrompues par le désespoir et par la crainte d'être
comprise par les sentinelles qui se promenaient sous la fenêtre.
«Grand Dieu! vous êtes encore en vie? Que ma reconnaissance est grande envers
le Ciel! Barbone, ce geôlier dont vous punîtes l'insolence le jour de votre
entrée ici, avait disparu, il n'était plus dans la citadelle; avant-hier soir
il est rentré, et depuis hier j'ai lieu de croire qu'il cherche à vous
empoisonner. Il vient rôder dans la cuisine particulière du palais qui fournit
vos repas. Je ne sais rien de sûr, mais ma femme de chambre croit que cette
figure atroce ne vient dans les cuisines du palais que dans le dessein de vous
ôter la vie. Je mourais d'inquiétude ne vous voyant point paraître, je vous
croyais mort. Abstenez-vous de tout aliment jusqu'à nouvel avis, je vais faire
l'impossible pour vous faire parvenir quelque peu de chocolat. Dans tous les
cas, ce soir à neuf heures, si la bonté du Ciel veut que vous ayez un fil, ou
que vous puissiez former un ruban avec votre linge, laissez-le descendre de
votre fenêtre sur les orangers, j'y attacherai une corde que vous retirerez à
vous, et à l'aide de cette corde je vous ferai passer du pain et du chocolat. »
Fabrice avait conservé comme un trésor le morceau de charbon qu'il avait trouvé
dans le poêle de sa chambre: il se hâta de profiter de l'émotion de Clélia, et d'écrire
sur sa main une suite de lettres dont l'apparition successive formait ces mots:
«Je vous aime, et la vie ne m'est précieuse que parce que je vous vois; surtout
envoyez-moi du papier et un crayon. »
Ainsi que Fabrice l'avait espéré, l'extrême terreur qu'il lisait dans les
traits de Clélia empêcha la jeune fille de rompre l'entretien après ce mot si
hardi, je vous aime; elle se contenta de témoigner beaucoup d'humeur. Fabrice
eut l'esprit d'ajouter: Par le grand vent qu'il fait aujourd'hui, je n'entends
que fort imparfaitement les avis que vous daignez me donner en chantant, le son
du piano couvre la voix. Qu'est-ce que c'est, par exemple, que ce poison dont
vous me parlez?
A ce mot, la terreur de la jeune fille reparut tout entière; elle se mit à la
hâte à tracer de grandes lettres à l'encre sur les pages d'un livre qu'elle
déchira, et Fabrice fut transporté de joie en voyant enfin établi, après trois
mois de soins, ce moyen de correspondance qu'il avait si vainement sollicité.
Il n'eut garde d'abandonner la petite ruse qui lui avait si bien réussi, il
aspirait à écrire des lettres, et feignait à chaque instant de ne pas bien
saisir les mots dont Clélia exposait successivement à ses yeux toutes les
lettres.
Elle fut obligée de quitter la volière pour courir auprès de son père; elle
craignait par-dessus tout qu'il ne vînt l'y chercher; son génie soupçonneux
n'eût point été content du grand voisinage de la fenêtre de cette volière et de
l'abat-jour qui masquait celle du prisonnier. Clélia elle-même avait eu l'idée
quelques moments auparavant, lorsque la non-apparition de Fabrice la plongeait
dans une si mortelle inquiétude, que l'on pourrait jeter une petite pierre
enveloppée d'un morceau de papier vers la partie supérieure de cet abat-jour;
si le hasard voulait qu'en cet instant le geôlier chargé de la garde de Fabrice
ne se trouvât pas dans sa chambre, c'était un moyen de correspondance certain.
Notre prisonnier se hâta de construire une sorte de ruban avec du linge; et le
soir, un peu après neuf heures, il entendit fort bien de petits coups frappés
sur les caisses des orangers qui se trouvaient sous sa fenêtre; il laissa
glisser son ruban qui lui ramena une petite corde fort longue, à l'aide de
laquelle il retira d'abord une provision de chocolat, et ensuite, à son
inexprimable satisfaction, un rouleau de papier et un crayon. Ce fut en vain
qu'il tendit la corde ensuite, il ne reçut plus rien; apparemment que les
sentinelles s'étaient rapprochées des orangers. Mais il était ivre de joie. Il
se hâta d'écrire une lettre infinie à Clélia: à peine fut-elle terminée qu'il
l'attacha à sa corde et la descendit. Pendant plus de trois heures il attendit
vainement qu'on vînt la prendre, et plusieurs fois la retira pour y faire des
changements. Si Clélia ne voit pas ma lettre ce soir, se disait-il, tandis
qu'elle est encore émue par ses idées de poison, peut-être demain matin
rejettera-t-elle bien loin l'idée de recevoir une lettre.
Le fait est que Clélia n'avait pu se dispenser de descendre à la ville avec son
père: Fabrice en eut presque l'idée en entendant, vers minuit et demi rentrer
la voiture du général; il connaissait le pas des chevaux. Quelle ne fut pas sa
joie lorsque, quelques minutes après avoir entendu le général traverser
l'esplanade et les sentinelles lui présenter les armes, il sentit s'agiter la
corde qu'il n'avait cessé de tenir autour du bras! On attachait un grand poids
à cette corde, deux petites secousses lui donnèrent le signal de la retirer. Il
eut assez de peine à faire passer au poids qu'il ramenait une corniche
extrêmement saillante qui se trouvait sous sa fenêtre.
Cet objet qu'il avait eu tant de peine à faire remonter, c'était une carafe
remplie d'eau et enveloppée dans un châle. Ce fut avec délices que ce pauvre
jeune homme, qui vivait depuis si longtemps dans une solitude si complète,
couvrit ce châle de ses baisers. Mais il faut renoncer à peindre son émotion
lorsque enfin, après tant de jours d'espérance vaine, il découvrit un petit
morceau de papier qui était attaché au châle par une épingle.
«Ne buvez que de cette eau, vivez avec du chocolat; demain je ferai tout au
monde pour vous faire parvenir du pain, je le marquerai de tous les côtés avec
de petites croix tracées à l'encre. C'est affreux à dire, mais il faut que vous
le sachiez, peut-être Barbone est-il chargé de vous empoisonner. Comment n'avez
vous pas senti que le sujet que vous traitez dans votre lettre au crayon est
fait pour me déplaire? Aussi je ne vous écrirais pas sans le danger extrême qui
vous menace. Je viens de voir la duchesse, elle se porte bien ainsi que le
comte, mais elle est fort maigrie; ne m'écrivez plus sur ce sujet:
voudriez-vous me fâcher? »
Ce fut un grand effort de vertu chez Clélia que d'écrire l'avant-dernière ligne
de ce billet. Tout le monde prétendait, dans la société de la cour, que Mme
Sanseverina prenait beaucoup d'amitié pour le comte Baldi, ce si bel homme,
l'ancien ami de la marquise Raversi. Ce qu'il y avait de sûr, c'est qu'il
s'était brouillé de la façon la plus scandaleuse avec cette marquise qui,
pendant six ans, lui avait servi de mère et l'avait établi dans le monde.
Clélia avait été obligée de recommencer ce petit mot écrit à la hâte, parce que
dans la première rédaction il perçait quelque chose des nouvelles amours que la
malignité publique supposait à la duchesse.
-- Quelle bassesse à moi! s'était-elle écriée: dire du mal à Fabrice de la
femme qu'il aime!...
Le lendemain matin, longtemps avant le jour, Grillo entra dans la chambre de
Fabrice, y déposa un assez lourd paquet, et disparut sans mot dire. Ce paquet
contenait un pain assez gros, garni de tous les côtés de petites croix tracées
à la plume: Fabrice les couvrit de baisers: il était amoureux. A côté du pain
se trouvait un rouleau recouvert d'un grand nombre de doubles de papier; il
renfermait six mille francs en sequins; enfin, Fabrice trouva un beau bréviaire
tout neuf: une main qu'il commençait à connaître avait tracé ces mots à la
marge:
«Le poison! Prendre garde à l'eau, au vin, à tout; vivre de chocolat,
tâcher de faire manger par le chien le dîner auquel on ne touchera pas; il ne
faut pas paraître méfiant, l'ennemi chercherait un autre moyen. Pas
d'étourderie, au nom de Dieu! pas de légèreté! »
Fabrice se hâta d'enlever ces caractères chéris qui pouvaient compromettre Clélia,
et de déchirer un grand nombre de feuillets du bréviaire, à l'aide desquels il
fit plusieurs alphabets; chaque lettre était proprement tracée avec du charbon
écrasé délayé dans du vin. Ces alphabets se trouvèrent secs lorsqu'à onze
heures trois quarts Clélia parut à deux pas en arrière de la fenêtre de la
volière. La grande affaire maintenant, se dit Fabrice, c'est qu'elle consente à
en faire usage. Mais, par bonheur, il se trouva qu'elle avait beaucoup de
choses à dire au jeune prisonnier sur la tentative d'empoisonnement: un chien
des filles de service était mort pour avoir mangé un plat qui lui était
destiné. Clélia, bien loin de faire des objections contre l'usage des
alphabets, en avait préparé un magnifique avec de l'encre. La conversation suivie
par ce moyen, assez incommode dans les premiers moments, ne dura pas moins
d'une heure et demie, c'est-à-dire tout le temps que Clélia put rester à la
volière. Deux ou trois fois, Fabrice se permettant des choses défendues, elle
ne répondit pas, et alla pendant un instant donner à ses oiseaux les soins
nécessaires.
Fabrice avait obtenu que, le soir, en lui envoyant de l'eau, elle lui ferait
parvenir un des alphabets tracés par elle avec de l'encre, et qui se voyait
beaucoup mieux. Il ne manqua pas d'écrire une fort longue lettre dans laquelle
il eut soin de ne point placer de choses tendres, du moins d'une façon qui pût
offenser. Ce moyen lui réussit; sa lettre fut acceptée.
Le lendemain, dans la conversation par les alphabets, Clélia ne lui fit pas de
reproches; elle lui apprit que le danger du poison diminuait; le Barbone avait
été attaqué et presque assommé par les gens qui faisaient la cour aux filles de
cuisine du palais du gouverneur, probablement il n'oserait plus reparaître dans
les cuisines. Clélia lui avoua que, pour lui, elle avait osé voler du
contre-poison à son père; elle le lui envoyait: l'essentiel était de repousser
à l'instant tout aliment auquel on trouverait une saveur extraordinaire.
Clélia avait fait beaucoup de questions à don Cesare, sans pouvoir découvrir
d'où provenaient les six cents sequins reçus par Fabrice; dans tous les cas,
c'était un signe excellent; la sévérité diminuait.
Cet épisode du poison avança infiniment les affaires de notre prisonnier;
toutefois jamais il ne put obtenir le moindre aveu qui ressemblât à de l'amour,
mais il avait le bonheur de vivre de la manière la plus intime avec Clélia.
Tous les matins, et souvent les soirs, il y avait une longue conversation avec
les alphabets; chaque soir, à neuf heures, Clélia acceptait une longue lettre,
et quelquefois y répondait par quelques mots; elle lui envoyait le journal et
quelques livres; enfin, Grillo avait été amadoué au point d'apporter à Fabrice
du pain et du vin, qui lui étaient remis journellement par la femme de chambre
de Clélia. Le geôlier Grillo en avait conclu que le gouverneur n'était pas
d'accord avec les gens qui avaient chargé Barbone d'empoisonner le jeune
Monsignore, et il en était fort aise, ainsi que tous ses camarades, car un
proverbe s'était établi dans la prison: il suffit de regarder en face
monsignore del Dongo pour qu'il vous donne de l'argent.
Fabrice était devenu fort pâle; le manque absolu d'exercice nuisait à sa santé;
à cela près, jamais il n'avait été aussi heureux. Le ton de la conversation
était intime, et quelquefois fort gai, entre Clélia et lui. Les seuls moments
de la vie de Clélia qui ne fussent pas assiégés de prévisions funestes et de
remords étaient ceux qu'elle passait à s'entretenir avec lui. Un jour elle eut
l'imprudence de lui dire:
-- J'admire votre délicatesse; comme je suis la fille du gouverneur, vous ne me
parlez jamais du désir de recouvrer la liberté!
-- C'est que je me garde bien d'avoir un désir aussi absurde, lui répondit
Fabrice; une fois de retour à Parme, comment vous reverrais-je? et la vie me
serait désormais insupportable si je ne pouvais vous dire tout ce que je
pense... non, pas précisément tout ce que je pense, vous y mettez bon ordre;
mais enfin, malgré votre méchanceté, vivre sans vous voir tous les jours serait
pour moi un bien autre supplice que cette prison! de la vie je ne fus aussi
heureux!... N'est-il pas plaisant de voir que le bonheur m'attendait en prison?
-- Il y a bien des choses à dire sur cet article répondit Clélia d'un air qui
devint tout à coup excessivement sérieux et presque sinistre.
-- Comment! s'écria Fabrice fort alarmé, serais-je exposé à perdre cette place
si petite que j'ai pu gagner dans votre coeur, et qui fait ma seule joie en ce
monde?
-- Oui, lui dit-elle, j'ai tout lieu de croire que vous manquez de probité
envers moi, quoique passant d'ailleurs dans le monde pour fort galant homme;
mais je ne veux pas traiter ce sujet aujourd'hui.
Cette ouverture singulière jeta beaucoup d'embarras dans leur conversation, et
souvent l'un et l'autre eurent les larmes aux yeux.
Le fiscal général Rassi aspirait toujours à changer de nom; il était bien las
de celui qu'il s'était fait, et voulait devenir baron Riva. Le comte Mosca, de
son côté, travaillait, avec toute l'habileté dont il était capable, à fortifier
chez ce juge vendu la passion de la baronnie, comme il cherchait à redoubler
chez le prince la folle espérance de se faire roi constitutionnel de la
Lombardie. C'étaient les seuls moyens qu'il eût pu inventer de retarder la mort
de Fabrice.
Le prince disait à Rassi:
-- Quinze jours de désespoir et quinze jours d'espérance, c'est par ce régime
patiemment suivi que nous parviendrons à vaincre le caractère de cette femme
altière; c'est par ces alternatives de douceur et de dureté que l'on arrive à
dompter les chevaux les plus féroces. Appliquez le caustique ferme.
En effet, tous les quinze jours on voyait renaître dans Parme un nouveau bruit
annonçant la mort prochaine de Fabrice. Ces propos plongeaient la malheureuse
duchesse dans le dernier désespoir. Fidèle à la résolution de ne pas entraîner
le comte dans sa ruine, elle ne le voyait que deux fois par mois; mais elle
était punie de sa cruauté envers ce pauvre homme par les alternatives
continuelles de sombre désespoir où elle passait sa vie. En vain le comte
Mosca, surmontant la jalousie cruelle que lui inspiraient les assiduités du
comte Baldi, ce si bel homme, écrivait à la duchesse quand il ne pouvait la
voir, et lui donnait connaissance de tous les renseignements qu'il devait au zèle
du futur baron Riva, la duchesse aurait eu besoin, pour pouvoir résister aux
bruits atroces qui couraient sans cesse sur Fabrice de passer sa vie avec un
homme d'esprit et de coeur tel que Mosca; la nullité du Baldi, la laissant à
ses pensées, lui donnait une façon d'exister affreuse, et le comte ne pouvait
parvenir à lui communiquer ses raisons d'espérer.
Au moyen de divers prétextes assez ingénieux, ce ministre était parvenu à faire
consentir le prince à ce que l'on déposât dans un château ami, au centre même
de la Lombardie, dans les environs de Sarono, les archives de toutes les
intrigues fort compliquées au moyen desquelles Ranuce-Ernest IV nourrissait
l'espérance archifolle de se faire roi constitutionnel de ce beau pays.
Plus de vingt de ces pièces fort compromettantes étaient de la main du prince
ou signées par lui, et dans le cas où la vie de Fabrice serait sérieusement
menacée, le comte avait le projet d'annoncer à Son Altesse qu'il allait livrer
ces pièces à une grande puissance qui d'un mot pouvait l'anéantir.
Le comte Mosca se croyait sûr du futur baron Riva, il ne craignait que le
poison; la tentative de Barbone l'avait profondément alarmé, et à un tel point
qu'il s'était déterminé à hasarder une démarche folle en apparence. Un matin il
passa à la porte de la citadelle, et fit appeler le général Fabio Conti qui
descendit jusque sur le bastion au-dessus de la porte; là, se promenant
amicalement avec lui, il n'hésita pas à lui dire, après une petite préface
aigre-douce et convenable:
-- Si Fabrice périt d'une façon suspecte, cette mort pourra m'être attribuée,
je passerai pour un jaloux, ce serait pour moi un ridicule abominable et que je
suis résolu de ne pas accepter. Donc, et pour m'en laver, s'il périt de
maladie, je vous tuerai de ma main ; comptez là-dessus. Le général Fabio
Conti fit une réponse magnifique et parla de sa bravoure, mais le regard du
comte resta présent à sa pensée.
Peu de jours après, et comme s'il se fût concerté avec le comte, le fiscal
Rassi se permit une imprudence bien singulière chez un tel homme. Le mépris
public attaché à son nom qui servait de proverbe à la canaille, le rendait
malade depuis qu'il avait l'espoir fondé de pouvoir y échapper. Il adressa au
général Fabio Conti une copie officielle de la sentence qui condamnait Fabrice
à douze années de citadelle. D'après la loi, c'est ce qui aurait dû être fait
dès le lendemain même de l'entrée de Fabrice en prison; mais ce qui était inouï
à Parme, dans ce pays de mesures secrètes, c'est que la justice se permît une telle
démarche sans l'ordre exprès du souverain. En effet, comment nourrir l'espoir
de redoubler tous les quinze jours l'effroi de la duchesse, et de dompter ce
caractère altier, selon le mot du prince, une fois qu'une copie officielle de
la sentence était sortie de la chancellerie de justice? La veille du jour où le
général Fabio Conti reçut le pli officiel du fiscal Rassi, il apprit que le
commis Barbone avait été roué de coups en rentrant un peu tard à la citadelle;
il en conclut qu'il n'était plus question en certain lieu de se défaire de
Fabrice; et, par un trait de prudence qui sauva Rassi des suites immédiates de
sa folie, il ne parla point au prince, à la première audience qu'il en obtint,
de la copie officielle de la sentence du prisonnier à lui transmise. Le comte
avait découvert, heureusement pour la tranquillité de la pauvre duchesse, que
la tentative gauche de Barbone n'avait été qu'une velléité de vengeance
particulière, et il avait fait donner à ce commis l'avis dont on a parlé.
Fabrice fut bien agréablement surpris quand, après cent trente-cinq jours de
prison dans une cage assez étroite, le bon aumônier don Cesare vint le chercher
un jeudi pour le faire promener sur le donjon de la tour Farnèse: Fabrice n'y
eut pas été dix minutes que, surpris par le grand air, il se trouva mal.
Don Cesare prit prétexte de cet accident pour lui accorder une promenade d'une
demi-heure tous les jours. Ce fut une sottise; ces promenades fréquentes eurent
bientôt rendu à notre héros des forces dont il abusa.
Il y eut plusieurs sérénades; le ponctuel gouverneur ne les souffrait que parce
qu'elles engageaient avec le marquis Crescenzi sa fille Clélia, dont le
caractère lui faisait peur: il sentait vaguement qu'il n'y avait nul point de
contact entre elle et lui, et craignait toujours de sa part quelque coup de
tête. Elle pouvait s'enfuir au couvent, et il restait désarmé. Du reste, le
général craignait que toute cette musique, dont les sons pouvaient pénétrer
jusque dans les cachots les plus profonds, réservés aux plus noirs libéraux, ne
contînt des signaux. Les musiciens aussi lui donnaient de la jalousie par
eux-mêmes; aussi, à peine la sérénade terminée, on les enfermait à clef dans
les grandes salles basses du palais du gouverneur, qui de jour servaient de
bureaux pour l'état-major, et on ne leur ouvrait la porte que le lendemain
matin au grand jour. C'était le gouverneur lui- même qui, placé sur le pont de l'esclave,
les faisait fouiller en sa présence et leur rendait la liberté, non sans leur répéter
plusieurs fois qu'il ferait pendre à l'instant celui d'entre eux qui aurait
l'audace de se charger de la moindre commission pour quelque prisonnier. Et
l'on savait que dans sa peur de déplaire il était homme à tenir parole, de
façon que le marquis Crescenzi était obligé de payer triple ses musiciens fort
choqués de cette nuit à passer en prison.
Tout ce que la duchesse put obtenir et à grand-peine de la pusillanimité de
l'un de ces hommes, ce fut qu'il se chargerait d'une lettre pour la remettre au
gouverneur. La lettre était adressée à Fabrice; on y déplorait la fatalité qui
faisait que depuis plus de cinq mois qu'il était en prison, ses amis du dehors
n'avaient pu établir avec lui la moindre correspondance.
En entrant à la citadelle, le musicien gagné se jeta aux genoux du général
Fabio Conti, et lui avoua qu'un prêtre, à lui inconnu, avait tellement insisté
pour le charger d'une lettre adressée au sieur del Dongo, qu'il n'avait osé
refuser; mais, fidèle à son devoir, il se hâtait de la remettre entre les mains
de Son Excellence.
L'Excellence fut très flattée: elle connaissait les ressources dont la duchesse
disposait, et avait grand-peur d'être mystifié. Dans sa joie, le général alla
présenter cette lettre au prince, qui fut ravi.
-- Ainsi, la fermeté de mon administration est parvenue à me venger! Cette
femme hautaine souffre depuis cinq mois! Mais l'un de ces jours nous allons
faire préparer un échafaud, et sa folle imagination ne manquera pas de croire
qu'il est destiné au petit del Dongo.
Livre Second - Chapitre XX.
Une nuit, vers une heure du matin, Fabrice, couché sur sa fenêtre, avait passé
la tête par le guichet pratiqué dans l'abat-jour, et contemplait les étoiles et
l'immense horizon dont on jouit du haut de la tour Farnèse. Ses yeux, errant
dans la campagne du côté du bas Pô et de Ferrare, remarquèrent par hasard une
lumière excessivement petite, mais assez vive, qui semblait partir du haut
d'une tour. Cette lumière ne doit pas être aperçue de la plaine, se dit
Fabrice, l'épaisseur de la tour l'empêche d'être vue d'en bas; ce sera quelque
signal pour un point éloigné. Tout à coup il remarqua que cette lueur
paraissait et disparaissait à des intervalles fort rapprochés. C'est quelque
jeune fille qui parle à son amant du village voisin. Il compta neuf apparitions
successives: Ceci est un I, dit-il; en effet, l'I est la neuvième lettre de
l'alphabet. Il y eut ensuite, après un repos, quatorze apparitions: Ceci est un
N; puis, encore après un repos, une seule apparition: C'est un A; le mot est Ina.
Quelle ne fut pas sa joie et son étonnement, quand les apparitions successives,
toujours séparées par de petits repos, vinrent compléter les mots suivants:
INA PENSA A TE.
Evidemment: Gina pense à toi!
Il répondit à l'instant par des apparitions successives de sa lampe au vasistas
par lui pratiqué:
FABRICE T'AIME!
La correspondance continua jusqu'au jour. Cette nuit était la cent soixante-
treizième de sa captivité, et on lui apprit que depuis quatre mois on faisait
ces signaux toutes les nuits. Mais tout le monde pouvait les voir et les
comprendre; on commença dès cette première nuit à établir des abréviations:
trois apparitions se suivant très rapidement indiquaient la duchesse; quatre,
le prince; deux, le comte Mosca; deux apparitions rapides suivies de deux
lentes voulaient dire évasion. On convint de suivre à l'avenir l'ancien
alphabet alla Monaca, qui, afin de n'être pas deviné par des indiscrets,
change le numéro ordinaire des lettres, et leur en donne d'arbitraires; A, par
exemple, porte le numéro 10; le B, le numéro 3; c'est-à-dire que trois éclipses
successives de la lampe veulent dire B, dix éclipses successives, l'A, etc.; un
moment d'obscurité fait la séparation des mots. On prit rendez-vous pour le
lendemain à une heure après minuit, et le lendemain la duchesse vint à cette
tour qui était à un quart de lieue de la ville. Ses yeux se remplirent de
larmes en voyant les signaux faits par ce Fabrice qu'elle avait cru mort si
souvent. Elle lui dit elle-même par des apparitions de lampe: Je t'aime, bon
courage, santé, bon espoir! Exerce tes forces dans ta chambre, tu auras besoin
de la force de tes bras. Je ne l'ai pas vu, se disait la duchesse, depuis
le concert de la Fausta, lorsqu'il parut à la porte de mon salon habillé en
chasseur. Qui m'eût dit alors le sort qui nous attendait!
La duchesse fit faire des signaux qui annonçaient à Fabrice que bientôt il
serait délivré, GR¬CE A LA BONTE DU PRINCE (ces signaux pouvaient être
compris); puis elle revint à lui dire des tendresses; elle ne pouvait
s'arracher d'auprès de lui! Les seules représentations de Ludovic, qui, parce
qu'il avait été utile à Fabrice, était devenu son factotum, purent l'engager,
lorsque le jour allait déjà paraître, à discontinuer des signaux qui pouvaient
attirer les regards de quelque méchant. Cette annonce plusieurs fois répétée
d'une délivrance prochaine jeta Fabrice dans une profonde tristesse: Clélia, la
remarquant le lendemain, commit l'imprudence de lui en demander la causé.
-- Je me vois sur le point de donner un grave sujet de mécontentement à la
duchesse.
-- Et que peut-elle exiger de vous que vous lui refusiez? s'écria Clélia
transportée de la curiosité la plus vive.
-- Elle veut que je sorte d'ici, lui répondit-il, et c'est à quoi je ne
consentirai jamais.
Clélia ne put répondre, elle le regarda et fondit en larmes. S'il eût pu lui
adresser la parole de près, peut-être alors eût-il obtenu l'aveu de sentiments
dont l'incertitude le plongeait souvent dans un profond découragement; il
sentait vivement que la vie, sans l'amour de Clélia, ne pouvait être pour lui
qu'une suite de chagrins amers ou d'ennuis insupportables. Il lui semblait que
ce n'était plus la peine de vivre pour retrouver ces mêmes bonheurs qui lui
semblaient intéressants avant d'avoir connu l'amour, et quoique le suicide ne
soit pas encore à la mode en Italie, il y avait songé comme à une ressource, si
le destin le séparait de Clélia.
Le lendemain il reçut d'elle une fort longue lettre.
«Il faut, mon ami, que vous sachiez la vérité: bien souvent, depuis que vous
êtes ici, l'on a cru à Parme que votre dernier jour était arrivé. Il est vrai
que vous n'êtes condamné qu'à douze années de forteresse; mais il est, par
malheur, impossible de douter qu'une haine toute-puissante ne s'attache à vous
poursuivre, et vingt fois j'ai tremblé que le poison ne vînt mettre fin à vos
jours: saisissez donc tous les moyens possibles de sortir d'ici. Vous
voyez que pour vous je manque aux devoirs les plus saints; jugez de l'imminence
du danger par les choses que je me hasarde à vous dire et qui sont si déplacées
dans ma bouche. S'il le faut absolument, s'il n'est aucun autre moyen de salut,
fuyez. Chaque instant que vous passez dans cette forteresse peut mettre votre
vie dans le plus grand péril; songez qu'il est un parti à la cour que la
perspective d'un crime n'arrêta jamais dans ses desseins. Et ne voyez-vous pas
tous les projets de ce parti sans cesse déjoués par l'habileté supérieure du
comte Mosca? Or, on a trouvé un moyen certain de l'exiler de Parme, c'est le désespoir
de la duchesse; et n'est-on pas trop certain d'amener ce désespoir par la mort
d'un jeune prisonnier? Ce mot seul, qui est sans réponse, doit vous faire juger
de votre situation. Vous dites que vous avez de l'amitié pour moi: songez
d'abord que des obstacles insurmontables s'opposent à ce que ce sentiment
prenne jamais une certaine fixité entre nous. Nous nous serons rencontrés dans
notre jeunesse, nous nous serons tendu une main secourable dans une période
malheureuse; le destin m'aura placée en ce lieu de sévérité pour adoucir vos
peines, mais je me ferais des reproches éternels si des illusions, que rien
n'autorise et n'autorisera jamais, vous portaient à ne pas saisir toutes les
occasions possibles de soustraire votre vie à un si affreux péril. J'ai perdu
la paix de l'âme par la cruelle imprudence que j'ai commise en échangeant avec
vous quelques signes de bonne amitié. Si nos jeux d'enfant, avec des alphabets,
vous conduisent à des illusions si peu fondées et qui peuvent vous être si
fatales, ce serait en vain que pour me justifier je me rappellerais la
tentative de Barbone. Je vous aurais jeté moi-même dans un péril bien plus
affreux, bien plus certain, en croyant vous soustraire à un danger du moment;
et mes imprudences sont à jamais impardonnables si elles ont fait naître des
sentiments qui puissent vous porter à résister aux conseils de la duchesse.
Voyez ce que vous m'obligez à vous répéter; sauvez-vous, je vous l'ordonne... »
Cette lettre était fort longue; certains passages, tels que le je vous
l'ordonne, que nous venons de transcrire donnèrent des moments d'espoir
délicieux à l'amour de Fabrice. Il lui semblait que le fond des sentiments
était assez tendre, si les expressions étaient remarquablement prudentes. Dans
d'autres instants, il payait la peine de sa complète ignorance en ce genre de
guerre; il ne voyait que de la simple amitié, ou même de l'humanité fort
ordinaire, dans cette lettre de Clélia.
Au reste, tout ce qu'elle lui apprenait ne lui fit pas changer un instant de
dessein: en supposant que les périls qu'elle lui peignait fussent bien réels,
était-ce trop que d'acheter, par quelques dangers du moment le bonheur de la
voir tous les jours? Quelle vie mènerait-il quand il serait de nouveau réfugié
à Bologne ou à Florence? car, en se sauvant de la citadelle, il ne pouvait pas
même espérer la permission de vivre à Parme. Et même, quand le prince
changerait au point de le mettre en liberté (ce qui était si peu probable,
puisque lui, Fabrice, était devenu, pour une faction puissante, un moyen de
renverser le comte Mosca), quelle vie mènerait-il à Parme, séparé de Clélia par
toute la haine qui divisait les deux partis? Une ou deux fois par mois,
peut-être, le hasard les placerait dans les mêmes salons; mais, même alors,
quelle sorte de conversation pourrait-il avoir avec elle? Comment retrouver
cette intimité parfaite dont chaque jour maintenant il jouissait pendant
plusieurs heures? que serait la conversation de salon, comparée à celle qu'ils
faisaient avec des alphabets? Et, quand je devrais acheter cette vie de délices
et cette chance unique de bonheur par quelques petits dangers, où serait le
mal? Et ne serait-ce pas encore un bonheur que de trouver ainsi une faible
occasion de lui donner une preuve de mon amour?
Fabrice ne vit dans la lettre de Clélia que l'occasion de lui demander une
entrevue: c'était l'unique et constant objet de tous ses désirs; il ne lui
avait parlé qu'une fois, et encore un instant, au moment de son entrée en
prison, et il y avait alors de cela plus de deux cents jours.
Il se présentait un moyen facile de rencontrer Clélia: l'excellent abbé don
Cesare accordait à Fabrice une demi-heure de promenade sur la terrasse de la
tour Farnèse tous les jeudis, pendant le jour; mais les autres jours de la
semaine, cette promenade, qui pouvait être remarquée par tous les habitants de
Parme et des environs et compromettre gravement le gouverneur, n'avait lieu
qu'à la tombée de la nuit. Pour monter sur la terrasse de la tour Farnèse il
n'y avait d'autre escalier que celui du petit clocher dépendant de la chapelle
si lugubrement décorée en marbre noir et blanc, et dont le lecteur se souvient
peut-être. Grillo conduisait Fabrice à cette chapelle, il lui ouvrait le petit
escalier du clocher: son devoir eût été de l'y suivre, mais, comme les soirées
commençaient à être fraîches, le geôlier le laissait monter seul, l'enfermait à
clef dans ce clocher qui communiquait à la terrasse, et retournait se chauffer
dans sa chambre. Eh bien! un soir, Clélia ne pourrait-elle pas se trouver, escortée
par sa femme de chambre, dans la chapelle de marbre noir?
Toute la longue lettre par laquelle Fabrice répondait à celle de Clélia était
calculée pour obtenir cette entrevue. Du reste, il lui faisait confidence avec
une sincérité parfaite, et comme s'il se fût agi d'une autre personne, de
toutes les raisons qui le décidaient à ne pas quitter la citadelle.
Je m'exposerais chaque jour à la perspective de mille morts pour avoir le
bonheur de vous parler à l'aide de nos alphabets, qui maintenant ne nous arrêtent
pas un instant, et vous voulez que je fasse la duperie de m'exiler à Parme, ou
peut-être à Bologne ou même à Florence! Vous voulez que je marche pour
m'éloigner de vous! Sachez qu'un tel effort m'est impossible; c'est en vain que
je vous donnerais ma parole, je ne pourrais la tenir.
Le résultat de cette demande de rendez-vous fut une absence de Clélia, qui ne
dura pas moins de cinq jours; pendant cinq jours elle ne vint à la volière que
dans les instants où elle savait que Fabrice ne pouvait pas faire usage de la
petite ouverture pratiquée à l'abat-jour. Fabrice fut au désespoir; il conclut
de cette absence que, malgré certains regards qui lui avaient fait concevoir de
folles espérances, jamais il n'avait inspiré à Clélia d'autres sentiments que ceux
d'une simple amitié. En ce cas, se disait-il, que m'importe la vie? que le
prince me la fasse perdre, il sera le bienvenu; raison de plus pour ne pas
quitter la forteresse. Et c'était avec un profond sentiment de dégoût que,
toutes les nuits, il répondait aux signaux de la petite lampe. La duchesse le
crut tout à fait fou quand elle lut, sur le bulletin des signaux que Ludovic
lui apportait tous les matins, ces mots étranges: je ne veux pas me sauver;
je veux mourir ici!
Pendant ces cinq journées, si cruelles pour Fabrice, Clélia était plus
malheureuse que lui; elle avait eu cette idée, si poignante pour une âme
généreuse: mon devoir est de m'enfuir dans un couvent, loin de la citadelle;
quand Fabrice saura que je ne suis plus ici, et je le lui ferai dire par Grillo
et par tous les geôliers, alors il se déterminera à une tentative d'évasion.
Mais aller au couvent, c'était renoncer à jamais revoir Fabrice; et renoncer à
le voir quand il donnait une preuve si évidente que les sentiments qui avaient
pu autrefois le lier à la duchesse n'existaient plus maintenant! Quelle preuve
d'amour plus touchante un jeune homme pouvait-il donner? Après sept longs mois
de prison, qui avaient gravement altéré sa santé, il refusait de reprendre sa
liberté. Un être léger, tel que les discours des courtisans avaient dépeint
Fabrice aux yeux de Clélia, eût sacrifié vingt maîtresses pour sortir un jour
plus tôt de la citadelle; et que n'eût-il pas fait pour sortir d'une prison où
chaque jour le poison pouvait mettre fin à sa vie!
Clélia manqua de courage, elle commit la faute insigne de ne pas chercher un
refuge dans un couvent, ce qui en même temps lui eût donné un moyen tout
naturel de rompre avec le marquis Crescenzi. Une fois cette faute commise,
comment résister à ce jeune homme si aimable, si naturel, si tendre, qui
exposait sa vie à des périls affreux pour obtenir le simple bonheur de
l'apercevoir d'une fenêtre à l'autre? Après cinq jours de combats affreux,
entremêlés de moments de mépris pour elle-même, Clélia se détermina à répondre
à la lettre par laquelle Fabrice sollicitait le bonheur de lui parler dans la
chapelle de marbre noir. A la vérité elle refusait, et en termes assez durs;
mais de ce moment toute tranquillité fut perdue pour elle, à chaque instant son
imagination lui peignait Fabrice succombant aux atteintes du poison; elle
venait six ou huit fois par jour à la volière, elle éprouvait le besoin
passionné de s'assurer par ses yeux que Fabrice vivait.
S'il est encore à la forteresse, se disait-elle, s'il est exposé à toutes les
horreurs que la faction Raversi trame peut-être contre lui dans le but de
chasser le comte Mosca, c'est uniquement parce que j'ai eu la lâcheté de ne pas
m'enfuir au couvent! Quel prétexte pour rester ici une fois qu'il eût été
certain que je m'en étais éloignée à jamais?
Cette fille si timide à la fois et si hautaine en vint à courir la chance d'un
refus de la part du geôlier Grillo; bien plus, elle s'exposa à tous les
commentaires que cet homme pourrait se permettre sur la singularité de sa
conduite. Elle descendit à ce degré d'humiliation de le faire appeler, et de
lui dire d'une voix tremblante et qui trahissait tout son secret, que sous peu
de jours Fabrice allait obtenir sa liberté, que la duchesse Sanseverina se
livrait dans cet espoir aux démarches les plus actives, que souvent il était
nécessaire d'avoir à l'instant même la réponse du prisonnier à de certaines
propositions qui étaient faites, et qu'elle l'engageait, lui Grillo, à
permettre à Fabrice de pratiquer une ouverture dans l'abat-jour qui masquait sa
fenêtre, afin qu'elle pût lui communiquer par signes les avis qu'elle recevait
plusieurs fois la journée de Mme Sanseverina.
Grillo sourit et lui donna l'assurance de son respect et de son obéissance.
Clélia lui sut un gré infini de ce qu'il n'ajoutait aucune parole; il était
évident qu'il savait fort bien tout ce qui se passait depuis plusieurs mois.
A peine ce geôlier fut-il hors de chez elle que Clélia fit le signal dont elle
était convenue pour appeler Fabrice dans les grandes occasions; elle lui avoua
tout ce qu'elle venait de faire. Vous voulez périr par le poison,
ajouta-t-elle: j'espère avoir le courage un de ces jours de quitter mon père,
et de m'enfuir dans quelque couvent lointain; voilà l'obligation que je vous
aurai; alors j'espère que vous ne résisterez plus aux plans qui peuvent vous
être proposés pour vous tirer d'ici; tant que vous y êtes, j'ai des moments
affreux et déraisonnables; de la vie je n'ai contribué au malheur de personne,
et il me semble que je suis cause que vous mourrez. Une pareille idée que
j'aurais au sujet d'un parfait inconnu me mettrait au désespoir, jugez de ce
que j'éprouve quand je viens à me figurer qu'un ami, dont la déraison me donne
de graves sujets de plaintes, mais qu'enfin je vois tous les jours depuis si
longtemps, est en proie dans ce moment même aux douleurs de la mort.
Quelquefois je sens le besoin de savoir de vous-même que vous vivez.
C'est pour me soustraire à cette affreuse douleur que je viens de m'abaisser
jusqu'à demander une grâce à un subalterne qui pouvait me la refuser, et qui
peut encore me trahir. Au reste, je serais peut-être heureuse qu'il vînt me
dénoncer à mon père, à l'instant je partirais pour le couvent, je ne serais
plus la complice bien involontaire de vos cruelles folies. Mais, croyez-moi,
ceci ne peut durer longtemps, vous obéirez aux ordres de la duchesse. Etes-vous
satisfait, ami cruel? c'est moi qui vous sollicite de trahir mon père! Appelez
Grillo, et faites-lui un cadeau.
Fabrice était tellement amoureux, la plus simple expression de la volonté de
Clélia le plongeait dans une telle crainte, que même cette étrange
communication ne fut point pour lui la certitude d'être aimé. Il appela Grillo
auquel il paya généreusement les complaisances passées, et quant à l'avenir, il
lui dit que pour chaque jour qu'il lui permettrait de faire usage de
l'ouverture pratiquée dans l'abat-jour, il recevrait un sequin. Grillo fut
enchanté de ces conditions.
-- Je vais vous parler le coeur sur la main, monseigneur: voulez-vous vous
soumettre à manger votre dîner froid tous les jours? il est un moyen bien
simple d'éviter le poison. Mais je vous demande la plus profonde discrétion, un
geôlier doit tout voir et ne rien deviner, etc., etc. Au lieu d'un chien j'en
aurai plusieurs, et vous-même vous leur ferez goûter de tous les plats dont
vous aurez le projet de manger; quant au vin, je vous donnerai du mien, et vous
ne toucherez qu'aux bouteilles dont j'aurai bu. Mais si Votre Excellence veut
me perdre à jamais, il suffit qu'elle fasse confidence de ces détails même à
Mlle Clélia; les femmes sont toujours femmes; si demain elle se brouille avec
vous, après-demain, pour se venger, elle raconte toute cette invention à son
père, dont la plus douce joie serait d'avoir de quoi faire pendre un geôlier.
Après Barbone, c'est peut-être l'être le plus méchant de la forteresse, et
c'est là ce qui fait le vrai danger de votre position; il sait manier le
poison, soyez-en sûr, et il ne me pardonnerait pas cette idée d'avoir trois ou
quatre petits chiens.
Il y eut une nouvelle sérénade. Maintenant Grillo répondait à toutes les
questions de Fabrice; il s'était bien promis toutefois d'être prudent, et de ne
point trahir Mlle Clélia, qui, selon lui, tout en étant sur le point d'épouser
le marquis Crescenzi, l'homme le plus riche des états de Parme, n'en faisait
pas moins l'amour, autant que les murs de la prison le permettaient, avec
l'aimable monsignore del Dongo. Il répondait aux dernières questions de
celui-ci sur la sérénade, lorsqu'il eut l'étourderie d'ajouter: On pense qu'il
l'épousera bientôt. On peut juger de l'effet de ce simple mot sur Fabrice. La
nuit il ne répondit aux signaux de la lampe que pour annoncer qu'il était
malade. Le lendemain matin, dès les dix heures, Clélia ayant paru à la volière,
il lui demanda, avec un ton de politesse cérémonieuse bien nouveau entre eux,
pourquoi elle ne lui avait pas dit tout simplement qu'elle aimait le marquis
Crescenzi, et qu'elle était sur le point de l'épouser.
-- C'est que rien de tout cela n'est vrai, répondit Clélia avec impatience. Il
est véritable aussi que le reste de sa réponse fut moins net: Fabrice le lui
fit remarquer et profita de l'occasion pour renouveler la demande d'une
entrevue. Clélia, qui voyait sa bonne foi mise en doute l'accorda presque
aussitôt, tout en lui faisant observer qu'elle se déshonorait à jamais aux yeux
de Grillo. Le soir, quand la nuit fut faite, elle parut, accompagnée de sa
femme de chambre, dans la chapelle de marbre noir; elle s'arrêta au milieu, à
côté de la lampe de veille; la femme de chambre et Grillo retournèrent à trente
pas auprès de la porte. Clélia, toute tremblante, avait préparé un beau
discours: son but était de ne point faire d'aveu compromettant, mais la logique
de la passion est pressante; le profond intérêt qu'elle met à savoir la vérité
ne lui permet point de garder de vains ménagements, en même temps que l'extrême
dévouement qu'elle sent pour ce qu'elle aime lui ôte la crainte d'offenser.
Fabrice fut d'abord ébloui de la beauté de Clélia, depuis près de huit mois il
n'avait vu d'aussi près que des geôliers. Mais le nom du marquis Crescenzi lui
rendit toute sa fureur, elle augmenta quand il vit clairement que Clélia ne
répondait qu'avec des ménagements prudents; Clélia elle-même comprit qu'elle
augmentait les soupçons au lieu de les dissiper. Cette sensation fut trop
cruelle pour elle.
-- Serez-vous bien heureux, lui dit-elle avec une sorte de colère et les larmes
aux yeux, de m'avoir fait passer par-dessus tout ce que je me dois à moi-même?
Jusqu'au 3 août de l'année passée, je n'avais éprouvé que de l'éloignement pour
les hommes qui avaient cherché à me plaire. J'avais un mépris sans bornes et
probablement exagéré pour le caractère des courtisans, tout ce qui était
heureux à cette cour me déplaisait. Je trouvai au contraire des qualités
singulières à un prisonnier qui le 3 août fut amené dans cette citadelle.
J'éprouvai, d'abord sans m'en rendre compte tous les tourments de la jalousie.
Les grâces d'une femme charmante, et de moi bien connue, étaient des coups de
poignard pour mon coeur, parce que je croyais, et je crois encore un peu, que
ce prisonnier lui était attaché. Bientôt les persécutions du marquis Crescenzi,
qui avait demandé ma main, redoublèrent; il est fort riche et nous n'avons
aucune fortune; je les repoussais avec une grande liberté d'esprit, lorsque mon
père prononça le mot fatal de couvent; je compris que si je quittais la
citadelle je ne pourrais plus veiller sur la vie du prisonnier dont le sort
m'intéressait. Le chef-d'oeuvre de mes précautions avait été que jusqu'à ce
moment il ne se doutât en aucune façon des affreux dangers qui menaçaient sa
vie. Je m'étais bien promis de ne jamais trahir ni mon père ni mon secret; mais
cette femme d'une activité admirable, d'un esprit supérieur, d'une volonté
terrible, qui protège ce prisonnier, lui offrit, à ce que je suppose, des
moyens d'évasion, il les repoussa et voulut me persuader qu'il se refusait à
quitter la citadelle pour ne pas s'éloigner de moi. Alors je fis une grande
faute, je combattis pendant cinq jours, j'aurais dû à l'instant me réfugier au
couvent et quitter la forteresse: cette démarche m'offrait un moyen bien simple
de rompre avec le marquis Crescenzi. Je n'eus point le courage de quitter la
forteresse et je suis une fille perdue; je me suis attachée à un homme léger:
je sais quelle a été sa conduite à Naples; et quelle raison aurais-je de croire
qu'il aura changé de caractère? Enfermé dans une prison sévère, il a fait la
cour à la seule femme qu'il pût voir, elle a été une distraction pour son
ennui. Comme il ne pouvait lui parler qu'avec de certaines difficultés, cet
amusement a pris la fausse apparence d'une passion. Ce prisonnier s'étant fait
un nom dans le monde par son courage, il s'imagine prouver que son amour est
mieux qu'un simple goût passager, en s'exposant à d'assez grands périls pour
continuer à voir la personne qu'il croit aimer. Mais dès qu'il sera dans une
grande ville, entouré de nouveau des séductions de la société, il sera de
nouveau ce qu'il a toujours été, un homme du monde adonné aux dissipations, à
la galanterie, et sa pauvre compagne de prison finira ses jours dans un
couvent, oubliée de cet être léger, et avec le mortel regret de lui avoir fait
un aveu.
Ce discours historique, dont nous ne donnons que les principaux traits, fut
comme on le pense bien, vingt fois interrompu par Fabrice. Il était éperdument
amoureux, aussi il était parfaitement convaincu qu'il n'avait jamais aimé avant
d'avoir vu Clélia, et que la destinée de sa vie était de ne vivre que pour
elle.
Le lecteur se figure sans doute les belles choses qu'il disait, lorsque la
femme de chambre avertit sa maîtresse que onze heures et demie venaient de
sonner, et que le général pouvait rentrer à tout moment; la séparation fut
cruelle.
-- Je vous vois peut-être pour la dernière fois, dit Clélia au prisonnier: une
mesure qui est dans l'intérêt évident de la cabale Raversi peut vous fournir
une cruelle façon de prouver que vous n'êtes pas inconstant. Clélia quitta
Fabrice étouffée par ses sanglots, et mourant de honte de ne pouvoir les
dérober entièrement à sa femme de chambre ni surtout au geôlier Grillo. Une
seconde conversation n'était possible que lorsque le général annoncerait devoir
passer la soirée dans le monde; et comme depuis la prison de Fabrice, et
l'intérêt qu'elle inspirait à la curiosité du courtisan, il avait trouvé
prudent de se donner un accès de goutte presque continuel, ses courses à la
ville, soumises aux exigences d'une politique savante, ne se décidaient qu'au
moment de monter en voiture.
Depuis cette soirée dans la chapelle de marbre, la vie de Fabrice fut une suite
de transports de joie. De grands obstacles, il est vrai, semblaient encore
s'opposer à son bonheur; mais enfin il avait cette joie suprême et peu espérée
d'être aimé par l'être divin qui occupait toutes ses pensées.
La troisième journée après cette entrevue, les signaux de la lampe finirent de
fort bonne heure, à peu près sur le minuit; à l'instant où ils se terminaient,
Fabrice eut presque la tête cassée par une grosse balle de plomb qui, lancée
dans la partie supérieure de l'abat-jour de sa fenêtre, vint briser ses vitres
de papier et tomba dans sa chambre.
Cette fort grosse balle n'était point aussi pesante à beaucoup près que
l'annonçait son volume; Fabrice réussit facilement à l'ouvrir et trouva une
lettre de la duchesse. Par l'entremise de l'archevêque qu'elle flattait avec
soin, elle avait gagné un soldat de la garnison de la citadelle. Cet homme,
frondeur adroit, trompait les soldats placés en sentinelle aux angles et à la
porte du palais du gouverneur ou s'arrangeait avec eux.
«Il faut te sauver avec des cordes: je frémis en te donnant cet avis étrange,
j'hésite depuis plus de deux mois entiers à te dire cette parole; mais l'avenir
officiel se rembrunit chaque jour, et l'on peut s'attendre à ce qu'il y a de
pis. A propos, recommence à l'instant les signaux avec ta lampe, pour nous
prouver que tu as reçu cette lettre dangereuse; marque P, B et G à la monaca,
c'est-à-dire quatre, douze et deux; je ne respirerai pas jusqu'à ce que j'aie
vu ce signal; je suis à la tour, on répondra par N et O, sept et cinq. La
réponse reçue, ne fais plus aucun signal, et occupe-toi uniquement à comprendre
ma lettre. »
Fabrice se hâta d'obéir, et fit les signaux convenus qui furent suivis des
réponses annoncées, puis il continua la lecture de la lettre.
«On peut s'attendre à ce qu'il y a de pis; c'est ce que m'ont déclaré les trois
hommes dans lesquels j'ai le plus de confiance, après que je leur ai fait jurer
sur l'Evangile de me dire la vérité, quelque cruelle qu'elle pût être pour moi.
Le premier de ces hommes menaça le chirurgien dénonciateur à Ferrare de tomber
sur lui avec un couteau ouvert à la main; le second te dit à ton retour de
Belgirate, qu'il aurait été plus strictement prudent de donner un coup de
pistolet au valet de chambre qui arrivait en chantant dans le bois et
conduisant en laisse un beau cheval un peu maigre; tu ne connais pas le
troisième, c'est un voleur de grand chemin de mes amis, homme d'exécution s'il
en fut, et qui autant de courage que toi; c'est pourquoi surtout je lui ai
demandé de me déclarer ce que tu devais faire. Tous les trois m'ont dit, sans
savoir chacun que j'eusse consulté les deux autres, qu'il vaut mieux s'exposer
à se casser le cou que de passer encore onze années et quatre mois dans la
crainte continuelle d'un poison fort probable.
«Il faut pendant un mois t'exercer dans ta chambre à monter et descendre au
moyen d'une corde nouée. Ensuite, un jour de fête où la garnison de la
citadelle aura reçu une gratification de vin, tu tenteras la grande entreprise.
Tu auras trois cordes en soie et chanvre, de la grosseur d'une plume de cygne,
la première de quatre-vingts pieds pour descendre les trente-cinq pieds qu'il y
a de ta fenêtre au bois d'orangers, la seconde de trois cents pieds, et c'est
là la difficulté à cause du poids, pour descendre les cent quatre-vingts pieds
qu'a de hauteur le mur de la grosse tour; une troisième de trente pieds te
servira à descendre le rempart. Je passe ma vie à étudier le grand mur à
l'orient, c'est-à-dire du côté de Ferrare: une fente causée par un tremblement
de terre a été remplie au moyen d'un contrefort qui forme plan incliné.
Mon voleur de grand chemin m'assure qu'il se ferait fort de descendre de ce
côté-là sans trop de difficulté et sous peine seulement de quelques écorchures,
en se laissant glisser sur le plan incliné formé par ce contrefort. L'espace
vertical n'est que de vingt-huit pieds tout à fait au bas; ce côté est le moins
bien gardé. »
«Cependant, à tout prendre, mon voleur, qui trois fois s'est sauvé de prison,
et que tu aimerais si tu le connaissais, quoiqu'il exècre les gens de ta caste;
mon voleur de grand chemin, dis-je, agile et leste comme toi, pense qu'il
aimerait mieux descendre par le côté du couchant, exactement vis-à-vis le petit
palais occupé jadis par la Fausta, de vous bien connu. Ce qui le déciderait
pour ce côté, c'est que la muraille, quoique très peu inclinée, est presque
constamment garnie de broussailles; il y a des brins de bois, gros comme le
petit doigt, qui peuvent fort bien écorcher si l'on n'y prend garde, mais qui,
aussi, sont excellents pour se retenir. Encore ce matin, je regardais ce côté
du couchant avec une excellente lunette; la place à choisir, c'est précisément
au-dessous d'une pierre neuve que l'on a placée à la balustrade d'en haut, il y
a deux ou trois ans. Verticalement au- dessous de cette pierre, tu trouveras
d'abord un espace nu d'une vingtaine de pieds; il faut aller là très lentement
(tu sens si mon coeur frémit en te donnant ces instructions terribles, mais le
courage consiste à savoir choisir le moindre mal, si affreux qu'il soit
encore); après l'espace nu, tu trouveras quatre-vingts ou quatre- vingt-dix
pieds de broussailles fort grandes, où l'on voit voler des oiseaux, puis un
espace de trente pieds qui n'a que des herbes, des violiers et des pariétaires.
Ensuite, en approchant de terre, vingt pieds de broussailles, et enfin
vingt-cinq ou trente pieds récemment éparvérés. »
«Ce qui me déciderait pour ce côté, c'est que là se trouve verticalement, au-
dessous de la pierre neuve de la balustrade d'en haut, une cabane en bois bâtie
par un soldat dans son jardin, et que le capitaine du génie employé à la
forteresse veut le forcer à démolir; elle a dix-sept pieds de haut, elle est
couverte en chaume, et le toit touche au grand mur de la citadelle. C'est ce
toit qui me tente; dans le cas affreux d'un accident, il amortirait la chute.
Une fois arrivé là, tu es dans l'enceinte des remparts assez négligemment
gardés; si l'on t'arrêtait là, tire des coups de pistolet et défends-toi
quelques minutes. Ton ami de Ferrare et un autre homme de coeur, celui que
j'appelle le voleur de grand chemin, auront des échelles, et n'hésiteront pas à
escalader ce rempart assez bas, et à voler à ton secours. »
«Le rempart n'a que vingt-trois pieds de haut, et un fort grand talus. Je serai
au pied de ce dernier mur avec bon nombre de gens armés. »
«J'ai l'espoir de te faire parvenir cinq ou six lettres par la même voie que
celle-ci. Je répéterai sans cesse les mêmes choses en d'autres termes, afin que
nous soyons bien d'accord. Tu devines de quel coeur je te dis que l'homme du coup
de pistolet au valet de chambre, qui, après tout, est le meilleur des êtres
et se meurt de repentir, pense que tu en seras quitte pour un bras cassé. Le
voleur de grand chemin, qui a plus d'expérience de ces sortes d'expéditions,
pense que, si tu veux descendre fort lentement, et surtout sans te presser, ta
liberté ne te coûtera que des écorchures. La grande difficulté, c'est d'avoir
des cordes; c'est à quoi aussi je pense uniquement depuis quinze jours que
cette grande idée occupe tous mes instants. »
«Je ne réponds pas à cette folie, la seule chose sans esprit que tu aies dite
de ta vie: «Je ne veux pas me sauver! » L'homme du coup de pistolet au valet de
chambre s'écria que l'ennui t'avait rendu fou. Je ne te cacherai point que nous
redoutons un fort imminent danger qui peut-être fera hâter le jour de ta fuite.
Pour t'annoncer ce danger, la lampe dira plusieurs fois de suite: Le feu a
pris au château! »
«Tu répondras: »
«Mes livres sont-ils brûlés? »
Cette lettre contenait encore cinq ou six pages de détails; elle était écrite
en caractères microscopiques sur du papier très fin.
-- Tout cela est fort beau et fort bien inventé, se dit Fabrice; je dois une
reconnaissance éternelle au comte et à la duchesse; ils croiront peut-être que
j'ai eu peur, mais je ne me sauverai point. Est-ce que jamais l'on se sauva
d'un lieu où l'on est au comble du bonheur, pour aller se jeter dans un exil
affreux où tout manquera jusqu'à l'air pour respirer? Que ferais-je au bout
d'un mois que je serais à Florence? je prendrais un déguisement pour venir
rôder auprès de la porte de cette forteresse, et tâcher d'épier un regard!
Le lendemain, Fabrice eut peur; il était à sa fenêtre vers les onze heures,
regardant le magnifique paysage et attendant l'instant heureux où il pourrait
voir Clélia, lorsque Grillo entra hors d'haleine dans sa chambre:
-- Et vite! vite! monseigneur, jetez-vous sur votre lit, faites semblant d'être
malade; voici trois juges qui montent! Ils vont vous interroger: réfléchissez
bien avant de parler; ils viennent pour vous entortiller.
En disant ces paroles Grillo se hâtait de fermer la petite trappe de l'abat-jour,
poussait Fabrice sur son lit, et jetait sur lui deux ou trois manteaux.
-- Dites que vous souffrez beaucoup et parlez peu, surtout faites répéter les
questions pour réfléchir.
Les trois juges entrèrent. Trois échappés des galères, se dit Fabrice en voyant
ces physionomies basses, et non pas trois juges; ils avaient de longues robes
noires. Ils saluèrent gravement, et occupèrent, sans mot dire, les trois
chaises qui étaient dans la chambre.
-- Monsieur Fabrice del Dongo, dit le plus âgé, nous sommes peinés de la triste
mission que nous venons remplir auprès de vous. Nous sommes ici pour vous
annoncer le décès de Son Excellence M. le marquis del Dongo, votre père, second
grand majordome major du royaume lombardo-vénitien, chevalier grand- croix des
ordres de, etc., etc., etc. Fabrice fondit en larmes; le juge continua.
-- Madame la marquise del Dongo, votre mère, vous fait part de cette nouvelle
par une lettre missive; mais comme elle a joint au fait des réflexions
inconvenantes, par un arrêt d'hier, la cour de justice a décidé que sa lettre
vous serait communiquée seulement par extrait, et c'est cet extrait que M. le
greffier Bona va vous lire.
Cette lecture terminée, le juge s'approcha de Fabrice toujours couché, et lui
fit suivre sur la lettre de sa mère les passages dont on venait de lire les
copies. Fabrice vit dans la lettre les mots emprisonnement injuste, punition
cruelle pour un crime qui n'en est pas un, et comprit ce qui avait motivé
la visite des juges. Du reste dans son mépris pour des magistrats sans probité,
il ne leur dit exactement que ces paroles:
-- Je suis malade, messieurs, je me meurs de langueur, et vous m'excuserez si
je ne puis me lever.
Les juges sortis, Fabrice pleura encore beaucoup, puis il se dit: Suis-je
hypocrite? il me semblait que je ne l'aimais point.
Ce jour-là et les suivants, Clélia fut fort triste; elle l'appela plusieurs
fois, mais eut à peine le courage de lui dire quelques paroles. Le matin du
cinquième jour qui suivit la première entrevue, elle lui dit que dans la soirée
elle viendrait à la chapelle de marbre.
-- Je ne puis vous adresser que peu de mots, lui dit-elle en entrant. Elle
était tellement tremblante qu'elle avait besoin de s'appuyer sur sa femme de
chambre. Après l'avoir renvoyée à l'entrée de la chapelle: -- Vous allez me
donner votre parole d'honneur, ajouta-t-elle d'une voix à peine intelligible,
vous allez me donner votre parole d'honneur d'obéir à la duchesse, et de tenter
de fuir le jour qu'elle vous l'ordonnera et de la façon qu'elle vous l'indiquera,
ou demain matin je me réfugie dans un couvent, et je vous jure ici que de la
vie je ne vous adresserai la parole.
Fabrice resta muet.
-- Promettez, dit Clélia les larmes aux yeux et comme hors d'elle-même, ou bien
nous nous parlons ici pour la dernière fois. La vie que vous m'avez faite est
affreuse: vous êtes ici à cause de moi et chaque jour peut être le dernier de
votre existence. En ce moment Clélia était si faible qu'elle fut obligée de
chercher un appui sur un énorme fauteuil placé jadis au milieu de la chapelle,
pour l'usage du prince prisonnier; elle était sur le point de se trouver mal.
-- Que faut-il promettre? dit Fabrice d'un air accablé.
-- Vous le savez.
-- Je jure donc de me précipiter sciemment dans un malheur affreux, et de me condamner
à vivre loin de tout ce que j'aime au monde.
-- Promettez des choses précises.
-- Je jure d'obéir à la duchesse, et de prendre la fuite le jour qu'elle le
voudra et comme elle le voudra. Et que deviendrai-je une fois loin de vous?
-- Jurez de vous sauver, quoi qu'il puisse arriver.
-- Comment! êtes-vous décidée à épouser le marquis Crescenzi dès que je n'y
serai plus?
-- O Dieu! quelle âme me croyez-vous?... Mais jurez, ou je n'aurai plus un seul
instant la paix de l'âme.
-- Eh bien! je jure de me sauver d'ici le jour que Mme Sanseverina l'ordonnera,
et quoi qu'il puisse arriver d'ici là.
Ce serment obtenu, Clélia était si faible qu'elle fut obligée de se retirer
après avoir remercié Fabrice.
-- Tout était prêt pour ma fuite demain matin, lui dit-elle, si vous vous étiez
obstiné à rester. Je vous aurais vu en cet instant pour la dernière fois de ma
vie, j'en avais fait le voeu à la Madone. Maintenant, dès que je pourrai sortir
de ma chambre, j'irai examiner le mur terrible au-dessous de la pierre neuve de
la balustrade.
Le lendemain, il la trouva pâle au point de lui faire une vive peine. Elle lui
dit de la fenêtre de la volière:
-- Ne nous faisons point illusion, cher ami; comme il y a du péché dans notre
amitié, je ne doute pas qu'il ne nous arrive malheur. Vous serez découvert en
cherchant à prendre la fuite, et perdu à jamais, si ce n'est pis; toutefois il
faut satisfaire à la prudence humaine, elle nous ordonne de tout tenter. Il
vous faut pour descendre en dehors de la grosse tour une corde solide de plus
de deux cents pieds de longueur. Quelques soins que je me donne depuis que je
sais le projet de la duchesse, je n'ai pu me procurer que des cordes formant à
peine ensemble une cinquantaine de pieds. Par un ordre du jour du gouverneur, toutes
les cordes que l'on voit dans la forteresse sont brûlées, et tous les soirs on
enlève les cordes des puits, si faibles d'ailleurs que souvent elles cassent en
remontant leur léger fardeau. Mais priez Dieu qu'il me pardonne, je trahis mon
père, et je travaille, fille dénaturée, à lui donner un chagrin mortel. Priez
Dieu pour moi, et si votre vie est sauvée, faites le voeu d'en consacrer tous
les instants à sa gloire.
Voici une idée qui m'est venue: dans huit jours je sortirai de la citadelle
pour assister aux noces d'une des soeurs du marquis Crescenzi. Je rentrerai le
soir comme il est convenable, mais je ferai tout au monde pour ne rentrer que
fort tard, et peut-être Barbone n'osera-t-il pas m'examiner de trop près. A
cette noce de la soeur du marquis se trouveront les plus grandes dames de la
cour, et sans doute Mme Sanseverina. Au nom de Dieu! faites qu'une de ces dames
me remette un paquet de cordes bien serrées, pas trop grosses, et réduites au
plus petit volume. Dussé-je m'exposer à mille morts, j'emploierai les moyens
même les plus dangereux pour introduire ce paquet de cordes dans la citadelle,
au mépris, hélas! de tout mes devoirs. Si mon père en a connaissance je ne vous
reverrai jamais; mais quelle que soit la destinée qui m'attend, je serai heureuse
dans les bornes d'une amitié de soeur si je puis contribuer à vous sauver.
Le soir même, par la correspondance de nuit au moyen de la lampe, Fabrice donna
avis à la duchesse de l'occasion unique qu'il y aurait de faire entrer dans la
citadelle une quantité de cordes suffisante. Mais il la suppliait de garder le
secret même envers le comte, ce qui parut bizarre. Il est fou, pensa la
duchesse, la prison l'a changé, il prend les choses au tragique. Le lendemain,
une balle de plomb, lancée par le frondeur, apporta au prisonnier l'annonce du
plus grand péril possible: la personne qui se chargeait de faire entrer les
cordes, lui disait-on, lui sauvait positivement et exactement la vie. Fabrice
se hâta de donner cette nouvelle à Clélia. Cette balle de plomb apportait aussi
à Fabrice une vue fort exacte du mur du couchant par lequel il devait descendre
du haut de la grosse tour dans l'espace compris entre les bastions; de ce lieu,
il était assez facile ensuite de se sauver, les remparts n'ayant que vingt-trois
pieds de haut et étant assez négligemment gardés. Sur le revers du plan était
écrit d'une petite écriture fine un sonnet magnifique: une âme généreuse
exhortait Fabrice à prendre la fuite, et à ne pas laisser avilir son âme et
dépérir son corps par les onze années de captivité qu'il avait encore à subir.
Ici un détail nécessaire et qui explique en partie le courage qu'eut la
duchesse de conseiller à Fabrice une fuite si dangereuse, nous oblige
d'interrompre pour un instant l'histoire de cette entreprise hardie.
Comme tous les partis qui ne sont point au pouvoir, le parti Raversi n'était
pas fort uni. Le chevalier Riscara détestait le fiscal Rassi qu'il accusait de
lui avoir fait perdre un procès important dans lequel, à la vérité, lui Riscara
avait tort. Par Riscara, le prince reçut un avis anonyme qui l'avertissait
qu'une expédition de la sentence de Fabrice avait été adressée officiellement
au gouverneur de la citadelle. La marquise Raversi, cet habile chef de parti,
fut excessivement contrariée de cette fausse démarche, et en fit aussitôt
donner avis à son ami, le fiscal général; elle trouvait fort simple qu'il
voulût tirer quelque chose du ministre Mosca, tant que Mosca était au pouvoir.
Rassi se présenta intrépidement au palais, pensant bien qu'il en serait quitte
pour quelques coups de pied; le prince ne pouvait se passer d'un jurisconsulte
habile, et Rassi avait fait exiler comme libéraux un juge et un avocat, les
seuls hommes du pays qui eussent pu prendre sa place.
Le prince hors de lui le chargea d'injures et avançait sur lui pour le battre.
-- Eh bien, c'est une distraction de commis, répondit Rassi du plus grand sang-
froid; la chose est prescrite par la loi, elle aurait dû être faite le
lendemain de l'écrou du sieur del Dongo à la citadelle. Le commis plein de zèle
a cru avoir fait un oubli, et m'aura fait signer la lettre d'envoi comme une
chose de forme.
-- Et tu prétends me faire croire des mensonges aussi mal bâtis? s'écria le
prince furieux; dis plutôt que tu t'es vendu à ce fripon de Mosca, et c'est
pour cela qu'il t'a donné la croix. Mais parbleu, tu n'en seras pas quitte pour
des coups: je te ferai mettre en jugement, je te révoquerai honteusement.
-- Je vous défie de me faire mettre en jugement! répondit Rassi avec assurance,
il savait que c'était un sûr moyen de calmer le prince: la loi est pour moi, et
vous n'avez pas un second Rassi pour savoir l'éluder. Vous ne me révoquerez
pas, parce qu'il est des moments où votre caractère est sévère, vous avez soif
de sang alors, mais en même temps vous tenez à conserver l'estime des Italiens
raisonnables; cette estime est un sine qua non pour votre ambition.
Enfin, vous me rappellerez au premier acte de sévérité dont votre caractère
vous fera un besoin, et, comme à l'ordinaire, je vous procurerai une sentence
bien régulière rendue par des juges timides et assez honnêtes gens, et qui
satisfera vos passions. Trouvez un autre homme dans vos états aussi utile que
moi!
Cela dit, Rassi s'enfuit; il en avait été quitte pour un coup de règle bien
appliqué et cinq ou six coups de pied. En sortant du palais, il partit pour sa
terre de Riva; il avait quelque crainte d'un coup de poignard dans le premier
mouvement de colère, mais il ne doutait pas non plus qu'avant quinze jours un
courrier ne le rappelât dans la capitale. Il employa le temps qu'il passa à la
campagne à organiser un moyen de correspondance sûr avec le comte Mosca; il
était amoureux fou du titre de baron, et pensait que le prince faisait trop de
cas de cette chose jadis sublime, la noblesse, pour la lui conférer jamais;
tandis que le comte, très fier de sa naissance, n'estimait que la noblesse
prouvée par des titres avant l'an 1400.
Le fiscal général ne s'était point trompé dans ses prévisions: il y avait à
peine huit jours qu'il était à sa terre, lorsqu'un ami du prince, qui y vint
par hasard, lui conseilla de retourner à Parme sans délai; le prince le reçut
en riant, prit ensuite un air fort sérieux, et lui fit jurer sur l'Evangile
qu'il garderait le secret sur ce qu'il allait lui confier; Rassi jura d'un
grand sérieux, et le prince, l'oeil enflammé de haine, s'écria qu'il ne serait
pas le maître chez lui tant que Fabrice del Dongo serait en vie.
-- Je ne puis, ajouta-t-il, ni chasser la duchesse ni souffrir sa présence; ses
regards me bravent et m'empêchent de vivre.
Après avoir laissé le prince s'expliquer bien au long, lui, Rassi, jouant
l'extrême embarras, s'écria enfin:
-- Votre Altesse sera obéie, sans doute, mais la chose est d'une horrible
difficulté: il n'y a pas d'apparence de condamner un del Dongo à mort pour le
meurtre d'un Giletti; c'est déjà un tour de force étonnant que d'avoir tiré de
cela douze années de citadelle. De plus, je soupçonne la duchesse d'avoir
découvert trois des paysans qui travaillaient à la fouille de Sanguigna
et qui se trouvaient hors du fossé au moment où ce brigand de Giletti attaqua
del Dongo.
-- Et où sont ces témoins? dit le prince irrité.
-- Cachés en Piémont, je suppose. Il faudrait une conspiration contre la vie de
Votre Altesse...
-- Ce moyen a ses dangers, dit le prince, cela fait songer à la chose.
-- Mais pourtant, dit Rassi avec une feinte innocence, voilà tout mon arsenal
officiel.
-- Reste le poison...
-- Mais qui le donnera? Sera-ce cet imbécile de Conti?
-- Mais, à ce qu'on dit, ce ne serait pas son coup d'essai...
-- Il faudrait le mettre en colère, reprit Rassi; et d'ailleurs, lorsqu'il
expédia le capitaine, il n'avait pas trente ans, et il était amoureux et
infiniment moins pusillanime que de nos jours. Sans doute, tout doit céder à la
raison d'Etat; mais, ainsi pris au dépourvu et à la première vue, je ne vois,
pour exécuter les ordres du souverain, qu'un nommé Barbone, commis-greffier de
la prison, et que le sieur del Dongo renversa d'un soufflet le jour qu'il y
entra.
Une fois le prince mis à son aise, la conversation fut infinie; il la termina
en accordant à son fiscal général un délai d'un mois; le Rassi en voulait deux.
Le lendemain, il reçut une gratification secrète de mille sequins. Pendant
trois jours il réfléchit; le quatrième il revint à son raisonnement, qui lui
semblait évident: le seul comte Mosca aura le coeur de me tenir parole parce
que, en me faisant baron, il ne me donne pas ce qu'il estime; secondo,
en l'avertissant, je me sauve probablement un crime pour lequel je suis à peu
près payé d'avance; tertio, je venge les premiers coups humiliants
qu'ait reçus le chevalier Rassi. La nuit suivante, il communiqua au comte Mosca
toute sa conversation avec le prince.
Le comte faisait en secret la cour à la duchesse; il est bien vrai qu'il ne la
voyait toujours chez elle qu'une ou deux fois par mois, mais presque toutes les
semaines et quand il savait faire naître les occasions de parler de Fabrice, la
duchesse, accompagnée de Chékina, venait dans la soirée avancée, passer
quelques instants dans le jardin du comte. Elle savait tromper même son cocher,
qui lui était dévoué et qui la croyait en visite dans une maison voisine.
On peut penser si le comte, ayant reçu la terrible confidence du fiscal, fit
aussitôt à la duchesse le signal convenu. Quoique l'on fût au milieu de la
nuit, elle le fit prier par la Chékina de passer à l'instant chez elle. Le
comte, ravi comme un amoureux de cette apparence d'intimité, hésitait cependant
à tout dire à la duchesse; il craignait de la voir devenir folle de douleur.
Après avoir cherché des demi-mots pour mitiger l'annonce fatale, il finit
cependant par lui tout dire; il n'était pas en son pouvoir de garder un secret
qu'elle lui demandait. Depuis neuf mois le malheur extrême avait eu une grande
influence sur cette âme ardente, elle l'avait fortifiée, et la duchesse ne
s'emporta point en sanglots ou en plaintes.
Le lendemain soir elle fit faire à Fabrice le signal du grand péril.
Le feu a pris au château.
Il répondit fort bien.
Mes livres sont-ils brulés?
La même nuit elle eut le bonheur de lui faire parvenir une lettre dans une
balle de plomb. Ce fut huit jours après qu'eut lieu le mariage de la soeur du
marquis Crescenzi, où la duchesse commit une énorme imprudence dont nous
rendrons compte en son lieu.
Livre Second - Chapitre XXI.
A l'époque de ses malheurs il y avait déjà près d'une année que la duchesse
avait fait une rencontre singulière: un jour qu'elle avait la luna,
comme on dit dans le pays, elle était allée à l'improviste, sur le soir, à son
château de Sacca, situé au- delà de Colorno, sur la colline qui domine le Pô.
Elle se plaisait à embellir cette terre; elle aimait la vaste forêt qui
couronne la colline et touche au château; elle s'occupait à y faire tracer des
sentiers dans des directions pittoresques.
-- Vous vous ferez enlever par les brigands, belle duchesse, lui disait un jour
le prince; il est impossible qu'une forêt où l'on sait que vous vous promenez,
reste déserte. Le prince jetait un regard sur le comte dont il prétendait
émoustiller la jalousie.
-- Je n'ai pas de craintes, Altesse Sérénissime, répondit la duchesse d'un air
ingénu, quand je me promène dans mes bois; je me rassure par cette pensée: je
n'ai fait de mal à personne, qui pourrait me haïr? Ce propos fut trouvé hardi,
il rappelait les injures proférées par les libéraux du pays, gens fort
insolents.
Le jour de la promenade dont nous parlons, le propos du prince revint à
l'esprit de la duchesse, en remarquant un homme fort mal vêtu qui la suivait de
loin à travers le bois. A un détour imprévu que fit la duchesse en continuant
sa promenade, cet inconnu se trouva tellement près d'elle qu'elle eut peur.
Dans le premier mouvement elle appela son garde-chasse qu'elle avait laissé à
mille pas de là, dans le parterre de fleurs tout près du château. L'inconnu eut
le temps de s'approcher d'elle et se jeta à ses pieds. Il était jeune, fort bel
homme, mais horriblement mal mis; ses habits avaient des déchirures d'un pied
de long, mais ses yeux respiraient le feu d'une âme ardente.
-- Je suis condamné à mort, je suis le médecin Ferrante Palla, je meurs de faim
ainsi que mes cinq enfants.
La duchesse avait remarqué qu'il était horriblement maigre; mais ses yeux
étaient tellement beaux et remplis d'une exaltation si tendre, qu'ils lui
ôtèrent l'idée du crime. Pallagi, pensa-t-elle, aurait bien dû donner de tels
yeux au saint Jean dans le désert qu'il vient de placer à la cathédrale. L'idée
de saint Jean lui était suggérée par l'incroyable maigreur de Ferrante. La
duchesse lui donna trois sequins qu'elle avait dans sa bourse, s'excusant de
lui offrir si peu sur ce qu'elle venait de payer un compte à son jardinier.
Ferrante la remercia avec effusion. -- Hélas, lui dit-il, autrefois j'habitais
les villes, je voyais des femmes élégantes; depuis qu'en remplissant mes
devoirs de citoyen je me suis fait condamner à mort, je vis dans les bois, et
je vous suivais, non pour vous demander l'aumône ou vous voler, mais comme un
sauvage fasciné par une angélique beauté. Il y a si longtemps que je n'ai vu
deux belles mains blanches!
-- Levez-vous donc, lui dit la duchesse; car il était resté à genoux.
-- Permettez que je reste ainsi, lui dit Ferrante; cette position me prouve que
je ne suis pas occupé actuellement à voler, et elle me tranquillise; car vous
saurez que je vole pour vivre depuis que l'on m'empêche d'exercer ma
profession. Mais dans ce moment-ci je ne suis qu'un simple mortel qui adore la
sublime beauté. La duchesse comprit qu'il était un peu fou, mais elle n'eut
point peur; elle voyait dans les yeux de cet homme qu'il avait une âme ardente
et bonne, et d'ailleurs elle ne haïssait pas les physionomies extraordinaires.
-- Je suis donc médecin, et je faisais la cour à la femme de l'apothicaire Sarasine
de Parme: il nous a surpris et l'a chassée, ainsi que trois enfants qu'il
soupçonnait avec raison être de moi et non de lui. J'en ai eu deux depuis. La
mère et les cinq enfants vivent dans la dernière misère, au fond d'une sorte de
cabane construite de mes mains à une lieue d'ici, dans le bois. Car je dois me
préserver des gendarmes, et la pauvre femme ne veut pas se séparer de moi. Je
fus condamné à mort, et fort justement: je conspirais. J'exècre le prince, qui
est un tyran. Je ne pris pas la fuite faute d'argent. Mes malheurs sont bien
plus grands, et j'aurais dû mille fois me tuer; je n'aime plus la malheureuse
femme qui m'a donné ces cinq enfants et s'est perdue pour moi; j'en aime une
autre. Mais si je me tue, les cinq enfants et la mère mourront littéralement de
faim. Cet homme avait l'accent de la sincérité.
-- Mais comment vivez-vous? lui dit la duchesse attendrie.
-- La mère des enfants file; la fille aînée est nourrie dans une ferme de
libéraux, où elle garde les moutons; moi, je vole sur la route de Plaisance à
Gênes.
-- Comment accordez-vous le vol avec vos principes libéraux?
-- Je tiens note des gens que je vole, et si jamais j'ai quelque chose, je leur
rendrai les sommes volées. J'estime qu'un tribun du peuple tel que moi exécute
un travail qui, à raison de son danger, vaut bien cent francs par mois; ainsi
je me garde bien de prendre plus de douze cents francs par an.
Je me trompe, je vole quelque petite somme au-delà, car je fais face par ce
moyen aux frais d'impression de mes ouvrages.
-- Quels ouvrages?
-- La... aura-t-elle jamais une chambre et un budget?
-- Quoi! dit la duchesse étonnée, c'est vous, monsieur, qui êtes l'un des plus
grands poètes du siècle, le fameux Ferrante Palla!
-- Fameux peut-être, mais fort malheureux, c'est sûr.
-- Et un homme de votre talent, monsieur, est obligé de voler pour vivre!
-- C'est peut-être pour cela que j'ai quelque talent. Jusqu'ici tous nos
auteurs qui se sont fait connaître étaient des gens payés par le gouvernement
ou par le culte qu'ils voulaient saper. Moi, primo, j'expose ma vie; secundo,
songez, madame, aux réflexions qui m'agitent lorsque je vais voler! Suis-je
dans le vrai, me dis-je? La place de tribun rend-elle des services valant
réellement cent francs par mois? J'ai deux chemises, l'habit que vous voyez, quelques
mauvaises armes, et je suis sûr de finir par la corde: j'ose croire que je suis
désintéressé. Je serais heureux sans ce fatal amour qui ne me laisse plus
trouver que malheur auprès de la mère de mes enfants. La pauvreté me pèse comme
laide: j'aime les beaux habits, les mains blanches...
Il regardait celles de la duchesse de telle sorte que la peur la saisit.
-- Adieu, monsieur, lui dit-elle: puis-je vous être bonne à quelque chose à
Parme?
-- Pensez quelquefois à cette question: son emploi est de réveiller les coeurs
et de les empêcher de s'endormir dans ce faux bonheur tout matériel que donnent
les monarchies. Le service qu'il rend à ses concitoyens vaut-il cent francs par
mois?... Mon malheur est d'aimer, dit-il d'un air fort doux, et depuis près de
deux ans mon âme n'est occupée que de vous, mais jusqu'ici je vous avais vue
sans vous faire peur. Et il prit la fuite avec une rapidité prodigieuse qui
étonna la duchesse et la rassura. Les gendarmes auraient de la peine à
l'atteindre, pensa-t-elle; en effet, il est fou.
Il est fou, lui dirent ses gens; nous savons tous depuis longtemps que le
pauvre homme est amoureux de madame; quand madame est ici nous le voyons errer
dans les parties les plus élevées du bois, et dès que madame est partie, il ne
manque pas de venir s'asseoir aux mêmes endroits où elle s'est arrêtée; il
ramasse curieusement les fleurs qui ont pu tomber de son bouquet et les
conserve longtemps attachées à son mauvais chapeau.
-- Et vous ne m'avez jamais parlé de ces folies, dit la duchesse presque du ton
du reproche.
-- Nous craignions que madame ne le dît au ministre Mosca. Le pauvre Ferrante
est si bon enfant! ça n'a jamais fait de mal à personne, et parce qu'il aime
notre Napoléon, on l'a condamné à mort.
Elle ne dit mot au ministre de cette rencontre, et comme depuis quatre ans
c'était le premier secret qu'elle lui faisait, dix fois elle fut obligée de
s'arrêter court au milieu d'une phrase. Elle revint à Sacca avec de l'or.
Ferrante ne se montra point. Elle revint quinze jours plus tard: Ferrante,
après l'avoir suivie quelque temps en gambadant dans le bois à cent pas de
distance, fondit sur elle avec la rapidité de l'épervier, et se précipita à ses
genoux comme la première fois.
-- Où étiez-vous il y a quinze jours?
-- Dans la montagne au-delà de Novi, pour voler des muletiers qui revenaient de
Milan où ils avaient vendu de l'huile.
-- Acceptez cette bourse.
Ferrante ouvrit la bourse, y prit un sequin qu'il baisa et qu'il mit dans son
sein, puis la rendit.
-- Vous me rendez cette bourse et vous volez!
-- Sans doute; mon institution est telle, jamais je ne dois avoir plus de cent
francs; or, maintenant, la mère de mes enfants a quatre-vingts francs et moi
j'en ai vingt- cinq, je suis en faute de cinq francs, et si l'on me pendait en
ce moment j'aurais des remords. J'ai pris ce sequin parce qu'il vient de vous
et que je vous aime.
L'intonation de ce mot fort simple fut parfaite. Il aime réellement, se dit la
duchesse.
Ce jour-là, il avait l'air tout à fait égaré. Il dit qu'il y avait à Parme des
gens qui lui devaient six cents francs, et qu'avec cette somme il réparerait sa
cabane où maintenant ses pauvres petits enfants s'enrhumaient.
-- Mais je vous ferai l'avance de ces six cents francs, dit la duchesse tout
émue.
-- Mais alors, moi, homme public, le parti contraire ne pourra-t-il pas me
calomnier, et dire que je me vends?
La duchesse attendrie lui offrit une cachette à Parme s'il voulait lui jurer
que pour le moment il n'exercerait point sa magistrature dans cette ville, que
surtout il n'exécuterait aucun des arrêts de mort que, disait-il, il avait in petto.
-- Et si l'on me pend par suite de mon imprudence, dit gravement Ferrante, tous
ces coquins, si nuisibles au peuple, vivront de longues années, et à qui la
faute? Que me dira mon père en me recevant là-haut?
La duchesse lui parla beaucoup de ses petits enfants à qui l'humidité pouvait
causer des maladies mortelles; il finit par accepter l'offre de la cachette à
Parme.
Le duc Sanseverina, dans la seule demi-journée qu'il eût passée à Parme depuis
son mariage, avait montré à la duchesse une cachette fort singulière qui existe
à l'angle méridional du palais de ce nom. Le mur de façade, qui date du moyen
âge, a huit pieds d'épaisseur; on l'a creusé en dedans, et là se trouve une
cachette de vingt pieds de haut, mais de deux seulement de largeur. C'est tout
à côté que l'on admire ce réservoir d'eau cité dans tous les voyages, fameux
ouvrage du douzième siècle, pratiqué lors du siège de Parme par l'empereur
Sigismond, et qui plus tard fut compris dans l'enceinte du palais Sanseverina.
On entre dans la cachette en faisant mouvoir une énorme pierre sur un axe de
fer placé vers le centre du bloc. La duchesse était si profondément touchée de
la folie du Ferrante et du sort de ses enfants, pour lesquels il refusait
obstinément tout cadeau ayant une valeur, qu'elle lui permit de faire usage de
cette cachette pendant assez longtemps. Elle le revit un mois après, toujours
dans les bois de Sacca, et comme ce jour-là il était un peu plus calme, il lui
récita un de ses sonnets qui lui sembla égal ou supérieur à tout ce qu'on a
fait de plus beau en Italie depuis deux siècles. Ferrante obtint plusieurs
entrevues; mais son amour s'exalta, devint importun, et la duchesse s'aperçut
que cette passion suivait les lois de tous les amours que l'on met dans la
possibilité de concevoir une lueur d'espérance. Elle le renvoya dans ses bois,
lui défendit de lui adresser la parole: il obéit à l'instant et avec une
douceur parfaite. Les choses en étaient à ce point quand Fabrice fut arrêté.
Trois jours après, à la tombée de la nuit, un capucin se présenta à la porte du
palais Sanseverina; il avait, disait-il, un secret important à communiquer à la
maîtresse du logis. Elle était si malheureuse qu'elle fit entrer: c'était
Ferrante.-- Il se passe ici une nouvelle iniquité dont le tribun du peuple doit
prendre connaissance, lui dit cet homme fou d'amour. D'autre part, agissant
comme simple particulier, ajouta-t-il, je ne puis donner à madame la duchesse
Sanseverina que ma vie, et je la lui apporte.
Ce dévouement si sincère de la part d'un voleur et d'un fou toucha vivement la
duchesse. Elle parla longtemps à cet homme qui passait pour le plus grand poète
du nord de l'Italie, et pleura beaucoup. Voilà un homme qui comprend mon coeur,
se disait-elle. Le lendemain il reparut toujours à l'Ave Maria, déguisé
en domestique et portant livrée.
-- Je n'ai point quitté Parme; j'ai entendu dire une horreur que ma bouche ne
répétera point; mais me voici. Songez, madame, à ce que vous refusez! L'être
que vous voyez n'est pas une poupée de cour, c'est un homme! Il était à genoux
en prononçant ces paroles d'un air à leur donner de la valeur. Hier, je me suis
dit, ajouta-t-il: Elle a pleuré en ma présence; donc elle est un peu moins
malheureuse!
-- Mais, monsieur, songez donc quels dangers vous environnent, on vous arrêtera
dans cette ville!
-- Le tribun vous dira: Madame, qu'est-ce que la vie quand le devoir parle?
L'homme malheureux, et qui a la douleur de ne plus sentir de passion pour la
vertu depuis qu'il est brûlé par l'amour, ajoutera: Madame la duchesse,
Fabrice, un homme de coeur, va périr peut-être; ne repoussez pas un autre homme
de coeur qui s'offre à vous! Voici un corps de fer et une âme qui ne craint au
monde que de vous déplaire.
-- Si vous me parlez encore de vos sentiments, je vous ferme ma porte à jamais.
La duchesse eut bien l'idée, ce soir-là, d'annoncer à Ferrante qu'elle ferait
une petite pension à ses enfants mais elle eut peur qu'il ne partît de là pour
se tuer.
A peine fut-il sorti que, remplie de pressentiments funestes, elle se dit: Moi
aussi je puis mourir, et plût à Dieu qu'il en fût ainsi, et bientôt! si je
trouvais un homme digne de ce nom à qui recommander mon pauvre Fabrice.
Une idée saisit la duchesse: elle prit un morceau de papier et reconnut, par un
écrit auquel elle mêla le peu de mots de droit qu'elle savait, qu'elle avait
reçu du sieur Ferrante Palla la somme de 25 000 francs, sous l'expresse
condition de payer chaque année une rente viagère de 1 500 francs à la dame
Sarasine et à ses cinq enfants. La duchesse ajouta: De plus je lègue une rente
viagère de 300 francs à chacun de ses cinq enfants, sous la condition que
Ferrante Palla donnera des soins comme médecin à mon neveu Fabrice del Dongo,
et sera pour lui un frère. Je l'en prie. Elle signa, antidata d'un an et serra
ce papier.
Deux jours après Ferrante reparut. C'était au moment où toute la ville était
agitée par le bruit de la prochaine exécution de Fabrice. Cette triste cérémonie
aurait-elle lieu dans la citadelle ou sous les arbres de la promenade publique?
Plusieurs hommes du peuple allèrent se promener ce soir-là devant la porte de
la citadelle, pour tâcher de voir si l'on dressait l'échafaud: ce spectacle
avait ému Ferrante. Il trouva la duchesse noyée dans les larmes, et hors d'état
de parler; elle le salua de la main et lui montra un siège.
Ferrante, déguisé ce jour-là en capucin, était superbe; au lieu de s'asseoir il
se mit à genoux et pria Dieu dévotement à demi-voix. Dans un moment où la
duchesse semblait un peu plus calme, sans se déranger de sa position, il
interrompit un instant sa prière pour dire ces mots: De nouveau il offre sa
vie.
-- Songez à ce que vous dites, s'écria la duchesse, avec cet oeil hagard qui,
après les sanglots, annonce que la colère prend le dessus sur
l'attendrissement.
-- Il offre sa vie pour mettre obstacle au sort de Fabrice, ou pour le venger.
-- Il y a telle occurrence, répliqua la duchesse, où je pourrais accepter le
sacrifice de votre vie.
Elle le regardait avec une attention sévère. Un éclair de joie brilla dans son
regard; il se leva rapidement et tendit les bras vers le ciel. La duchesse alla
se munir d'un papier caché dans le secret d'une grande armoire de noyer.--
Lisez, dit-elle à Ferrante. C'était la donation en faveur de ses enfants, dont
nous avons parlé.
Les larmes et les sanglots empêchaient Ferrante de lire la fin; il tomba à
genoux.
-- Rendez-moi ce papier, dit la duchesse, et, devant lui, elle le brûla à la
bougie.
Il ne faut pas, ajouta-t-elle, que mon nom paraisse si vous êtes pris et
exécuté, car il y va de votre tête.
-- Ma joie est de mourir en nuisant au tyran, une bien plus grande joie de
mourir pour vous. Cela posé et bien compris, daignez ne plus faire mention de
ce détail d'argent, j'y verrais un doute injurieux.
-- Si vous êtes compromis, je puis l'être aussi, repartit la duchesse, et
Fabrice après moi: c'est pour cela, et non pas parce que je doute de votre
bravoure, que j'exige que l'homme qui me perce le coeur soit empoisonné et non
tué. Par la même raison importante pour moi, je vous ordonne de faire tout au
monde pour vous sauver.
-- J'exécuterai fidèlement, ponctuellement et prudemment. Je prévois, madame la
duchesse, que ma vengeance sera mêlée à la vôtre: il en serait autrement, que
j'obéirais encore fidèlement, ponctuellement et prudemment. Je puis ne pas
réussir, mais j'emploierai toute ma force d'homme.
-- Il s'agit d'empoisonner le meurtrier de Fabrice.
-- Je l'avais deviné, et depuis vingt-sept mois que je mène cette vie errante
et abominable, j'ai souvent songé à une pareille action pour mon compte.
-- Si je suis découverte et condamnée comme complice, poursuivit la duchesse
d'un ton de fierté, je ne veux point que l'on puisse m'imputer de vous avoir
séduit. Je vous ordonne de ne plus chercher à me voir avant l'époque de notre
vengeance: il ne s'agit point de le mettre à mort avant que je vous en aie
donné le signal. Sa mort en cet instant, par exemple, me serait funeste loin de
m'être utile. Probablement sa mort ne devra avoir lieu que dans plusieurs mois,
mais elle aura lieu. J'exige qu'il meure par le poison, et j'aimerais mieux le
laisser vivre que de le voir atteint d'un coup de feu. Pour des intérêts que je
ne veux pas vous expliquer, j'exige que votre vie soit sauvée.
Ferrante était ravi de ce ton d'autorité que la duchesse prenait avec lui: ses
yeux brillaient d'une profonde joie. Ainsi que nous l'avons dit, il était
horriblement maigre; mais on voyait qu'il avait été fort beau dans sa première
jeunesse, et il croyait être encore ce qu'il avait été jadis. Suis-je fou, se
dit-il, ou bien la duchesse veut-elle un jour, quand je lui aurai donné cette
preuve de dévouement, faire de moi l'homme le plus heureux? Et dans le fait,
pourquoi pas? Est-ce que je ne vaux point cette poupée de comte Mosca qui, dans
l'occasion, n'a rien pu pour elle, pas même faire évader monsignore Fabrice?
-- Je puis vouloir sa mort dès demain, continua la duchesse, toujours du même
air d'autorité. Vous connaissez cet immense réservoir d'eau qui est au coin du
palais, tout près de la cachette que vous avez occupée quelquefois; il est un
moyen secret de faire couler toute cette eau dans la rue: hé bien! ce sera là
le signal de ma vengeance. Vous verrez, si vous êtes à Parme, ou vous entendrez
dire, si vous habitez les bois, que le grand réservoir du palais Sanseverina a
crevé. Agissez aussitôt, mais par le poison, et surtout n'exposez votre vie que
le moins possible. Que jamais personne ne sache que j'ai trempé dans cette affaire.
-- Les paroles sont inutiles, répondit Ferrante avec un enthousiasme mal
contenu: je suis déjà fixé sur les moyens que j'emploierai. La vie de cet homme
me devient plus odieuse qu'elle n'était, puisque je n'oserai vous revoir tant
qu'il vivra. J'attendrai le signal du réservoir crevé dans la rue. Il salua
brusquement et partit. La duchesse le regardait marcher.
Quand il fut dans l'autre chambre, elle le rappela.
-- Ferrante! s'écria-t-elle; homme sublime!
Il rentra, comme impatient d'être retenu; sa figure était superbe en cet
instant.
-- Et vos enfants?
-- Madame, ils seront plus riches que moi; vous leur accordez peut-être quelque
petite pension.
-- Tenez, lui dit la duchesse en lui remettant une sorte de gros étui en bois
d'olivier, voici tous les diamants qui me restent; ils valent cinquante mille
francs.
-- Ah, madame! vous m'humiliez!... dit Ferrante avec un mouvement d'horreur; et
sa figure changea du tout au tout.
-- Je ne vous reverrai jamais avant l'action: prenez, je le veux, ajouta la
duchesse avec un air de hauteur qui atterra Ferrante; il mit l'étui dans sa
poche et sortit.
La porte avait été refermée par lui. La duchesse le rappela de nouveau; il
rentra d'un air inquiet: la duchesse était debout au milieu du salon; elle se
jeta dans ses bras. Au bout d'un instant, Ferrante s'évanouit presque de
bonheur; la duchesse se dégagea de ses embrassements, et des yeux lui montra la
porte.
-- Voilà le seul homme qui m'ait comprise, se dit-elle, c'est ainsi qu'en eût
agi Fabrice, s'il eût pu m'entendre.
Il y avait deux choses dans le caractère de la duchesse, elle voulait toujours
ce qu'elle avait voulu une fois; elle ne remettait jamais en délibération ce
qui avait été une fois décidé. Elle citait à ce propos un mot de son premier
mari, l'aimable général Pietranera: quelle insolence envers moi-même!
disait-il; pourquoi croirai- je avoir plus d'esprit aujourd'hui que lorsque je
pris ce parti?
De ce moment, une sorte de gaieté reparut dans le caractère de la duchesse.
Avant la fatale résolution, à chaque pas que faisait son esprit, à chaque chose
nouvelle qu'elle voyait, elle avait le sentiment de son infériorité envers le
prince, de sa faiblesse et de sa duperie; le prince, suivant elle, l'avait
lâchement trompée, et le comte Mosca, par suite de son génie courtisanesque,
quoique innocemment, avait secondé le prince. Dès que la vengeance fut résolue,
elle sentit sa force, chaque pas de son esprit lui donnait du bonheur. Je
croirais assez que le bonheur immoral qu'on trouve à se venger en Italie tient
à la force d'imagination de ce peuple; les gens des autres pays ne pardonnent
pas à proprement parler, ils oublient.
La duchesse ne revit Palla que vers les derniers temps de la prison de Fabrice.
Comme on l'a deviné peut-être, ce fut lui qui donna l'idée de l'évasion: il
existait dans les bois, à deux lieues de Sacca, une tour du moyen âge, à demi
ruinée, et haute de plus de cent pieds; avant de parler une seconde fois de
fuite à la duchesse, Ferrante la supplia d'envoyer Ludovic, avec des hommes
sûrs, disposer une suite d'échelles auprès de cette tour. En présence de la
duchesse il y monta avec les échelles, et en descendit avec une simple corde
nouée; il renouvela trois fois l'expérience, puis il expliqua de nouveau son
idée. Huit jours après, Ludovic voulut aussi descendre de cette vieille tour
avec une corde nouée: ce fut alors que la duchesse communiqua cette idée à
Fabrice.
Dans les derniers jours qui précédèrent cette tentative, qui pouvait amener la
mort du prisonnier, et de plus d'une façon, la duchesse ne pouvait trouver un
instant de repos qu'autant qu'elle avait Ferrante à ses côtés; le courage de
cet homme électrisait le sien; mais l'on sent bien qu'elle devait cacher au
comte ce voisinage singulier. Elle craignait, non pas qu'il se révoltât, mais
elle eût été affligée de ses objections, qui eussent redoublé ses inquiétudes.
Quoi! prendre pour conseiller intime un fou reconnu comme tel, et condamné à
mort! Et, ajoutait la duchesse, se parlant à elle-même, un homme qui, par la
suite, pouvait faire de si étranges choses! Ferrante se trouvait dans le salon
de la duchesse au moment où le comte vint lui donner connaissance de la
conversation que le prince avait eue avec Rassi; et, lorsque le comte fut
sorti, elle eut beaucoup à faire pour empêcher Ferrante de marcher sur-le-champ
à l'exécution d'un affreux dessein!
-- Je suis fort maintenant! s'écriait ce fou; je n'ai plus de doute sur la
légitimité de l'action!
-- Mais, dans le moment de colère qui suivra inévitablement, Fabrice serait mis
à mort!
-- Mais ainsi on lui épargnerait le péril de cette descente: elle est possible,
facile même, ajoutait-il; mais l'expérience manque à ce jeune homme.
On célébra le mariage de la soeur du marquis Crescenzi, et ce fut à la fête
donnée dans cette occasion que la duchesse rencontra Clélia, et put lui parler
sans donner de soupçons aux observateurs de bonne compagnie. La duchesse
elle-même remit à Clélia le paquet de cordes dans le jardin, où ces dames
étaient allées respirer un instant. Ces cordes, fabriquées avec le plus grand
soin, mi-parties de chanvre et de soie, avec des noeuds, étaient fort menues et
assez flexibles; Ludovic avait éprouvé leur solidité, et, dans toutes leurs
parties, elles pouvaient porter sans se rompre un poids de huit quintaux. On
les avait comprimées de façon à en former plusieurs paquets de la forme d'un
volume in-quarto; Clélia s'en empara, et promit à la duchesse que tout
ce qui était humainement possible serait accompli pour faire arriver ces
paquets jusqu'à la tour Farnèse.
-- Mais je crains la timidité de votre caractère; et d'ailleurs, ajouta
poliment la duchesse, quel intérêt peut vous inspirer un inconnu?
-- M. del Dongo est malheureux, et je vous promets que par moi il sera
sauvé!
Mais la duchesse, ne comptant que fort médiocrement sur la présence d'esprit
d'une jeune personne de vingt ans, avait pris d'autres précautions dont elle se
garda bien de faire part à la fille du gouverneur. Comme il était naturel de le
supposer, ce gouverneur se trouvait à la fête donnée pour le mariage de la
soeur du marquis Crescenzi. La duchesse se dit que, si elle lui faisait donner
un fort narcotique, on pourrait croire dans le premier moment qu'il s'agissait
d'une attaque d'apoplexie, et alors, au lieu de le placer dans sa voiture pour
le ramener à la citadelle, on pourrait, avec un peu d'adresse, faire prévaloir
l'avis de se servir d'une litière, qui se trouverait par hasard dans la maison
où se donnait la fête. Là se rencontreraient aussi des hommes intelligents,
vêtus en ouvriers employés pour la fête, et qui, dans le trouble général,
s'offriraient obligeamment pour transporter le malade jusqu'à son palais si
élevé. Ces hommes, dirigés par Ludovic, portaient une assez grande quantité de
cordes, adroitement cachées sous leurs habits. On voit que la duchesse avait
réellement l'esprit égaré depuis qu'elle songeait sérieusement à la fuite de
Fabrice. Le péril de cet être chéri était trop fort pour son âme, et surtout
durait trop longtemps. Par excès de précautions, elle faillit faire manquer
cette fuite, ainsi qu'on va le voir. Tout s'exécuta comme elle l'avait projeté
avec cette seule différence que le narcotique produisit un effet trop puissant;
tout le monde crut, et même les gens de l'art, que le général avait une attaque
d'apoplexie.
Par bonheur, Clélia, au désespoir, ne se douta en aucune façon de la tentative
si criminelle de la duchesse. Le désordre fut tel au moment de l'entrée à la
citadelle de la litière où le général, à demi-mort, était enfermé, que Ludovic
et ses gens passèrent sans objection; ils ne furent fouillés que pour la bonne
forme au pont de l'Esclave. Quand ils eurent transporté le général
jusqu'à son lit, on les conduisit à l'office, où les domestiques les traitèrent
fort bien; mais après ce repas, qui ne finit que fort près du matin, on leur
expliqua que l'usage de la prison exigeait que pour le reste de la nuit, ils
fussent enfermés à clef dans les salles basses du palais; le lendemain au jour
ils seraient mis en liberté par le lieutenant du gouverneur.
Ces hommes avaient trouvé le moyen de remettre à Ludovic les cordes dont ils
s'étaient chargés, mais Ludovic eut beaucoup de peine à obtenir un instant
d'attention de Clélia. A la fin, dans un moment où elle passait d'une chambre à
une autre, il lui fit voir qu'il déposait des paquets de corde dans l'angle
obscur d'un des salons du premier étage. Clélia fut profondément frappée de
cette circonstance étrange: aussitôt elle conçut d'atroces soupçons.
-- Qui êtes-vous? dit-elle à Ludovic.
Et, sur la réponse fort ambiguÎ; de celui-ci, elle ajouta:
-- Je devrais vous faire arrêter; vous ou les vôtres vous avez empoisonné mon
père!... Avouez à l'instant quelle est la nature du poison dont vous avez fait
usage, afin que le médecin de la citadelle puisse administrer les remèdes
convenables; avouez à l'instant, ou bien, vous et vos complices, jamais vous ne
sortirez de cette citadelle!
-- Mademoiselle a tort de s'alarmer, répondit Ludovic, avec une grâce et une
politesse parfaites; il ne s'agit nullement de poison; on a eu l'imprudence
d'administrer au général une dose de laudanum, et il paraît que le domestique
chargé de ce crime a mis dans le verre quelques gouttes de trop; nous en aurons
un remords éternel; mais mademoiselle peut croire que, grâce au ciel, il
n'existe aucune sorte de danger: M. le gouverneur doit être traité pour avoir
pris, par erreur, une trop forte dose de laudanum; mais, j'ai l'honneur de le
répéter à mademoiselle, le laquais chargé du crime ne faisait point usage de
poisons véritables, comme Barbone, lorsqu'il voulut empoisonner monseigneur
Fabrice. On n'a point prétendu se venger du péril qu'a couru monseigneur
Fabrice; on n'a confié à ce laquais maladroit qu'une fiole où il y avait du
laudanum, j'en fais serment à mademoiselle! Mais il est bien entendu que, si
j'étais interrogé officiellement, je nierais tout.
D'ailleurs, si mademoiselle parle à qui que ce soit de laudanum et de poison,
fût- ce à l'excellent don Cesare, Fabrice est tué de la main de mademoiselle.
Elle rend à jamais impossibles tous les projets de fuite; et mademoiselle sait
mieux que moi que ce n'est pas avec du simple laudanum que l'on veut
empoisonner monseigneur; elle sait aussi que quelqu'un n'a accordé qu'un mois
de délai pour ce crime, et qu'il y a déjà plus d'une semaine que l'ordre fatal
a été reçu. Ainsi, si elle me fait arrêter, ou si seulement elle dit un mot à
don Cesare ou à tout autre, elle retarde toutes nos entreprises de bien plus
d'un mois, et j'ai raison de dire qu'elle tue de sa main monseigneur Fabrice.
Clélia était épouvantée de l'étrange tranquillité de Ludovic.
Ainsi, me voilà en dialogue réglé, se disait-elle, avec l'empoisonneur de mon
père, et qui emploie des tournures polies pour me parler! Et c'est l'amour qui
m'a conduite à tous ces crimes!...
Le remords lui laissait à peine la force de parler; elle dit à Ludovic:
-- Je vais vous enfermer à clef dans ce salon. Je cours apprendre au médecin
qu'il ne s'agit que de laudanum; mais, grand Dieu! comment lui dirai-je que je
l'ai appris moi-même? Je reviens ensuite vous délivrer.
Mais, dit Clélia revenant en courant d'auprès de la porte, Fabrice savait-il
quelque chose du laudanum?
-- Mon Dieu non, mademoiselle, il n'y eût jamais consenti. Et puis, à quoi bon
faire une confidence inutile? nous agissons avec la prudence la plus stricte.
Il s'agit de sauver la vie à monseigneur, qui sera empoisonné d'ici à trois
semaines; l'ordre en a été donné par quelqu'un qui d'ordinaire ne trouve point
d'obstacle à ses volontés; et, pour tout dire à mademoiselle, on prétend que
c'est le terrible fiscal général Rassi qui a reçu cette commission.
Clélia s'enfuit épouvantée: elle comptait tellement sur la parfaite probité de
don Cesare, qu'en employant certaine précaution, elle osa lui dire qu'on avait
administré au général du laudanum, et pas autre chose. Sans répondre, sans
questionner, don Cesare courut au médecin.
Clélia revint au salon, où elle avait enfermé Ludovic dans l'intention de le
presser de questions sur le laudanum. Elle ne l'y trouva plus: il avait réussi
à s'échapper. Elle vit sur une table une bourse remplie de sequins, et une
petite boîte renfermant diverses sortes de poisons. La vue de ces poisons la
fit frémir. Qui me dit, pensa-t-elle, que l'on n'a donné que du laudanum à mon
père, et que la duchesse n'a pas voulu se venger de la tentative de Barbone?
-- Grand Dieu! s'écria-t-elle, me voici en rapport avec les empoisonneurs de
mon père! Et je les laisse s'échapper! Et peut-être cet homme, mis à la
question, eût avoué autre chose que du laudanum!
Aussitôt Clélia tomba à genoux fondant en larmes, et pria la Madone avec
ferveur.
Pendant ce temps, le médecin de la citadelle, fort étonné de l'avis qu'il
recevait de don Cesare, et d'après lequel il n'avait affaire qu'à du laudanum,
donna les remèdes convenables qui bientôt firent disparaître les symptômes les
plus alarmants. Le général revint un peu à lui comme le jour commençait à
paraître. Sa première action marquant de la connaissance fut de charger
d'injures le colonel commandant en second la citadelle, et qui s'était avisé de
donner quelques ordres les plus simples du monde pendant que le général n'avait
pas sa connaissance.
Le gouverneur se mit ensuite dans une fort grande colère contre une fille de
cuisine qui, en lui apportant un bouillon, s'avisa de prononcer le mot
d'apoplexie.
-- Est-ce que je suis d'âge, s'écria-t-il, à avoir des apoplexies? Il n'y a que
mes ennemis acharnés qui puissent se plaire à répandre de tels bruits. Et
d'ailleurs, est- ce que j'ai été saigné, pour que la calomnie elle-même ose parler
d'apoplexie?
Fabrice, tout occupé des préparatifs de sa fuite, ne put concevoir les bruits
étranges qui remplissaient la citadelle au moment où l'on y rapportait le
gouverneur à demi mort. D'abord il eut quelque idée que sa sentence était
changée, et qu'on venait le mettre à mort. Voyant ensuite que personne ne se
présentait dans sa chambre, il pensa que Clélia avait été trahie, qu'à sa
rentrée dans la forteresse on lui avait enlevé les cordes que probablement elle
rapportait, et qu'enfin ses projets de fuite étaient désormais impossibles. Le
lendemain, à l'aube du jour, il vit entrer dans sa chambre un homme à lui
inconnu, qui, sans dire mot, y déposa un panier de fruits: sous les fruits
était cachée la lettre suivante:
«Pénétrée des remords les plus vifs par ce qui a été fait, non pas, grâce au
ciel, de mon consentement, mais à l'occasion d'une idée que j'avais eue, j'ai
fait voeu à la très sainte Vierge que si, par l'effet de sa sainte
intercession, mon père est sauvé, jamais je n'opposerai un refus à ses ordres;
j'épouserai le marquis aussitôt que j'en serai requise par lui, et jamais je ne
vous reverrai. Toutefois, je crois qu'il est de mon devoir d'achever ce qui a
été commencé. Dimanche prochain, au retour de la messe où l'on vous conduira à ma
demande (songez à préparer votre âme, vous pouvez vous tuer dans la difficile
entreprise); au retour de la messe, dis-je, retardez le plus possible votre
rentrée dans votre chambre; vous y trouverez ce qui vous est nécessaire pour
l'entreprise méditée. Si vous périssez, j'aurai l'âme navrée! Pourrez-vous
m'accuser d'avoir contribué à votre mort? La duchesse elle- même ne m'a-t-elle
pas répété à diverses reprises que la faction Raversi l'emporte? on veut lier
le prince par une cruauté qui le sépare à jamais du comte Mosca. La duchesse,
fondant en larmes, m'a juré qu'il ne reste que cette ressource: vous périssez
si vous ne tentez rien. Je ne puis plus vous regarder, j'en ai fait le voeu;
mais si dimanche, vers le soir, vous me voyez entièrement vêtue de noir, à la
fenêtre accoutumée, ce sera le signal que la nuit suivante tout sera disposé
autant qu'il est possible à mes faibles moyens. Après onze heures, peut- être
seulement à minuit ou une heure, une petite lampe paraîtra à ma fenêtre, ce
sera l'instant décisif; recommandez-vous à votre saint patron, prenez en hâte
les habits de prêtre dont vous êtes pourvu, et marchez. »
«Adieu, Fabrice, je serai en prière, et répandant les larmes les plus amères,
vous pouvez le croire, pendant que vous courrez de si grands dangers. Si vous
périssez, je ne vous survivrai point; grand Dieu! qu'est-ce que je dis? mais si
vous réussissez, je ne vous reverrai jamais. Dimanche, après la messe, vous
trouverez dans votre prison l'argent, les poisons, les cordes, envoyés par cette
femme terrible qui vous aime avec passion, et qui m'a répété jusqu'à trois fois
qu'il fallait prendre ce parti. Dieu vous sauve et la sainte Madone! »
Fabio Conti était un geôlier toujours inquiet, toujours malheureux, voyant
toujours en songe quelqu'un de ses prisonniers lui échapper: il était abhorré
de tout ce qui était dans la citadelle; mais le malheur inspirant les mêmes
résolutions à tous les hommes, les pauvres prisonniers, ceux-là mêmes qui
étaient enchaînés dans des cachots hauts de trois pieds, larges de trois pieds
et de huit pieds de longueur et où ils ne pouvaient se tenir debout ou assis,
tous les prisonniers, même ceux-là, dis-je, eurent l'idée de faire chanter à
leur frais un Te Deum lorsqu'ils surent que leur gouverneur était hors
de danger. Deux ou trois de ces malheureux firent des sonnets en l'honneur de
Fabio Conti. O effet du malheur sur ces hommes! Que celui qui les blâme soit
conduit par sa destinée à passer un an dans un cachot haut de trois pieds, avec
huit onces de pain par jour et jeûnant les vendredis.
Clélia, qui ne quittait la chambre de son père que pour aller prier dans la
chapelle, dit que le gouverneur avait décidé que les réjouissances n'auraient
lieu que le dimanche. Le matin de ce dimanche, Fabrice assista à la messe et au
Te Deum ; le soir il y eut feu d'artifice, et dans les salles basses du
château l'on distribua aux soldats une quantité de vin quadruple de celle que
le gouverneur avait accordée; une main inconnue avait même envoyé plusieurs
tonneaux d'eau-de- vie que les soldats défoncèrent. La générosité des soldats
qui s'enivraient ne voulut pas que les cinq soldats qui faisaient faction comme
sentinelles autour du palais souffrissent de leur position; à mesure qu'ils
arrivaient à leurs guérites, un domestique affidé leur donnait du vin, et l'on
ne sait par quelle main ceux qui furent placés en sentinelle à minuit et
pendant le reste de la nuit reçurent aussi un verre d'eau-de-vie, et l'on
oubliait à chaque fois la bouteille auprès de la guérite (comme il a été prouvé
au procès qui suivit).
Le désordre dura plus longtemps que Clélia ne l'avait pensé, et ce ne fut que
vers une heure que Fabrice, qui, depuis plus de huit jours, avait scié deux
barreaux de sa fenêtre, celle qui ne donnait pas vers la volière, commença à
démonter l'abat- jour; il travaillait presque sur la tête des sentinelles qui
gardaient le palais du gouverneur, ils n'entendirent rien. Il avait fait
quelques nouveaux noeuds seulement à l'immense corde nécessaire pour descendre
de cette terrible hauteur de cent quatre-vingts pieds. Il arrangea cette corde
en bandoulière autour de son corps: elle le gênait beaucoup, son volume étant
énorme; les noeuds l'empêchaient de former masse, et elle s'écartait à plus de
dix-huit pouces du corps. Voilà le grand obstacle, se dit Fabrice.
Cette corde arrangée tant bien que mal, Fabrice prit celle avec laquelle il
comptait descendre les trente-cinq pieds qui séparaient sa fenêtre de
l'esplanade où était le palais du gouverneur. Mais comme pourtant, quelque
enivrées que fussent les sentinelles, il ne pouvait pas descendre exactement
sur leurs têtes, il sortit, comme nous l'avons dit, par la seconde fenêtre de
sa chambre, celle qui avait jour sur le toit d'une sorte de vaste corps de
garde. Par une bizarrerie de malade, dès que le général Fabio Conti avait pu
parler, il avait fait monter deux cents soldats dans cet ancien corps de garde
abandonné depuis un siècle. Il disait qu'après l'avoir empoisonné on voulait
l'assassiner dans son lit, et ces deux cents soldats devaient le garder. On
peut juger de l'effet que cette mesure imprévue produisit sur le coeur de
Clélia: cette fille pieuse sentait fort bien jusqu'à quel point elle trahissait
son père, et un père qui venait d'être presque empoisonné dans l'intérêt du
prisonnier qu'elle aimait. Elle vit presque dans l'arrivée imprévue de ces deux
cents hommes un arrêt de la Providence qui lui défendait d'aller plus avant et
de rendre la liberté à Fabrice.
Mais tout le monde dans Parme parlait de la mort prochaine du prisonnier. On
avait encore traité ce triste sujet à la fête même donnée à l'occasion du
mariage de la signora Giulia Crescenzi. Puisque pour une pareille vétille, un
coup d'épée maladroit donné à un comédien, un homme de la naissance de Fabrice
n'était pas mis en liberté au bout de neuf mois de prison et avec la protection
du premier ministre, c'est qu'il y avait de la politique dans son affaire.
Alors, inutile de s'occuper davantage de lui, avait-on dit; s'il ne convenait
pas au pouvoir de le faire mourir en place publique, il mourrait bientôt de
maladie. Un ouvrier serrurier qui avait été appelé au palais du général Fabio
Conti parla de Fabrice comme d'un prisonnier expédié depuis longtemps et dont
on taisait la mort par politique. Le mot de cet homme décida Clélia.
Livre Second - Chapitre XXII.
Dans la journée Fabrice fut attaqué par quelques réflexions sérieuses et
désagréables, mais à mesure qu'il entendait sonner les heures qui le
rapprochaient du moment de l'action, il se sentait allègre et dispos. La
duchesse lui avait écrit qu'il serait surpris par le grand air, et qu'à peine
hors de sa prison il se trouverait dans l'impossibilité de marcher; dans ce cas
il valait mieux pourtant s'exposer à être repris que se précipiter du haut d'un
mur de cent quatre-vingts pieds. Si ce malheur m'arrive, disait Fabrice, je me
coucherai contre le parapet, je dormirai une heure, puis je recommencerai;
puisque je l'ai juré à Clélia, j'aime mieux tomber du haut d'un rempart, si
élevé qu'il soit, que d'être toujours à faire des réflexions sur le goût du
pain que je mange. Quelles horribles douleurs ne doit-on pas éprouver avant la
fin, quand on meurt empoisonné! Fabio Conti n'y cherchera pas de façons, il me
fera donner de l'arsenic avec lequel il tue les rats de sa citadelle.
Vers le minuit un de ces brouillards épais et blancs que le Pô jette
quelquefois sur ses rives s'étendit d'abord sur la ville, et ensuite gagna
l'esplanade et les bastions au milieu desquels s'élève la grosse tour de la
citadelle. Fabrice crut voir que du parapet de la plate-forme, on n'apercevait
plus les petits acacias qui environnaient les jardins établis par les soldats
au pied du mur de cent quatre-vingts pieds. Voilà qui est excellent,
pensa-t-il.
Un peu après que minuit et demi eut sonné, le signal de la petite lampe parut à
la fenêtre de la volière. Fabrice était prêt à agir; il fit un signe de croix,
puis attacha à son lit la petite corde destinée à lui faire descendre les
trente-cinq pieds qui le séparaient de la plate-forme où était le palais. Il arriva
sans encombre sur le toit du corps de garde occupé depuis la veille par les
deux cents hommes de renfort dont nous avons parlé. Par malheur les soldats, à
minuit trois quarts qu'il était alors, n'étaient pas encore endormis; pendant
qu'il marchait à pas de loup sur le toit de grosses tuiles creuses, Fabrice les
entendait qui disaient que le diable était sur le toit, et qu'il fallait
essayer de le tuer d'un coup de fusil. Quelques voix prétendaient que ce
souhait était d'une grande impiété, d'autres disaient que si l'on tirait un
coup de fusil sans tuer quelque chose, le gouverneur les mettrait tous en
prison pour avoir alarmé la garnison inutilement. Toute cette belle discussion
faisait que Fabrice se hâtait le plus possible en marchant sur le toit et qu'il
faisait beaucoup plus de bruit. Le fait est qu'au moment où, pendu à sa corde,
il passa devant les fenêtres, par bonheur à quatre ou cinq pieds de distance à
cause de l'avance du toit, elles étaient hérissées de baïonnettes. Quelques-uns
ont prétendu que Fabrice toujours fou eut l'idée de jouer le rôle du diable, et
qu'il jeta à ces soldats une poignée de sequins. Ce qui est sûr, c'est qu'il
avait semé des sequins sur le plancher de sa chambre, et il en sema aussi sur
la plate-forme dans son trajet de la tour Farnèse au parapet, afin de se donner
la chance de distraire les soldats qui auraient pu se mettre à le poursuivre.
Arrivé sur la plate-forme et entouré de sentinelles qui ordinairement criaient
tous les quarts d'heure une phrase entière: Tout est bien autour de mon
poste, il dirigea ses pas vers le parapet du couchant et chercha la pierre
neuve.
Ce qui paraît incroyable et pourrait faire douter du fait si le résultat
n'avait eu pour témoin une ville entière, c'est que les sentinelles placées le
long du parapet n'aient pas vu et arrêté Fabrice; à la vérité, le brouillard
dont nous avons parlé commençait à monter, et Fabrice a dit que lorsqu'il était
sur la plate-forme, le brouillard lui semblait arrivé déjà jusqu'à moitié de la
tour Farnèse. Mais ce brouillard n'était point épais, et il apercevait fort
bien les sentinelles dont quelques-unes se promenaient. Il ajoutait que, poussé
comme par une force surnaturelle, il alla se placer hardiment entre deux
sentinelles assez voisines. Il défit tranquillement la grande corde qu'il avait
autour du corps et qui s'embrouilla deux fois; il lui fallut beaucoup de temps
pour la débrouiller et l'étendre sur le parapet. Il entendait les soldats
parler de tous les côtés, bien résolu à poignarder le premier qui s'avancerait
vers lui. Je n'étais nullement troublé, ajoutait-il, il me semblait que
j'accomplissais une cérémonie.
Il attacha sa corde enfin débrouillée à une ouverture pratiquée dans le parapet
pour l'écoulement des eaux, il monta sur ce même parapet, et pria Dieu avec
ferveur; puis, comme un héros des temps de chevalerie, il pensa un instant à
Clélia. Combien je suis différent, se dit-il, du Fabrice léger et libertin qui
entra ici il y a neuf mois! Enfin il se mit à descendre cette étonnante
hauteur. Il agissait mécaniquement, dit-il, et comme il eût fait en plein jour,
descendant devant des amis, pour gagner un pari. Vers le milieu de la hauteur,
il sentit tout à coup ses bras perdre leur force; il croit même qu'il lâcha la
corde un instant; mais bientôt il la reprit; peut-être, dit-il, il se retint
aux broussailles sur lesquelles il glissait et qui l'écorchaient. Il éprouvait
de temps à autre une douleur atroce entre les épaules, elle allait jusqu'à lui
ôter la respiration. Il y avait un mouvement d'ondulation fort incommode; il
était renvoyé sans cesse de la corde aux broussailles. Il fut touché par
plusieurs oiseaux assez gros qu'il réveillait et qui se jetaient sur lui en
s'envolant. Les premières fois il crut être atteint par des gens descendant de
la citadelle par la même voie que lui pour le poursuivre, et il s'apprêtait à
se défendre. Enfin il arriva au bas de la grosse tour sans autre inconvénient
que d'avoir les mains en sang. Il raconte que depuis le milieu de la tour, le
talus qu'elle forme lui fut fort utile; il frottait le mur en descendant, et
les plantes qui croissaient entre les pierres le retenaient beaucoup. En
arrivant en bas dans les jardins des soldats il tomba sur un acacia qui, vu
d'en haut, lui semblait avoir quatre ou cinq pieds de hauteur, et qui en avait
réellement quinze ou vingt. Un ivrogne qui se trouvait là endormi le prit pour
un voleur. En tombant de cet arbre, Fabrice se démit presque le bras gauche. Il
se mit à fuir vers le rempart, mais, à ce qu'il dit, ses jambes lui semblaient
comme du coton; il n'avait plus aucune force. Malgré le péril, il s'assit et
but un peu d'eau-de-vie qui lui restait. Il s'endormit quelques minutes au
point de ne plus savoir où il était; en se réveillant il ne pouvait comprendre
comment, se trouvant dans sa chambre, il voyait des arbres. Enfin la terrible
vérité revint à sa mémoire. Aussitôt il marcha vers le rempart; il y monta par
un grand escalier. La sentinelle, qui était placée tout près, ronflait dans sa
guérite. Il trouva une pièce de canon gisant dans l'herbe; il y attacha sa
troisième corde; elle se trouva un peu trop courte, et il tomba dans un fossé
bourbeux où il pouvait y avoir un pied d'eau. Pendant qu'il se relevait et
cherchait à se reconnaître, il se sentit saisi par deux hommes: il eut peur un
instant; mais bientôt il entendit prononcer près de son oreille et à voix
basse: Ah! monsignore! monsignore! Il comprit vaguement que ces hommes
appartenaient à la duchesse; aussitôt il s'évanouit profondément. Quelque temps
après il sentit qu'il était porté par des hommes qui marchaient en silence et
fort vite; puis on s'arrêta, ce qui lui donna beaucoup d'inquiétude. Mais il
n'avait ni la force de parler ni celle d'ouvrir les yeux; il sentait qu'on le
serrait; tout à coup il reconnut le parfum des vêtements de la duchesse. Ce
parfum le ranima; il ouvrit les yeux; il put prononcer les mots: Ah! chère
amie! puis il s'évanouit de nouveau profondément.
Le fidèle Bruno, avec une escouade de gens de police dévoués au comte, était en
réserve à deux cents pas; le comte lui-même était caché dans une petite maison
tout près du lieu où la duchesse attendait. Il n'eût pas hésité, s'il l'eût
fallu, à mettre l'épée à la main avec quelques officiers à demi-solde, ses amis
intimes; il se regardait comme obligé de sauver la vie à Fabrice, qui lui
semblait grandement exposé, et qui jadis eût eu sa grâce signée du prince, si
lui Mosca n'eût eu la sottise de vouloir éviter une sottise écrite au
souverain.
Depuis minuit la duchesse, entourée d'hommes armés jusqu'aux dents, errait dans
un profond silence devant les remparts de la citadelle; elle ne pouvait rester
en place, elle pensait qu'elle aurait à combattre pour enlever Fabrice à des
gens qui le poursuivraient. Cette imagination ardente avait pris cent précautions,
trop longues à détailler ici, et d'une imprudence incroyable. On a calculé que
plus de quatre-vingts agents étaient sur pied cette nuit-là, s'attendant à se
battre pour quelque chose d'extraordinaire. Par bonheur, Ferrante et Ludovic
étaient à la tête de tout cela, et le ministre de la police n'était pas
hostile; mais le comte lui-même remarqua que la duchesse ne fut trahie par
personne, et qu'il ne sut rien comme ministre.
La duchesse perdit la tête absolument en revoyant Fabrice; elle le serrait
convulsivement dans ses bras, puis fut au désespoir en se voyant couverte de
sang: c'était celui des mains de Fabrice; elle le crut dangereusement blessé.
Aidée d'un de ses gens, elle lui ôtait son habit pour le panser, lorsque
Ludovic, qui, par bonheur, se trouvait là, mit d'autorité la duchesse et
Fabrice dans une des petites voitures qui étaient cachées dans un jardin près
de la porte de la ville, et l'on partit ventre à terre pour aller passer le Pô
près de Sacca. Ferrante, avec vingt hommes bien armés, faisait l'arrière-garde,
et avait promis sur sa tête d'arrêter la poursuite. Le comte, seul et à pied,
ne quitta les environs de la citadelle que deux heures plus tard, quand il vit
que rien ne bougeait. Me voici en haute trahison! se disait-il ivre de joie.
Ludovic eut l'idée excellente de placer dans une voiture un jeune chirurgien
attaché à la maison de la duchesse, et qui avait beaucoup de la tournure de
Fabrice.
-- Prenez la fuite, lui dit-il, du côté de Bologne; soyez fort maladroit,
tâchez de vous faire arrêter; alors coupez-vous dans vos réponses, et enfin
avouez que vous êtes Fabrice del Dongo; surtout gagnez du temps. Mettez de
l'adresse à être maladroit, vous en serez quitte pour un mois de prison, et
madame vous donnera 50 sequins.
-- Est-ce qu'on songe à l'argent quand on sert madame?
Il partit, et fut arrêté quelques heures plus tard, ce qui causa une joie bien
plaisante au général Fabio Conti et à Rassi, qui, avec le danger de Fabrice,
voyait s'envoler sa baronnie.
L'évasion ne fut connue à la citadelle que sur les six heures du matin, et ce
ne fut qu'à dix qu'on osa en instruire le prince. La duchesse avait été si bien
servie que, malgré le profond sommeil de Fabrice, qu'elle prenait pour un
évanouissement mortel, ce qui fit que trois fois elle fit arrêter la voiture,
elle passait le Pô dans une barque comme quatre heures sonnaient. Il y avait
des relais sur la rive gauche; on fit encore deux lieues avec une extrême
rapidité, puis on fut arrêté plus d'une heure pour la vérification des passeports.
La duchesse en avait de toutes les sortes pour elle et pour Fabrice; mais elle
était folle ce jour-là, elle s'avisa de donner dix napoléons au commis de la
police autrichienne, et de lui prendre la main en fondant en larmes. Ce commis,
fort effrayé, recommença l'examen. On prit la poste; la duchesse payait d'une
façon si extravagante, que partout elle excitait les soupçons en ce pays où
tout étranger est suspect. Ludovic lui vint encore en aide; il dit que Mme la
duchesse était folle de douleur, à cause de la fièvre continue du jeune comte
Mosca, fils du premier ministre de Parme, qu'elle emmenait avec elle consulter
les médecins de Pavie.
Ce ne fut qu'à dix lieues par delà le Pô que le prisonnier se réveilla tout à
fait, il avait une épaule luxée et force écorchures. La duchesse avait encore
des façons si extraordinaires que le maître d'une auberge de village, où l'on
dîna, crut avoir affaire à une princesse du sang impérial, et allait lui faire
rendre les honneurs qu'il croyait lui être dus, lorsque Ludovic dit à cet homme
que la princesse le ferait immanquablement mettre en prison s'il s'avisait de
faire sonner les cloches.
Enfin, sur les six heures du soir, on arriva au territoire piémontais. Là
seulement Fabrice était en toute sûreté; on le conduisit dans un petit village
écarté de la grande route; on pansa ses mains, et il dormit encore quelques
heures.
Ce fut dans ce village que la duchesse se livra à une action non seulement
horrible aux yeux de la morale, mais qui fut encore bien funeste à la tranquillité
du reste de sa vie. Quelques semaines avant l'évasion de Fabrice, et un jour
que tout Parme était allé à la porte de la citadelle pour tâcher de voir dans
la cour l'échafaud qu'on dressait en son honneur, la duchesse avait montré à
Ludovic, devenu le factotum de sa maison, le secret au moyen duquel on faisait
sortir d'un petit cadre de fer, fort bien caché, une des pierres formant le
fond du fameux réservoir d'eau du palais Sanseverina, ouvrage du treizième
siècle, et dont nous avons parlé. Pendant que Fabrice dormait dans la trattoria
de ce petit village, la duchesse fit appeler Ludovic; il la crut devenue folle,
tant les regards qu'elle lui lançait étaient singuliers.
-- Vous devez vous attendre, lui dit-elle, que je vais vous donner quelques milliers
de francs: eh bien! non; je vous connais, vous êtes un poète, vous auriez
bientôt mangé cet argent. Je vous donne la petite terre de la Ricciarda, à une
lieue de Casal-Maggiore. Ludovic se jeta à ses pieds fou de joie, et protestant
avec l'accent du coeur que ce n'était point pour gagner de l'argent qu'il avait
contribué à sauver monsignore Fabrice; qu'il l'avait toujours aimé d'une façon
particulière depuis qu'il avait eu l'honneur de le conduire une fois en sa
qualité de troisième cocher de madame. Quand cet homme, qui réellement avait du
coeur, crut avoir assez occupé de lui une aussi grande dame, il prit congé;
mais elle, avec des yeux étincelants, lui dit:
-- Restez.
Elle se promenait sans mot dire dans cette chambre de cabaret, regardant de temps
à autre Ludovic avec des yeux incroyables. Enfin cet homme, voyant que cette
étrange promenade ne prenait point de fin, crut devoir adresser la parole à sa
maîtresse.
-- Madame m'a fait un don tellement exagéré, tellement au-dessus de tout ce
qu'un pauvre homme tel que moi pouvait s'imaginer, tellement supérieur surtout
aux faibles services que j'ai eu l'honneur de rendre, que je crois en
conscience ne pas pouvoir garder sa terre de la Ricciarda. J'ai l'honneur de
rendre cette terre à madame, et de la prier de m'accorder une pension de quatre
cents francs.
-- Combien de fois en votre vie, lui dit-elle avec la hauteur la plus sombre,
combien de fois avez-vous ouï dire que j'avais déserté un projet une fois
énoncé par moi?
Après cette phrase, la duchesse se promena encore durant quelques minutes;
puis, s'arrêtant tout à coup, elle s'écria:
-- C'est par hasard et parce qu'il a su plaire à cette petite fille, que la vie
de Fabrice a été sauvée! S'il n'avait été aimable, il mourait. Est-ce que vous
pourrez me nier cela? dit-elle en marchant sur Ludovic avec des yeux où
éclatait la plus sombre fureur. Ludovic recula de quelques pas et la crut
folle, ce qui lui donna de vives inquiétudes pour la propriété de sa terre de
la Ricciarda.
-- Eh bien! reprit la duchesse du ton le plus doux et le plus gai, et changée
du tout au tout, je veux que mes bons habitants de Sacca aient une journée
folle et de laquelle ils se souviennent longtemps. Vous allez retourner à
Sacca, avez-vous quelque objection? Pensez-vous courir quelque danger?
-- Peu de chose, madame: aucun des habitants de Sacca ne dira jamais que
j'étais de la suite de monsignore Fabrice. D'ailleurs, si j'ose le dire à
madame, je brûle de voir ma terre de la Ricciarda: il me semble si drôle
d'être propriétaire!
-- Ta gaieté me plaît. Le fermier de la Ricciarda me doit, je pense, trois ou
quatre ans de son fermage: je lui fais cadeau de la moitié de ce qu'il me doit,
et l'autre moitié de tous ces arrérages, je te la donne, mais à cette
condition: tu vas aller à Sacca, tu diras qu'après-demain est le jour de la
fête d'une de mes patronnes, et, le soir qui suivra ton arrivée, tu feras
illuminer mon château de la façon la plus splendide. N'épargne ni argent ni
peine: songe qu'il s'agit du plus grand bonheur de ma vie. De longue main j'ai
préparé cette illumination; depuis plus de trois ans j'ai réuni dans les caves
du château tout ce qui peut servir à cette noble fête; j'ai donné en dépôt au
jardinier toutes les pièces d'artifice nécessaires pour un feu magnifique: tu
le feras tirer sur la terrasse qui regarde le Pô. J'ai quatre-vingt-neuf grands
tonneaux de vin dans mes caves, tu feras établir quatre-vingt-neuf fontaines de
vin dans mon parc. Si le lendemain il reste une bouteille de vin qui ne soit
pas bue, je dirai que tu n'aimes pas Fabrice. Quand les fontaines de vin,
l'illumination et le feu d'artifice seront bien en train, tu t'esquiveras
prudemment, car il est possible, et c'est mon espoir, qu'à Parme toutes ces
belles choses-là paraissent une insolence.
-- C'est ce qui n'est pas possible, seulement c'est sûr; comme il est certain
aussi que le fiscal Rassi, qui a signé la sentence de monsignore, en crèvera de
rage. Et même... ajouta Ludovic avec timidité, si madame voulait faire plus de
plaisir à son pauvre serviteur que de lui donner la moitié des arrérages de la
Ricciarda, elle me permettrait de faire une petite plaisanterie à ce Rassi...
-- Tu es un brave homme! s'écria la duchesse avec transport, mais je te défends
absolument de rien faire à Rassi; j'ai le projet de le faire pendre en public,
plus tard. Quant à toi, tâche de ne pas te faire arrêter à Sacca, tout serait
gâté si je te perdais.
-- Moi, madame! Quand j'aurai dit que je fête une des patronnes de madame, si
la police envoyait trente gendarmes pour déranger quelque chose, soyez sûre
qu'avant d'être arrivés à la croix rouge qui est au milieu du village, pas un
d'eux ne serait à cheval. Ils ne se mouchent pas du coude, non les habitants de
Sacca; tous contrebandiers finis et qui adorent madame.
-- Enfin, reprit la duchesse d'un air singulièrement dégagé, si je donne du vin
à mes braves gens de Sacca, je veux inonder les habitants de Parme, le même
soir où mon château sera illuminé, prends le meilleur cheval de mon écurie,
cours à mon palais, à Parme, et ouvre le réservoir.
-- Ah! l'excellente idée qu'a madame! s'écria Ludovic, riant comme un fou, du
vin aux braves gens de Sacca, de l'eau aux bourgeois de Parme qui étaient si
sûrs, les misérables, que monsignore Fabrice allait être empoisonné comme le
pauvre L...
La joie de Ludovic n'en finissait point; la duchesse regardait avec
complaisance ses rires fous; il répétait sans cesse: Du vin aux gens de Sacca
et de l'eau à ceux de Parme! Madame sait sans doute mieux que moi que lorsqu'on
vida imprudemment le réservoir, il y a une vingtaine d'années, il y eut jusqu'à
un pied d'eau dans plusieurs des rues de Parme.
-- Et de l'eau aux gens de Parme, répliqua la duchesse en riant. La promenade
devant la citadelle eût été remplie de monde si l'on eût coupé le cou à
Fabrice... Tout le monde l'appelle le grand coupable... Mais, surtout,
fais cela avec adresse, que jamais personne vivante ne sache que cette
inondation a été faite par toi, ni ordonnée par moi. Fabrice, le comte
lui-même, doivent ignorer cette folle plaisanterie... Mais j'oubliais les
pauvres de Sacca; va-t'en écrire une lettre à mon homme d'affaires, que je
signerai; tu lui diras que pour la fête de ma sainte patronne il distribue cent
sequins aux pauvres de Sacca et qu'il t'obéisse en tout pour l'illumination, le
feu d'artifice et le vin; que le lendemain surtout il ne reste pas une
bouteille pleine dans mes caves.
-- L'homme d'affaires de madame ne se trouvera embarrassé qu'en un point:
depuis cinq ans que madame a le château, elle n'a pas laissé dix pauvres dans
Sacca.
-- Et de l'eau pour les gens de Parme! reprit la duchesse en chantant.
Comment exécuteras-tu cette plaisanterie?
-- Mon plan est tout fait: je pars de Sacca sur les neuf heures, à dix et demie
mon cheval est à l'auberge des Trois Ganaches, sur la route de
Casal-Maggiore et de ma terre de la Ricciarda; à onze heures je suis
dans ma chambre au palais, et à onze heures et un quart de l'eau pour les gens
de Parme, et plus qu'ils n'en voudront, pour boire à la santé du grand coupable.
Dix minutes plus tard je sors de la ville par la route de Bologne. Je fais, en
passant, un profond salut à la citadelle, que le courage de monsignore et
l'esprit de madame viennent de déshonorer; je prends un sentier dans la
campagne, de moi bien connu, et je fais mon entrée à la Ricciarda.
Ludovic leva les yeux sur la duchesse et fut effrayé: elle regardait fixement
la muraille nue à six pas d'elle et, il faut en convenir, son regard était
atroce. Ah! ma pauvre terre! pensa Ludovic; le fait est qu'elle est folle! La
duchesse le regarda et devina sa pensée.
-- Ah! monsieur Ludovic le grand poète, vous voulez une donation par écrit:
courez me chercher une feuille de papier. Ludovic ne se fit pas répéter cet
ordre, et la duchesse écrivit de sa main une longue reconnaissance antidatée
d'un an, et par laquelle elle déclarait avoir reçu, de Ludovic San-Micheli la
somme de 80 000 francs, et lui avoir donné en gage la terre de la Ricciarda. Si
après douze mois révolus la duchesse n'avait pas rendu lesdits 80 000 francs à
Ludovic, la terre de la Ricciarda resterait sa propriété.
Il est beau, se disait la duchesse, de donner à un serviteur fidèle le tiers à
peu près de ce qui me reste pour moi-même.
-- Ah ça! dit la duchesse à Ludovic, après la plaisanterie du réservoir, je ne
te donne que deux jours pour te réjouir à Casal-Maggiore. Pour que la vente
soit valable, dis que c'est une affaire qui remonte à plus d'un an. Reviens me
rejoindre à Belgirate, et cela sans le moindre délai; Fabrice ira peut-être en
Angleterre où tu le suivras.
Le lendemain de bonne heure la duchesse et Fabrice étaient à Belgirate.
On s'établit dans ce village enchanteur; mais un chagrin mortel attendait la
duchesse sur ce beau lac. Fabrice était entièrement changé; dès les premiers
moments où il s'était réveillé de son sommeil, en quelque sorte léthargique,
après sa fuite, la duchesse s'était aperçue qu'il se passait en lui quelque
chose d'extraordinaire. Le sentiment profond par lui caché avec beaucoup de
soin était assez bizarre, ce n'était rien moins que ceci: il était au désespoir
d'être hors de prison. Il se gardait bien d'avouer cette cause de sa tristesse,
elle eût amené des questions auxquelles il ne voulait pas répondre.
-- Mais quoi! lui disait la duchesse étonnée, cette horrible sensation lorsque
la faim te forçait à te nourrir, pour ne pas tomber, d'un de ces mets
détestables fournis par la cuisine de la prison, cette sensation, y a-t-il ici
quelque goût singulier, est-ce que je m'empoisonne en cet instant, cette
sensation ne te fait pas horreur?
-- Je pensais à la mort, répondait Fabrice, comme je suppose qu'y pensent les
soldats: c'était une chose possible que je pensais bien éviter par mon adresse.
Ainsi quelle inquiétude, quelle douleur pour la duchesse! Cet être adoré, singulier,
vif, original, était désormais sous ses yeux en proie à une rêverie profonde;
il préférait la solitude même au plaisir de parler de toutes choses, et à coeur
ouvert, à la meilleure amie qu'il eût au monde. Toujours il était bon,
empressé, reconnaissant auprès de la duchesse, il eût comme jadis donné cent
fois sa vie pour elle; mais son âme était ailleurs. On faisait souvent quatre
ou cinq lieues sur ce lac sublime sans se dire une parole. La conversation,
l'échange de pensées froides désormais possible entre eux, eût peut-être semblé
agréable à d'autres: mais eux se souvenaient encore, la duchesse surtout, de ce
qu'était leur conversation avant ce fatal combat avec Giletti qui les avait
séparés. Fabrice devait à la duchesse l'histoire des neuf mois passés dans une
horrible prison, et il se trouvait que sur ce séjour il n'avait à dire que des
paroles brèves et incomplètes.
Voilà ce qui devait arriver tôt ou tard, se disait la duchesse avec une
tristesse sombre. Le chagrin m'a vieillie, ou bien il aime réellement, et je
n'ai plus que la seconde place dans son coeur. Avilie, atterrée par ce plus
grand des chagrins possibles, la duchesse se disait quelquefois: Si le ciel
voulait que Ferrante fût devenu tout à fait fou ou manquât de courage, il me
semble que je serais moins malheureuse. Dès ce moment ce demi-remords
empoisonna l'estime que la duchesse avait pour son propre caractère. Ainsi, se
disait-elle avec amertume, je me repens d'une résolution prise: Je ne suis donc
plus une del Dongo!
Le ciel l'a voulu, reprenait-elle: Fabrice est amoureux, et de quel droit
voudrais-je qu'il ne fût pas amoureux? Une seule parole d'amour véritable
a-t-elle jamais été échangée entre nous?
Cette idée si raisonnable lui ôta le sommeil, et enfin ce qui montrait que la vieillesse
et l'affaiblissement de l'âme étaient arrivées pour elle avec la perspective
d'une illustre vengeance, elle était cent fois plus malheureuse à Belgirate
qu'à Parme. Quant à la personne qui pouvait causer l'étrange rêverie de
Fabrice, il n'était guère possible d'avoir des doutes raisonnables: Clélia
Conti, cette fille si pieuse, avait trahi son père puisqu'elle avait consenti à
enivrer la garnison, et jamais Fabrice ne parlait de Clélia! Mais, ajoutait la
duchesse se frappant la poitrine avec désespoir, si la garnison n'eût pas été
enivrée, toutes mes inventions, tous mes soins devenaient inutiles; ainsi c'est
elle qui l'a sauvé!
C'était avec une extrême difficulté que la duchesse obtenait de Fabrice des
détails sur les événements de cette nuit, qui, se disait la duchesse, autrefois
eût formé entre nous le sujet d'un entretien sans cesse renaissant! Dans ces
temps fortunés, il eût parlé tout un jour et avec une verve et une gaieté sans
cesse renaissantes sur la moindre bagatelle que je m'avisais de mettre en
avant.
Comme il fallait tout prévoir, la duchesse avait établi Fabrice au port de
Locarno, ville suisse à l'extrémité du lac Majeur. Tous les jours elle allait
le prendre en bateau pour de longues promenades sur le lac. Eh bien! une fois
qu'elle s'avisa de monter chez lui, elle trouva sa chambre tapissée d'une
quantité de vues de la ville de Parme qu'il avait fait venir de Milan ou de
Parme même, pays qu'il aurait dû tenir en abomination. Son petit salon, changé
en atelier, était encombré de tout l'appareil d'un peintre à l'aquarelle, et
elle le trouva finissant une troisième vue de la tour Farnèse et du palais du
gouverneur.
-- Il ne te manque plus, lui dit-elle d'un air piqué, que de faire de souvenir
le portrait de cet aimable gouverneur qui voulait seulement t'empoisonner. Mais
j'y songe, continua la duchesse, tu devrais lui écrire une lettre d'excuses
d'avoir pris la liberté de te sauver et de donner un ridicule à sa citadelle.
La pauvre femme ne croyait pas dire si vrai: à peine arrivé en lieu de sûreté,
le premier soin de Fabrice avait été d'écrire au général Fabio Conti une lettre
parfaitement polie et dans un certain sens bien ridicule; il lui demandait
pardon de s'être sauvé, alléguant pour excuse qu'il avait pu croire que certain
subalterne de la prison avait été chargé de lui administrer du poison. Peu lui
importait ce qu'il écrivait, Fabrice espérait que les yeux de Clélia verraient
cette lettre, et sa figure était couverte de larmes en l'écrivant. Il la
termina par une phrase bien plaisante: il osait dire que, se trouvant en
liberté, souvent il lui arrivait de regretter sa petite chambre de la tour
Farnèse. C'était là la pensée capitale de sa lettre, il espérait que Clélia la
comprendrait. Dans son humeur écrivante, et dans l'espoir d'être lu par
quelqu'un, Fabrice adressa des remerciements à don Cesare, ce bon aumônier qui
lui avait prêté des livres de théologie. Quelques jours plus tard, Fabrice
engagea le petit libraire de Locarno à faire le voyage de Milan, où ce
libraire, ami du célèbre bibliomane Reina, acheta les plus magnifiques éditions
qu'il pût trouver des ouvrages prêtés par don Cesare. Le bon aumônier reçut ces
livres et une belle lettre qui lui disait que, dans des moments d'impatience,
peut- être pardonnables à un pauvre prisonnier, on avait chargé les marges de
ces livres de notes ridicules. On le suppliait en conséquence de les remplacer
dans sa bibliothèque par les volumes que la plus vive reconnaissance se
permettait de lui présenter.
Fabrice était bien bon de donner le simple nom de notes aux griffonnages
infinis dont il avait chargé les marges d'un exemplaire in-folio des oeuvres de
saint Jérôme. Dans l'espoir qu'il pourrait renvoyer ce livre au bon aumônier,
et l'échanger contre un autre, il avait écrit jour par jour sur les marges un
journal fort exact de tout ce qui lui arrivait en prison; les grands événements
n'étaient autre chose que des extases d'amour divin (ce mot divin en
remplaçait un autre qu'on n'osait écrire). Tantôt cet amour divin conduisait le
prisonnier à un profond désespoir, d'autres fois une voix entendue à travers
les airs rendait quelque espérance et causait des transports de bonheur. Tout
cela, heureusement, était écrit avec une encre de prison, formée de vin, de
chocolat et de suie, et don Cesare n'avait fait qu'y jeter un coup d'oeil en
replaçant dans sa bibliothèque le volume de saint Jérôme. S'il en avait suivi
les marges, il aurait vu qu'un jour le prisonnier, se croyant empoisonné, se
félicitait de mourir à moins de quarante pas de distance de ce qu'il avait aimé
le mieux dans ce monde. Mais un autre oeil que celui du bon aumônier avait lu
cette page depuis la fuite. Cette belle idée: Mourir près de ce qu'on aime!
exprimée de cent façons différentes, était suivie d'un sonnet où l'on voyait que
l'âme séparée, après des tourments atroces, de ce corps fragile qu'elle avait
habité pendant vingt-trois ans, poussée par cet instinct de bonheur naturel à
tout ce qui exista une fois, ne remonterait pas au ciel se mêler aux choeurs
des anges aussitôt qu'elle serait libre et dans le cas où le jugement terrible
lui accorderait le pardon de ses péchés mais que, plus heureuse après la mort
qu'elle n'avait été durant la vie, elle irait à quelques pas de la prison, où
si longtemps elle avait gémi, se réunir à tout ce qu'elle avait aimé au monde.
Et ainsi, disait le dernier vers du sonnet, j'aurai trouvé mon paradis sur la
terre.
Quoiqu'on ne parlât de Fabrice à la citadelle de Parme que comme d'un traître
infâme qui avait violé les devoirs les plus sacrés, toutefois le bon prêtre don
Cesare fut ravi par la vue des beaux livres qu'un inconnu lui faisait parvenir;
car Fabrice avait eu l'attention de n'écrire que quelques jours après l'envoi,
de peur que son nom ne fît renvoyer tout le paquet avec indignation. Don Cesare
ne parla point de cette attention à son frère, qui entrait en fureur au seul
nom de Fabrice; mais depuis la fuite de ce dernier, il avait repris toute son
ancienne intimité avec son aimable nièce; et comme il lui avait enseigné jadis
quelques mots de latin, il lui fit voir les beaux ouvrages qu'il recevait. Tel
avait été l'espoir du voyageur. Tout à coup Clélia rougit extrêmement, elle
venait de reconnaître l'écriture de Fabrice. De grands morceaux fort étroits de
papier jaune étaient placés en guise de signets en divers endroits du volume.
Et comme il est vrai de dire qu'au milieu des plats intérêts d'argent, et de la
froideur décolorée des pensées vulgaires qui remplissent notre vie, les
démarches inspirées par une vraie passion manquent rarement de produire leur
effet; comme si une divinité propice prenait le soin de les conduire par la
main, Clélia, guidée par cet instinct et par la pensée d'une seule chose au
monde, demanda à son oncle de comparer l'ancien exemplaire de saint Jérôme avec
celui qu'il venait de recevoir. Comment dire son ravissement au milieu de la
sombre tristesse où l'absence de Fabrice l'avait plongée, lorsqu'elle trouva
sur les marges de l'ancien saint Jérôme le sonnet dont nous avons parlé, et les
mémoires, jour par jour, de l'amour qu'on avait senti pour elle!
Dès le premier jour elle sut le sonnet par coeur; elle le chantait, appuyée sur
sa fenêtre, devant la fenêtre désormais solitaire, où elle avait vu si souvent
une petite ouverture se démasquer dans l'abat-jour. Cet abat-jour avait été
démonté pour être placé sur le bureau du tribunal et servir de pièce de
conviction dans un procès ridicule que Rassi instruisait contre Fabrice, accusé
du crime de s'être sauvé, ou comme disait le fiscal en riant lui-même, de
s'être dérobé à la clémence d'un prince magnanime!
Chacune des démarches de Clélia était pour elle l'objet d'un vif remords, et
depuis qu'elle était malheureuse les remords étaient plus vifs. Elle cherchait
à apaiser un peu les reproches qu'elle s'adressait, en se rappelant le voeu de
ne jamais revoir Fabrice, fait par elle à la Madone lors du
demi-empoisonnement du général, et depuis chaque jour renouvelé. Son père avait
été malade de l'évasion de Fabrice, et, de plus, il avait été sur le point de
perdre sa place, lorsque le prince, dans sa colère, destitua tous les geôliers
de la tour Farnèse, et les fit passer comme prisonniers dans la prison de la
ville. Le général avait été sauvé en partie par l'intercession du comte Mosca,
qui aimait mieux le voir enfermé au sommet de sa citadelle, que rival actif et
intrigant dans les cercles de la cour.
Ce fut pendant les quinze jours que dura l'incertitude relativement à la
disgrâce du général Fabio Conti, réellement malade, que Clélia eut le courage
d'exécuter le sacrifice qu'elle avait annoncé à Fabrice. Elle avait eu l'esprit
d'être malade le jour des réjouissances générales, qui fut aussi celui de la
fuite du prisonnier comme le lecteur s'en souvient peut-être; elle fut malade
aussi le lendemain, et, en un mot, sut si bien se conduire, qu'à l'exception de
geôlier Grillo, chargé spécialement de la garde de Fabrice, personne n'eut de
soupçons sur sa complicité, et Grillo se tut.
Mais aussitôt que Clélia n'eut plus d'inquiétudes de ce côté, elle fut plus
cruellement agitée encore par ses justes remords. Quelle raison au monde, se
disait-elle, peut diminuer le crime d'une fille qui trahit son père?
Un soir, après une journée passée presque tout entière à la chapelle et dans
les larmes, elle pria son oncle, don Cesare, de l'accompagner chez le général,
dont les accès de fureur l'effrayaient d'autant plus, qu'à tout propos il y
mêlait des imprécations contre Fabrice, cet abominable traître.
Arrivée en présence de son père, elle eut le courage de lui dire que si
toujours elle avait refusé de donner la main au marquis Crescenzi, c'est
qu'elle ne sentait aucune inclination pour lui, et qu'elle était assurée de ne
point trouver le bonheur dans cette union. A ces mots, le général entra en
fureur; et Clélia eut assez de peine à reprendre la parole. Elle ajouta que si
son père, séduit par la grande fortune du marquis, croyait devoir lui donner
l'ordre précis de l'épouser, elle était prête à obéir. Le général fut tout
étonné de cette conclusion, à laquelle il était loin de s'attendre; il finit
pourtant par s'en réjouir. Ainsi, dit-il à son frère, je ne serai pas réduit à
loger dans un second étage, si ce polisson de Fabrice me fait perdre ma place
par son mauvais procédé.
Le comte Mosca ne manquait pas de se montrer profondément scandalisé de
l'évasion de ce mauvais sujet de Fabrice, et répétait dans l'occasion la
phrase inventée par Rassi sur le plat procédé de ce jeune homme, fort vulgaire
d'ailleurs, qui s'était soustrait à la clémence du prince. Cette phrase
spirituelle, consacrée par la bonne compagnie, ne prit point dans le peuple.
Laissé à son bon sens, et tout en croyant Fabrice fort coupable, il admirait la
résolution qu'il avait fallu pour se lancer d'un mur si haut. Pas un être de la
cour n'admira ce courage. Quant à la police, fort humiliée de cet échec, elle
avait découvert officiellement qu'une troupe de vingt soldats gagnés par les
distributions d'argent de la duchesse, cette femme si atrocement ingrate, et
dont on ne prononçait plus le nom qu'avec un soupir, avaient tendu à Fabrice
quatre échelles liées ensemble, et de quarante-cinq pieds de longueur chacune:
Fabrice ayant tendu une corde qu'on avait liée aux échelles n'avait eu que le
mérite fort vulgaire d'attirer ces échelles à lui. Quelques libéraux connus par
leur imprudence, et entre autre le médecin C ***, agent payé directement par le
prince, ajoutaient, mais en se compromettant, que cette police atroce avait eu
la barbarie de faire fusiller huit des malheureux soldats qui avaient facilité
la fuite de cet ingrat Fabrice. Alors il fut blâmé même des libéraux
véritables, comme ayant causé par son imprudence la mort de huit pauvres
soldats. C'est ainsi que les petits despotismes réduisent à rien la valeur de
l'opinion [Tr. J. F. M. 31.].
Livre Second - Chapitre XXIII.
Au milieu de ce déchaînement général, le seul archevêque Landriani se montra
fidèle à la cause de son jeune ami; il osait répéter, même à la cour de la
princesse, la maxime de droit suivant laquelle, dans tout procès, il faut
réserver une oreille pure de tout préjugé pour entendre les justifications d'un
absent.
Dès le lendemain de l'évasion de Fabrice, plusieurs personnes avaient reçu un
sonnet assez médiocre qui célébrait cette fuite comme une des belles actions du
siècle, et comparait Fabrice à un ange arrivant sur la terre les ailes
étendues. Le surlendemain soir, tout Parme répétait un sonnet sublime. C'était
le monologue de Fabrice se laissant glisser le long de la corde, et jugeant les
divers incidents de sa vie. Ce sonnet lui donna rang dans l'opinion par deux
vers magnifiques, tous les connaisseurs reconnurent le style de Ferrante Palla.
Mais ici il me faudrait chercher le style épique: où trouver des couleurs pour
peindre les torrents d'indignation qui tout à coup submergèrent tous les coeurs
bien pensants, lorsqu'on apprit l'effroyable insolence de cette illumination du
château de Sacca? Il n'y eut qu'un cri contre la duchesse; même les libéraux
véritables trouvèrent que c'était compromettre d'une façon barbare les pauvres
suspects retenus dans les diverses prisons, et exaspérer inutilement le coeur
du souverain. Le comte Mosca déclara qu'il ne restait plus qu'une ressource aux
anciens amis de la duchesse, c'était de l'oublier. Le concert d'exécration fut
donc unanime: un étranger passant par la ville eût été frappé de l'énergie de
l'opinion publique. Mais en ce pays où l'on sait apprécier le plaisir de la
vengeance, l'illumination de Sacca et la fête admirable donnée dans le parc à
plus de six mille paysans eurent un immense succès. Tout le monde répétait à
Parme que la duchesse avait fait distribuer mille sequins à ses paysans; on
expliquait ainsi l'accueil un peu dur fait à une trentaine de gendarmes que la
police avait eu la nigauderie d'envoyer dans ce petit village, trente-six
heures après la soirée sublime et l'ivresse générale qui l'avait suivie. Les
gendarmes, accueillis à coups de pierres, avaient pris la fuite, et deux
d'entre eux, tombés de cheval, avaient été jetés dans le Pô.
Quant à la rupture du grand réservoir d'eau du palais Sanseverina, elle avait
passé à peu près inaperçue: c'était pendant la nuit que quelques rues avaient
été plus ou moins inondées, le lendemain on eût dit qu'il avait plu. Ludovic
avait eu soin de briser les vitres d'une fenêtre du palais, de façon que
l'entrée des voleurs était expliquée.
On avait même trouvé une petite échelle. Le seul comte Mosca reconnut le génie
de son amie.
Fabrice était parfaitement décidé à revenir à Parme aussitôt qu'il le pourrait;
il envoya Ludovic porter une longue lettre à l'archevêque, et ce fidèle
serviteur revint mettre à la poste au premier village du Piémont, à Sannazaro,
au couchant de Pavie, une épître latine que le digne prélat adressait à son
jeune protégé. Nous ajouterons un détail qui, comme plusieurs autres sans
doute, fera longueur dans les pays où l'on n'a plus besoin de précautions. Le
nom de Fabrice del Dongo n'était jamais écrit; toutes les lettres qui lui
étaient destinées étaient adressées à Ludovic San Micheli, à Locarno en Suisse,
ou à Belgirate en Piémont. L'enveloppe était faite d'un papier grossier, le
cachet mal appliqué, l'adresse à peine lisible, et quelquefois ornée de
recommandations dignes d'une cuisinière; toutes les lettres étaient datées de
Naples six jours avant la date véritable.
Du village piémontais de Sannazaro, près de Pavie, Ludovic retourna en toute
hâte à Parme: il était chargé d'une mission à laquelle Fabrice mettait la plus
grande importance; il ne s'agissait de rien moins que de faire parvenir à
Clélia Conti un mouchoir de soie sur lequel était imprimé un sonnet de
Pétrarque. Il est vrai qu'un mot était changé à ce sonnet; Clélia le trouva sur
sa table deux jours après avoir reçu les remerciements du marquis Crescenzi qui
se disait le plus heureux des hommes, et il n'est pas besoin de dire quelle impression
cette marque d'un souvenir toujours constant produisit sur son coeur.
Ludovic devait chercher à se procurer tous les détails possibles sur ce qui se
passait à la citadelle. Ce fut lui qui apprit à Fabrice la triste nouvelle que
le mariage du marquis Crescenzi semblait désormais une chose décidée; il ne se
passait presque pas de journée sans qu'il donnât une fête à Clélia, dans
l'intérieur de la citadelle. Une preuve décisive du mariage c'est que ce
marquis, immensément riche et par conséquent fort avare, comme c'est l'usage
parmi les gens opulents du nord de l'Italie, faisait des préparatifs immenses,
et pourtant il épousait une fille sans dot. Il est vrai que la vanité du
général Fabio Conti, fort choquée de cette remarque, la première qui se fût
présentée à l'esprit de tous ses compatriotes, venait d'acheter une terre de
plus de 300 000 francs, et cette terre, lui qui n'avait rien, il l'avait payée
comptant, apparemment des deniers du marquis. Aussi le général avait-il déclaré
qu'il donnait cette terre en mariage à sa fille. Mais les frais d'acte et
autres, montant à plus de 12 000 francs, semblèrent une dépense fort ridicule
au marquis Crescenzi, être éminemment logique. De son côté il faisait fabriquer
à Lyon des tentures magnifiques de couleurs, fort bien agencées et calculées
par l'agrément de l'oeil, par le célèbre Pallagi, peintre de Bologne. Ces
tentures, dont chacune contenait une partie prise dans les armes de la famille
Crescenzi, qui, comme l'univers le sait, descend du fameux Crescentius, consul
de Rome en 985, devaient meubler les dix-sept salons qui formaient le
rez-de-chaussée du palais du marquis. Les tentures, les pendules et les lustres
rendus à Parme coûtèrent plus de 350 000 francs; le prix des glaces nouvelles,
ajoutées à celles que la maison possédait déjà, s'éleva à 200 000 francs. A
l'exception de deux salons, ouvrages célèbres du Parmesan, le grand
peintre du pays après le divin Corrège, toutes les pièces du premier et du
second étage étaient maintenant occupées par les peintres célèbres de Florence,
de Rome et de Milan, qui les ornaient de peintures à fresque. Fokelberg, le
grand sculpteur suédois; Tenerani de Rome, et Marchesi de Milan, travaillaient
depuis un an à dix bas reliefs représentant autant de belles actions de Crescentius,
ce véritable grand homme. La plupart des plafonds, peints à fresque, offraient
aussi quelque allusion à sa vie. On admirait généralement le plafond où Hayez,
de Milan, avait représenté Crescentius reçu dans les Champs-Elysées par
François Sforce; Laurent le Magnifique, le roi Robert, le tribun Cola di
Rienzi, Machiavel, le Dante et les autres grands hommes du moyen âge.
L'admiration pour ces âmes d'élite est supposée faire épigramme contre les gens
au pouvoir.
Tous ces détails magnifiques occupaient exclusivement l'attention de la
noblesse et des bourgeois de Parme, et percèrent le coeur de notre héros
lorsqu'il les lut racontés, avec une admiration naïve, dans une longue lettre
de plus de vingt pages que Ludovic avait dictée à un douanier de Casal-Maggiore.
Et moi je suis si pauvre! se disait Fabrice, quatre mille livres de rente en
tout et pour tout! c'est vraiment une insolence à moi d'oser être amoureux de
Clélia Conti, pour qui se font tous ces miracles.
Un seul article de la longue lettre de Ludovic, mais celui-là écrit de sa
mauvaise écriture, annonçait à son maître qu'il avait rencontré le soir, et
dans l'état d'un homme qui se cache, le pauvre Grillo son ancien geôlier, qui
avait été mis en prison, puis relâché. Cet homme lui avait demandé un sequin
par charité, et Ludovic lui en avait donné quatre au nom de la duchesse. Les
anciens geôliers récemment mis en liberté, au nombre de douze, se préparaient à
donner une fête à coups de couteau (un trattamento di cortellate ) aux
nouveaux geôliers leurs successeurs, si jamais ils parvenaient à les rencontrer
hors de la citadelle. Grillo avait dit que presque tous les jours il y avait
sérénade à la forteresse, que mademoiselle Clélia Conti était fort pâle,
souvent malade, et autres choses semblables. Ce mot ridicule fit que
Ludovic reçut, courrier par courrier, l'ordre de revenir à Locarno. Il revint,
et les détails qu'il donna de vive voix furent encore plus tristes pour
Fabrice.
On peut juger de l'amabilité dont celui-ci était pour la pauvre duchesse; il
eût souffert mille morts plutôt que de prononcer devant elle le nom de Clélia
Conti. La duchesse abhorrait Parme; et, pour Fabrice, tout ce qui rappelait
cette ville était à la fois sublime et attendrissant.
La duchesse avait moins que jamais oublié sa vengeance; elle était si heureuse
avant l'incident de la mort de Giletti! et maintenant, quel était son sort!
elle vivait dans l'attente d'un événement affreux dont elle se serait bien
gardée de dire un mot à Fabrice, elle qui autrefois, lors de son arrangement
avec Ferrante, croyait tant réjouir Fabrice en lui apprenant qu'un jour il
serait vengé.
On peut se faire quelque idée maintenant de l'agrément des entretiens de
Fabrice avec la duchesse: un silence morne régnait presque toujours entre eux.
Pour augmenter les agréments de leurs relations, la duchesse avait cédé à la
tentation de jouer un mauvais tour à ce neveu trop chéri. Le comte lui écrivait
presque tous les jours; apparemment il envoyait des courriers comme du temps de
leurs amours, car ses lettres portaient toujours le timbre de quelque petite
ville de la Suisse. Le pauvre homme se torturait l'esprit pour ne pas parler
trop ouvertement de sa tendresse, et pour construire des lettres amusantes, à
peine si on les parcourait d'un oeil distrait. Que fait, hélas! la fidélité
d'un amant estimé, quand on a le coeur percé par la froideur de celui qu'on lui
préfère?
En deux mois de temps la duchesse ne lui répondit qu'une fois et ce fut pour
l'engager à sonder le terrain auprès de la princesse, et à voir si, malgré
l'insolence du feu d'artifice, on recevrait avec plaisir une lettre d'elle
duchesse. La lettre qu'il devait présenter, s'il le jugeait à propos, demandait
la place de chevalier d'honneur de la princesse, devenue vacante depuis peu,
pour le marquis Crescenzi, et désirait qu'elle lui fût accordée en
considération de son mariage. La lettre de la duchesse était un chef-d'oeuvre:
c'était le respect le plus tendre et le mieux exprimé; on n'avait pas admis
dans ce style courtisanesque le moindre mot dont les conséquences, même les
plus éloignées, pussent n'être pas agréables à la princesse. Aussi la réponse
respirait-elle une amitié tendre et que l'absence met à la torture.
«Mon fils et moi, lui disait la princesse, n'avons pas eu une soirée un peu
passable depuis votre départ si brusque. Ma chère duchesse ne se souvient donc
plus que c'est elle qui m'a fait rendre une voix consultative dans la
nomination des officiers de ma maison? »
«Elle se croit donc obligée de me donner des motifs pour la place du marquis,
comme si son désir exprimé n'était pas pour moi le premier des motifs? Le
marquis aura la place, si je puis quelque chose; et il y en aura toujours une
dans mon coeur, et la première, pour mon aimable duchesse. Mon fils se sert
absolument des mêmes expressions, un peu fortes pourtant dans la bouche d'un
grand garçon de vingt et un ans, et vous demande des échantillons de minéraux
de la vallée d'Orta, voisine de Belgirate. Vous pouvez adresser vos lettres,
que j'espère fréquentes, au comte, qui vous déteste toujours et que j'aime
surtout à cause de ces sentiments. L'archevêque aussi vous est resté fidèle.
Nous espérons tous vous revoir un jour: rappelez-vous qu'il le faut. La
marquise Ghisleri, ma grande maîtresse, se dispose à quitter ce monde pour un
meilleur: la pauvre femme m'a fait bien du mal; elle me déplaît encore en s'en
allant mal à propos; sa maladie me fait penser au nom que j'eusse mis autrefois
avec tant de plaisir à la place du sien, si toutefois j'eusse pu obtenir ce
sacrifice de l'indépendance de cette femme unique qui, en nous fuyant, a
emporté avec elle toute la joie de ma petite cour, etc., etc. »
C'était donc avec la conscience d'avoir cherché à hâter, autant qu'il était en
elle, le mariage qui mettait Fabrice au désespoir, que la duchesse le voyait
tous les jours. Aussi passaient-ils quelquefois quatre ou cinq heures à voguer
ensemble sur le lac, sans se dire un seul mot. La bienveillance était entière
et parfaite du côté de Fabrice; mais il pensait à d'autres choses, et son âme
naïve et simple ne lui fournissait rien à dire. La duchesse le voyait, et
c'était son supplice.
Nous avons oublié de raconter en son lieu que la duchesse avait pris une maison
à Belgirate, village charmant, et qui tient tout ce que son nom promet (voir un
beau tournant du lac). De la porte-fenêtre de son salon, la duchesse pouvait
mettre le pied dans sa barque. Elle en avait pris une fort ordinaire, et pour
laquelle quatre rameurs eussent suffi; elle en engagea douze, et s'arrangea de
façon à avoir un homme de chacun des villages situés aux environs de Belgirate.
La troisième ou quatrième fois qu'elle se trouva au milieu du lac avec tous ces
hommes bien choisis, elle fit arrêter le mouvement des rames.
-- Je vous considère tous comme des amis, leur dit-elle, et je veux vous
confier un secret. Mon neveu Fabrice s'est sauvé de prison; et peut-être, par
trahison, on cherchera à le reprendre, quoiqu'il soit sur votre lac, pays de
franchise. Ayez l'oreille au guet, et prévenez-moi de tout ce que vous
apprendrez. Je vous autorise à entrer dans ma chambre le jour et la nuit.
Les rameurs répondirent avec enthousiasme; elle savait se faire aimer. Mais
elle ne pensait pas qu'il fût question de reprendre Fabrice: c'était pour elle
qu'étaient tous ces soins et, avant l'ordre fatal d'ouvrir le réservoir du
palais Sanseverina, elle n'y eût pas songé.
Sa prudence l'avait aussi engagée à prendre un appartement au port de Locarno
pour Fabrice; tous les jours il venait la voir, ou elle-même allait en Suisse.
On peut juger de l'agrément de leurs perpétuels tête-à-tête par ce détail: La
marquise et ses filles vinrent les voir deux fois, et la présence de ces
étrangères leur fit plaisir; car, malgré les liens du sang, on peut appeler
étrangère une personne qui ne sait rien de nos intérêts les plus chers, et que
l'on ne voit qu'une fois par an.
La duchesse se trouvait un soir à Locarno, chez Fabrice, avec la marquise et
ses deux filles. L'archiprêtre du pays et le curé étaient venus présenter leurs
respects à ces dames: l'archiprêtre, qui était intéressé dans une maison de
commerce, et se tenait fort au courant des nouvelles, s'avisa de dire:
-- Le prince de Parme est mort!
La duchesse pâlit extrêmement; elle eut à peine le courage de dire:
-- Donne-t-on des détails?
-- Non, répondit l'archiprêtre; la nouvelle se borne à dire la mort, qui est
certaine.
La duchesse regarda Fabrice. J'ai fait cela pour lui, se dit-elle; j'aurais
fait mille fois pis, et le voilà qui est là devant moi indifférent et songeant
à une autre! Il était au-dessus des forces de la duchesse de supporter cette
affreuse pensée; elle tomba dans un profond évanouissement. Tout le monde
s'empressa pour la secourir; mais, en revenant à elle, elle remarqua que
Fabrice se donnait moins de mouvement que l'archiprêtre et le curé; il rêvait
comme à l'ordinaire.
-- Il pense à retourner à Parme, se dit la duchesse, et peut-être à rompre le
mariage de Clélia avec le marquis; mais je saurai l'empêcher. Puis, se
souvenant de la présence des deux prêtres, elle se hâta d'ajouter:
-- C'était un grand prince, et qui a été bien calomnié! C'est une perte immense
pour nous!
Les deux prêtres prirent congé, et la duchesse, pour être seule, annonça
qu'elle allait se mettre au lit.
-- Sans doute, se disait-elle, la prudence m'ordonne d'attendre un mois ou deux
avant de retourner à Parme; mais je sens que je n'aurai jamais cette patience;
je souffre trop ici. Cette rêverie continuelle, ce silence de Fabrice, sont
pour mon coeur un spectacle intolérable. Qui me l'eût dit que je m'ennuierais
en me promenant sur ce lac charmant, en tête à tête avec lui, et au moment où
j'ai fait pour le venger plus que je ne puis lui dire! Après un tel spectacle,
la mort n'est rien. C'est maintenant que je paie les transports de bonheur et
de joie enfantine que je trouvais dans mon palais à Parme lorsque j'y reçus
Fabrice revenant de Naples. Si j'eusse dit un mot, tout était fini, et
peut-être que, lié avec moi, il n'eût pas songé à cette petite Clélia; mais ce
mot me faisait une répugnance horrible. Maintenant elle l'emporte sur moi. Quoi
de plus simple? elle a vingt ans; et moi, changée par les soucis, malade, j'ai
le double de son âge!... Il faut mourir, il faut finir! Une femme de quarante
ans n'est plus quelque chose que pour les hommes qui l'ont aimée dans sa
jeunesse! Maintenant je ne trouverai plus que des jouissances de vanité; et
cela vaut-il la peine de vivre? Raison de plus pour aller à Parme, et pour
m'amuser. Si les choses tournaient d'une certaine façon, on m'ôterait la vie.
Eh bien! où est le mal? Je ferai une mort magnifique, et, avant que de finir,
mais seulement alors, je dirai à Fabrice: Ingrat! c'est pour toi!... Oui, je ne
puis trouver d'occupation pour ce peu de vie qui me reste qu'à Parme; j'y ferai
la grande dame. Quel bonheur si je pouvais être sensible maintenant à toutes
ces distinctions qui autrefois faisaient le malheur de la Raversi! Alors, pour
voir mon bonheur, j'avais besoin de regarder dans les yeux de l'envie... Ma
vanité a un bonheur; à l'exception du comte peut-être, personne n'aura pu
deviner quel a été l'événement qui a mis fin à la vie de mon coeur... J'aimerai
Fabrice, je serai dévouée à sa fortune, mais il ne faut pas qu'il rompe le
mariage de la Clélia, et qu'il finisse par l'épouser... Non, cela ne sera pas!
La duchesse en était là de son triste monologue lorsqu'elle entendit un grand
bruit dans la maison.
-- Bon! se dit-elle, voilà qu'on vient m'arrêter; Ferrante se sera laissé
prendre, il aura parlé. Eh bien tant mieux! je vais avoir une occupation, je
vais leur disputer ma tête. Mais primo, il ne faut pas se laisser
prendre.
La duchesse, à demi vêtue, s'enfuit au fond de son jardin: elle songeait déjà à
passer par-dessus un petit mur et à se sauver dans la campagne; mais elle vit
qu'on entrait dans sa chambre. Elle reconnut Bruno, l'homme de confiance du
comte: il était seul avec sa femme de chambre. Elle s'approcha de la
porte-fenêtre. Cet homme parlait à la femme de chambre des blessures qu'il
avait reçues. La duchesse rentra chez elle, Bruno se jeta presque à ses pieds,
la conjurant de ne pas dire au comte l'heure ridicule à laquelle il arrivait.
-- Aussitôt la mort du prince, ajouta-t-il, M. le comte a donné l'ordre, à
toutes les postes, de ne pas fournir de chevaux aux sujets des états de Parme.
En conséquence, je suis allé jusqu'au Pô avec les chevaux de la maison; mais au
sortir de la barque, ma voiture a été renversée, brisée, abîmée, et j'ai eu des
contusions si graves que je n'ai pu monter à cheval, comme c'était mon devoir.
-- Eh bien! dit la duchesse, il est trois heures du matin: je dirai que vous
êtes arrivé à midi; vous n'allez pas me contredire.
-- Je reconnais bien les bontés de madame.
La politique dans une oeuvre littéraire, c'est un coup de pistolet au milieu
d'un concert, quelque chose de grossier et auquel pourtant il n'est pas
possible de refuser son attention.
Nous allons parler de fort vilaines choses, et que, pour plus d'une raison,
nous voudrions taire; mais nous sommes forcés d'en venir à des événements qui
sont de notre domaine, puisqu'ils ont pour théâtre le coeur des personnages.
-- Mais, grand Dieu! comment est mort ce grand prince? dit la duchesse à Bruno.
-- Il était à la chasse des oiseaux de passage, dans les marais, le long du Pô,
à deux lieues de Sacca. Il est tombé dans un trou caché par une touffe d'herbe:
il était tout en sueur, et le froid l'a saisi; on l'a transporté dans une
maison isolée, où il est mort au bout de quelques heures. D'autres prétendent
que MM. Catena et Borone sont morts aussi, et que tout l'accident provient des
casseroles de cuivre du paysan chez lequel on est entré, qui étaient remplies
de vert-de-gris. On a déjeuné chez cet homme. Enfin, les têtes exaltées, les
jacobins, qui racontent ce qu'ils désirent, parlent de poison. Je sais que mon
ami Toto, fourrier de la cour, aurait péri sans les soins généreux d'un manant
qui paraissait avoir de grandes connaissances en médecine, et lui a fait faire
des remèdes fort singuliers. Mais on ne parle déjà plus de cette mort du prince:
au fait, c'était un homme cruel. Lorsque je suis parti, le peuple se
rassemblait pour massacrer le fiscal général Rassi: on voulait aussi aller
mettre le feu aux portes de la citadelle, pour tâcher de faire sauver les
prisonniers. Mais on prétendait que Fabio Conti tirerait ses canons. D'autres
assuraient que les canonniers de la citadelle avaient jeté de l'eau sur leur
poudre et ne voulaient pas massacrer leurs concitoyens. Mais voici qui est bien
plus intéressant: tandis que le chirurgien de Sandolaro arrangeait mon pauvre
bras, un homme est arrivé de Parme, qui a dit que le peuple ayant trouvé dans
les rues Barbone, ce fameux commis de la citadelle, l'a assommé, et ensuite on
est allé le pendre à l'arbre de la promenade qui est le plus voisin de la citadelle.
Le peuple était en marche pour aller briser cette belle statue du prince qui
est dans les jardins de la cour. Mais M. le comte a pris un bataillon de la
garde, l'a rangé devant la statue, et a fait dire au peuple qu'aucun de ceux
qui entreraient dans les jardins n'en sortirait vivant, et le peuple avait
peur. Mais ce qui est bien singulier, et que cet homme arrivant de Parme, et
qui est un ancien gendarme, m'a répété plusieurs fois, c'est que M. le comte a
donné des coups de pied au général P..., commandant la garde du prince, et l'a
fait conduire hors du jardin par deux fusiliers, après lui avoir arraché ses
épaulettes.
-- Je reconnais bien là le comte, s'écria la duchesse avec un transport de joie
qu'elle n'eût pas prévu une minute auparavant: il ne souffrira jamais qu'on
outrage notre princesse; et quant au général P..., par dévouement pour ses
maîtres légitimes, il n'a jamais voulu servir l'usurpateur, tandis que le
comte, moins délicat, a fait toutes les campagnes d'Espagne, ce qu'on lui a
souvent reproché à la cour.
La duchesse avait ouvert la lettre du comte, mais en interrompait la lecture
pour faire cent questions à Bruno.
La lettre était bien plaisante; le comte employait les termes les plus
lugubres, et cependant la joie la plus vive éclatait à chaque mot; il évitait
les détails sur le genre de mort du prince, et finissait sa lettre par ces
mots:
«Tu vas revenir sans doute, mon cher ange! mais je te conseille d'attendre un
jour ou deux le courrier que la princesse t'enverra, à ce que j'espère,
aujourd'hui ou demain; il faut que ton retour soit magnifique comme ton départ
a été hardi. Quant au grand criminel qui est auprès de toi, je compte bien le
faire juger par douze juges appelés de toutes les parties de cet état. Mais,
pour faire punir ce monstre-là comme il le mérite, il faut d'abord que je
puisse faire des papillotes avec la première sentence, si elle existe. »
Le comte avait rouvert sa lettre:
«Voici bien une autre affaire: je viens de faire distribuer des cartouches aux
deux bataillons de la garde; je vais me battre et mériter de mon mieux ce
surnom de Cruel dont les libéraux m'ont gratifié depuis si longtemps. Cette
vieille momie de général P... a osé parler dans la caserne d'entrer en
pourparlers avec le peuple à demi révolté. Je t'écris du milieu de la rue; je
vais au palais, où l'on ne pénétrera que sur mon cadavre. Adieu! Si je meurs,
ce sera en t'adorant quand même, ainsi que j'ai vécu! N'oublie pas de
faire prendre 300 000 francs déposés en ton nom chez D..., à Lyon. »
«Voilà ce pauvre diable de Rassi pâle comme la mort, et sans perruque; tu n'as
pas d'idée de cette figure! Le peuple veut absolument le pendre; ce serait un
grand tort qu'on lui ferait, il mérite d'être écartelé. Il se réfugiait à mon
palais, et m'a couru après dans la rue; je ne sais trop qu'en faire... je ne
veux pas le conduire au palais du prince, ce serait faire éclater la révolte de
ce côté. F... verra si je l'aime; mon premier mot à Rassi a été: Il me faut la
sentence contre M. del Dongo, et toutes les copies que vous pouvez en avoir, et
dites à tous ces juges iniques, qui sont cause de cette révolte, que je les
ferai tous pendre, ainsi que vous, mon cher ami, s'ils soufflent un mot de
cette sentence, qui n'a jamais existé. Au nom de Fabrice, j'envoie une compagnie
de grenadiers à l'archevêque. Adieu, cher ange! mon palais va être brûlé, et je
perdrai les charmants portraits que j'ai de toi. Je cours au palais pour faire
destituer cet infâme général P..., qui fait des siennes; il flatte bassement le
peuple, comme autrefois il flattait le feu prince. Tous ces généraux ont une
peur du diable; je vais, je crois, me faire nommer général en chef. »
La duchesse eut la malice de ne pas envoyer réveiller Fabrice; elle se sentait
pour le comte un accès d'admiration qui ressemblait fort à de l'amour. Toutes
réflexions faites, se dit-elle, il faut que je l'épouse. Elle le lui écrivit
aussitôt, et fit partir un de ses gens. Cette nuit, la duchesse n'eut pas le
temps d'être malheureuse.
Le lendemain, sur le midi, elle vit une barque montée par dix rameurs et qui
fendait rapidement les eaux du lac; Fabrice et elle reconnurent bientôt un
homme portant la livrée du prince de Parme: c'était en effet un de ses
courriers qui, avant de descendre à terre, cria à la duchesse:-- La révolte est
apaisée! Ce courrier lui remit plusieurs lettres du comte, une lettre admirable
de la princesse et une ordonnance du prince Ranuce-Ernest V, sur parchemin, qui
la nommait duchesse de San Giovanni et grande maîtresse de la princesse
douairière. Ce jeune prince, savant en minéralogie, et qu'elle croyait un
imbécile, avait eu l'esprit de lui écrire un petit billet; mais il y avait de
l'amour à la fin. Le billet commençait ainsi:
«Le comte dit, madame la duchesse, qu'il est content de moi; le fait est que
j'ai essuyé quelques coups de fusil à ses côtés et que mon cheval a été touché:
à voir le bruit qu'on fait pour si peu de chose, je désire vivement assister à
une vraie bataille, mais que ce ne soit pas contre mes sujets. Je dois tout au
comte; tous mes généraux, qui n'ont pas fait la guerre, se sont conduits comme
des lièvres; je crois que deux ou trois se sont enfuis jusqu'à Bologne. Depuis
qu'un grand et déplorable événement m'a donné le pouvoir, je n'ai point signé
d'ordonnance qui m'ait été aussi agréable que celle qui vous nomme grande
maîtresse de ma mère. Ma mère et moi, nous nous sommes souvenus qu'un jour vous
admiriez la belle vue que l'on a du palazzeto de San Giovanni, qui jadis
appartint à Pétrarque, du moins on le dit; ma mère a voulu vous donner cette
petite terre; et moi, ne sachant que vous donner, et n'osant vous offrir tout
ce qui vous appartient, je vous ai faite duchesse dans mon pays; je ne sais si
vous êtes assez savante pour savoir que Sanseverina est un titre romain. Je
viens de donner le grand cordon de mon ordre à notre digne archevêque, qui a
déployé une fermeté bien rare chez les hommes de soixante-dix ans. Vous ne m'en
voudrez pas d'avoir rappelé toutes les dames exilées. On me dit que je ne dois
plus signer, dorénavant, qu'après avoir écrit les mots votre affectionné
: je suis fâché que l'on me fasse prodiguer une assurance qui n'est
complètement vraie que quand je vous écris.
«Votre affectionné,
«RANUCE-ERNEST. »
Qui n'eût dit, d'après ce langage, que la duchesse allait jouir de la plus
haute faveur? Toutefois elle trouva quelque chose de fort singulier dans
d'autres lettres du comte, qu'elle reçut deux heures plus tard. Il ne
s'expliquait point autrement, mais lui conseillait de retarder de quelques
jours son retour à Parme, et d'écrire à la princesse qu'elle était fort
indisposée. La duchesse et Fabrice n'en partirent pas moins pour Parme aussitôt
après dîner. Le but de la duchesse, que toutefois elle ne s'avouait pas, était
de presser le mariage du marquis Crescenzi: Fabrice, de son côté, fit la route
dans des transports de bonheur fous, et qui semblèrent ridicules à sa tante. Il
avait l'espoir de revoir bientôt Clélia; il comptait bien l'enlever, même
malgré elle, s'il n'y avait que ce moyen de rompre son mariage.
Le voyage de la duchesse et de son neveu fut très gai. A une poste avant Parme,
Fabrice s'arrêta un instant pour reprendre l'habit ecclésiastique; d'ordinaire
il était vêtu comme un homme en deuil. Quand il rentra dans la chambre de la
duchesse:
-- Je trouve quelque chose de louche et d'inexplicable, lui dit-elle, dans les
lettres du comte. Si tu m'en croyais, tu passerais ici quelques heures; je
t'enverrai un courrier dès que j'aurai parlé à ce grand ministre.
Ce fut avec beaucoup de peine que Fabrice se rendit à cet avis raisonnable. Des
transports de joie dignes d'un enfant de quinze ans marquèrent la réception que
le comte fit à la duchesse, qu'il appelait sa femme. Il fut longtemps sans
vouloir parler politique, et, quand enfin on en vint à la triste raison:
-- Tu as fort bien fait d'empêcher Fabrice d'arriver officiellement; nous
sommes ici en pleine réaction. Devine un peu le collègue que le prince m'a
donné comme ministre de la justice! c'est Rassi, ma chère, Rassi, que j'ai
traité comme un gueux qu'il est, le jour de nos grandes affaires. A propos, je
t'avertis qu'on a supprimé tout ce qui s'est passé ici. Si tu lis notre
gazette, tu verras qu'un commis de la citadelle, nommé Barbone, est mort d'une
chute de voiture. Quant aux soixante et tant de coquins que j'ai fait tuer à
coups de balles, lorsqu'ils attaquaient la statue du prince dans les jardins,
ils se portent fort bien, seulement ils sont en voyage. Le comte Zurla,
ministre de l'intérieur, est allé lui-même à la demeure de chacun de ces héros
malheureux, et a remis quinze sequins à leurs familles ou à leurs amis, avec
ordre de dire que le défunt était en voyage, et menace très expresse de la
prison, si l'on s'avisait de faire entendre qu'il avait été tué. Un homme de
mon propre ministère, les affaires étrangères, a été envoyé en mission auprès
des journalistes de Milan et de Turin, afin qu'on ne parle pas du malheureux
événement, c'est le mot consacré; cet homme doit pousser jusqu'à Paris et
Londres, afin de démentir dans tous les journaux, et presque officiellement,
tout ce qu'on pourrait dire de nos troubles. Un autre agent s'est acheminé vers
Bologne et Florence. J'ai haussé les épaules.
Mais le plaisant, à mon âge, c'est que j'ai eu un moment d'enthousiasme en
parlant aux soldats de la garde et arrachant les épaulettes de ce pleutre de
général P... En cet instant j'aurais donné ma vie, sans balancer, pour le
prince; j'avoue maintenant que c'eût été une façon bien bête de finir.
Aujourd'hui, le prince, tout bon jeune homme qu'il est, donnerait cent écus
pour que je mourusse de maladie; il n'ose pas encore me demander ma démission
mais nous nous parlons le plus rarement possible, et je lui envoie une quantité
de petits rapports par écrit, comme je le pratiquais avec le feu prince, après
la prison de Fabrice. A propos, je n'ai point fait des papillotes avec la
sentence signée contre lui, par la grande raison que ce coquin de Rassi ne me
l'a point remise. Vous avez donc fort bien fait d'empêcher Fabrice d'arriver
ici officiellement. La sentence est toujours exécutoire; je ne crois pas
pourtant que le Rassi osât faire arrêter notre neveu aujourd'hui, mais il est
possible qu'il l'ose dans quinze jours. Si Fabrice veut absolument rentrer en
ville, qu'il vienne loger chez moi.
-- Mais la cause de tout ceci? s'écria la duchesse étonnée.
-- On a persuadé au prince que je me donne des airs de dictateur et de sauveur
de la patrie, et que je veux le mener comme un enfant; qui plus est, en parlant
de lui, j'aurais prononcé le mot fatal: cet enfant. Le fait peut être
vrai, j'étais exalté ce jour-là: par exemple, je le voyais un grand homme,
parce qu'il n'avait point trop de peur au milieu des premiers coups de fusil
qu'il entendît de sa vie. Il ne manque point d'esprit, il a même un meilleur
ton que son père: enfin, je ne saurais trop le répéter, le fond du coeur est
honnête et bon; mais ce coeur sincère et jeune se crispe quand on lui raconte
un tour de fripon, et croit qu'il faut avoir l'âme bien noire soi-même pour
apercevoir de telles choses: songez à l'éducation qu'il a reçue!...
-- Votre Excellence devait songer qu'un jour il serait le maître, et placer un
homme d'esprit auprès de lui.
-- D'abord, nous avons l'exemple de l'abbé de Condillac, qui, appelé par le
marquis de Felino, mon prédécesseur, ne fit de son élève que le roi des
nigauds. Il allait à la procession, et, en 1796, il ne sut pas traiter avec le
général Bonaparte, qui eût triplé l'étendue de ses états. En second lieu, je
n'ai jamais cru rester ministre dix ans de suite. Maintenant que je suis désabusé
de tout, et cela depuis un mois, je veux réunir un million, avant de laisser à
elle-même cette pétaudière que j'ai sauvée. Sans moi, Parme eût été république
pendant deux mois, avec le poète Ferrante Palla pour dictateur.
Ce mot fit rougir la duchesse. Le comte ignorait tout.
-- Nous allons retomber dans la monarchie ordinaire du dix-huitième siècle: le
confesseur et la maîtresse. Au fond, le prince n'aime que la minéralogie, et
peut- être vous, madame. Depuis qu'il règne, son valet de chambre dont je viens
de faire le frère capitaine, ce frère a neuf mois de service, ce valet de
chambre, dis-je, est allé lui fourrer dans la tête qu'il doit être plus heureux
qu'un autre parce que son profil va se trouver sur les écus. A la suite de
cette belle idée est arrivé l'ennui.
Maintenant il lui faut un aide de camp, remède à l'ennui. Eh bien! quand il
m'offrirait ce fameux million qui nous est nécessaire pour bien vivre à Naples
ou à Paris, je ne voudrais pas être son remède de l'ennui, et passer chaque jour
quatre ou cinq heures avec Son Altesse. D'ailleurs, comme j'ai plus d'esprit
que lui, au bout d'un mois il me prendrait pour un monstre.
Le feu prince était méchant et envieux, mais il avait fait la guerre et
commandé des corps d'armée, ce qui lui avait donné de la tenue; on trouvait en
lui l'étoffe d'un prince, et je pouvais être ministre bon ou mauvais. Avec cet
honnête homme de fils candide et vraiment bon, je suis forcé d'être un
intrigant. Me voici le rival de la dernière femmelette du château, et rival
fort inférieur, car je mépriserai cent détails nécessaires. Par exemple, il y a
trois jours, une de ces femmes qui distribuent les serviettes blanches tous les
matins dans les appartements a eu l'idée de faire perdre au prince la clef d'un
de ses bureaux anglais. Sur quoi Son Altesse a refusé de s'occuper de toutes
les affaires dont les papiers se trouvent dans ce bureau; à la vérité pour
vingt francs on peut faire détacher les planches qui en forment le fond, ou
employer de fausses clefs; mais Ranuce-Ernest V m'a dit que ce serait donner de
mauvaises habitudes au serrurier de la cour.
Jusqu'ici il lui a été absolument impossible de garder trois jours de suite la
même volonté. S'il fût né monsieur le marquis un tel, avec de la fortune, ce
jeune prince eût été un des hommes les plus estimables de sa cour, une sorte de
Louis XVI; mais comment, avec sa naïveté pieuse, va-t-il résister à toutes les
savantes embûches dont il est entouré? Aussi le salon de votre ennemie la
Raversi est plus puissant que jamais; on y a découvert que moi, qui ai fait
tirer sur le peuple, et qui étais résolu à tuer trois mille hommes s'il le
fallait, plutôt que de laisser outrager la statue du prince qui avait été mon
maître, je suis un libéral enragé, je voulais faire signer une constitution, et
cent absurdités pareilles. Avec ces propos de république, les fous nous
empêcheraient de jouir de la meilleure des monarchies... Enfin, madame, vous
êtes la seule personne du parti libéral actuel dont mes ennemis me font le
chef, sur le compte de qui le prince ne se soit pas expliqué en termes
désobligeants; l'archevêque, toujours parfaitement honnête homme, pour avoir
parlé en termes raisonnables de ce que j'ai fait le jour malheureux, est
en pleine disgrâce.
Le lendemain du jour qui ne s'appelait pas encore malheureux, quand il
était encore vrai que la révolte avait existé, le prince dit à l'archevêque
que, pour que vous n'eussiez pas à prendre un titre inférieur en m'épousant, il
me ferait duc. Aujourd'hui je crois que c'est Rassi, anobli par moi lorsqu'il
me vendait les secrets du feu prince, qui va être fait comte. En présence d'un
tel avancement je jouerai le rôle d'un nigaud.
-- Et le pauvre prince se mettra dans la crotte.
-- Sans doute: mais au fond il est le maître, qualité qui, en moins de
quinze jours, fait disparaître le ridicule. Ainsi, chère duchesse,
faisons comme au jeu de tric-trac, allons-nous-en.
-- Mais nous ne serons guère riches.
-- Au fond, ni vous ni moi n'avons besoin de luxe. Si vous me donnez à Naples
une place dans une loge à San Carlo et un cheval, je suis plus que satisfait;
ce ne sera jamais le plus ou moins de luxe qui nous donnera un rang à vous et à
moi, c'est le plaisir que les gens d'esprit du pays pourront trouver peut-être
à venir prendre une tasse de thé chez vous.
-- Mais, reprit la duchesse, que serait-il arrivé, le jour malheureux,
si vous vous étiez tenu à l'écart comme j'espère que vous le ferez à l'avenir?
-- Les troupes fraternisaient avec le peuple, il y avait trois jours de
massacre et d'incendie (car il faut cent ans à ce pays pour que la république
n'y soit pas une absurdité), puis quinze jours de pillage, jusqu'à ce que deux
ou trois régiments fournis par l'étranger fussent venus mettre le holà.
Ferrante Palla était au milieu du peuple, plein de courage et furibond comme à
l'ordinaire; il avait sans doute une douzaine d'amis qui agissaient de concert
avec lui, ce dont Rassi fera une superbe conspiration. Ce qu'il y a de sûr,
c'est que, porteur d'un habit d'un délabrement incroyable! il distribuait l'or
à pleines mains.
La duchesse, émerveillée de toutes ces nouvelles, se hâta d'aller remercier la
princesse.
Au moment de son entrée dans la chambre, la dame d'atours lui remit la petite
clef d'or que l'on porte à la ceinture, et qui est la marque de l'autorité
suprême dans la partie du palais qui dépend de la princesse. Clara Paolina se
hâta de faire sortir tout le monde; et, une fois seule avec son amie, persista
pendant quelques instants à ne s'expliquer qu'à demi. La duchesse ne comprenait
pas trop ce que tout cela voulait dire, et ne répondait qu'avec beaucoup de
réserve. Enfin, la princesse fondit en larmes, et, se jetant dans les bras de
la duchesse, s'écria: Les temps de mon malheur vont recommencer: mon fils me
traitera plus mal que ne l'a fait son père!
-- C'est ce que j'empêcherai, répliqua vivement la duchesse. Mais d'abord j'ai
besoin, continua-t-elle, que Votre Altesse Sérénissime daigne accepter ici
l'hommage de toute ma reconnaissance et de mon profond respect.
-- Que voulez-vous dire? s'écria la princesse remplie d'inquiétude, et
craignant une démission.
-- C'est que toutes les fois que Votre Altesse Sérénissime me permettra de
tourner à droite le menton tremblant de ce magot qui est sur sa cheminée, elle
me permettra aussi d'appeler les choses par leur vrai nom.
-- N'est-ce que ça, ma chère duchesse? s'écria Clara Paolina en se levant, et
courant elle-même mettre le magot en bonne position; parlez donc en toute
liberté, madame la grande maîtresse, dit-elle avec un ton de voix charmant.
-- Madame, reprit celle-ci, Votre Altesse a parfaitement vu la position; nous
courons, vous et moi, les plus grands dangers; la sentence contre Fabrice n'est
point révoquée; par conséquent, le jour où l'on voudra se défaire de moi et
vous outrager, on le remet en prison. Notre position est aussi mauvaise que
jamais. Quant à moi personnellement, j'épouse le comte, et nous allons nous
établir à Naples ou à Paris. Le dernier trait d'ingratitude dont le comte est
victime en ce moment, l'a entièrement dégoûté des affaires et, sauf l'intérêt
de Votre Altesse Sérénissime, je ne lui conseillerais de rester dans ce gâchis
qu'autant que le prince lui donnerait une somme énorme. Je demanderai à Votre
Altesse la permission de lui expliquer que le comte, qui avait 130 000 francs
en arrivant aux affaires, possède à peine aujourd'hui 20 000 livres de rente.
C'était en vain que depuis longtemps je le pressais de songer à sa fortune.
Pendant mon absence, il a cherché querelle aux fermiers généraux du prince, qui
étaient des fripons; le comte les a remplacés par d'autres fripons qui lui ont
donné 800 000 francs.
-- Comment! s'écria la princesse étonnée, mon Dieu! que je suis fâchée de cela!
-- Madame, répliqua la duchesse d'un très grand sang-froid, faut-il retourner
le nez du magot à gauche?
-- Mon Dieu, non, s'écria la princesse; mais je suis fâchée qu'un homme du
caractère du comte ait songé à ce genre de gain.
-- Sans ce vol, il était méprisé de tous les honnêtes gens.
-- Grand Dieu! est-il possible!
-- Madame, reprit la duchesse, excepté mon ami, le marquis Crescenzi, qui a 3
ou 400 000 livres de rente, tout le monde vole ici; et comment ne volerait-on
pas dans un pays où la reconnaissance des plus grands services ne dure pas tout
à fait un mois? Il n'y a donc de réel et de survivant à la disgrâce que
l'argent. Je vais me permettre, madame, des vérités terribles.
-- Je vous les permets, moi, dit la princesse avec un profond soupir, et
pourtant elles me sont cruellement désagréables.
-- Eh bien! madame, le prince votre fils, parfaitement honnête homme, peut vous
rendre bien plus malheureuse que ne fit son père; le feu prince avait du
caractère à peu près comme tout le monde. Notre souverain actuel n'est pas sûr
de vouloir la même chose trois jours de suite; par conséquent, pour qu'on
puisse être sûr de lui, il faut vivre continuellement avec lui et ne le laisser
parler à personne. Comme cette vérité n'est pas bien difficile à deviner, le
nouveau parti ultra, dirigé par ces deux bonnes têtes, Rassi et la marquise
Raversi, va chercher à donner une maîtresse au prince. Cette maîtresse aura la
permission de faire sa fortune et de distribuer quelques places subalternes,
mais elle devra répondre au parti de la constante volonté du maître.
Moi, pour être bien établie à la cour de Votre Altesse, j'ai besoin que le
Rassi soit exilé et conspué; je veux, de plus, que Fabrice soit jugé par les
juges les plus honnêtes que l'on pourra trouver: si ces messieurs
reconnaissent, comme je l'espère, qu'il est innocent, il sera naturel
d'accorder à monsieur l'archevêque que Fabrice soit son coadjuteur avec future
succession. Si j'échoue, le comte et moi nous nous retirons; alors, je laisse
en partant ce conseil à Votre Altesse Sérénissime: elle ne doit jamais
pardonner à Rassi, et jamais non plus sortir des états de son fils. De près, ce
bon fils ne lui fera pas de mal sérieux.
-- J'ai suivi vos raisonnements avec toute l'attention requise, répondit la
princesse en souriant; faudra-t-il donc que je me charge du soin de donner une maîtresse
à mon fils?
-- Non pas, madame, mais faites d'abord que votre salon soit le seul où il
s'amuse.
La conversation fut infinie dans ce sens, les écailles tombaient des yeux de
l'innocente et spirituelle princesse.
Un courrier de la duchesse alla dire à Fabrice qu'il pouvait entrer en ville,
mais en se cachant. On l'aperçut à peine: il passait sa vie déguisé en paysan
dans la baraque en bois d'un marchand de marrons, établi vis-à-vis de la porte
de la citadelle, sous les arbres de la promenade.
Livre Second - Chapitre XXIV.
La duchesse organisa des soirées charmantes au palais, qui n'avait jamais vu
tant de gaieté; jamais elle ne fut plus aimable que cet hiver, et pourtant elle
vécut au milieu des plus grands dangers; mais aussi, pendant cette saison
critique, il ne lui arriva pas deux fois de songer avec un certain degré de
malheur à l'étrange changement de Fabrice. Le jeune prince venait de fort bonne
heure aux soirées aimables de sa mère, qui lui disait toujours:
-- Allez-vous-en donc gouverner; je parie qu'il y a sur votre bureau plus de
vingt rapports qui attendent un oui ou un non, et je ne veux pas que l'Europe
m'accuse de faire de vous un roi fainéant pour régner à votre place.
Ces avis avaient le désavantage de se présenter toujours dans les moments les
plus inopportuns, c'est-à-dire quand Son Altesse, ayant vaincu sa timidité,
prenait part à quelque charade en action qui l'amusait fort. Deux fois la
semaine il y avait des parties de campagne où, sous prétexte de conquérir au
nouveau souverain l'affection de son peuple, la princesse admettait les plus
jolies femmes de la bourgeoisie. La duchesse, qui était l'âme de cette cour
joyeuse, espérait que ces belles bourgeoises, qui toutes voyaient avec une
envie mortelle la haute fortune du bourgeois Rassi, raconteraient au prince
quelqu'une des friponneries sans nombre de ce ministre. Or, entre autres idées
enfantines, le prince prétendait avoir un ministère moral.
Rassi avait trop de sens pour ne pas sentir combien ces soirées brillantes de
la cour de la princesse, dirigées par son ennemie, étaient dangereuses pour
lui. Il n'avait pas voulu remettre au comte Mosca la sentence fort légale
rendue contre Fabrice; il fallait donc que la duchesse ou lui disparussent de
la cour.
Le jour de ce mouvement populaire, dont maintenant il était de bon ton de nier
l'existence, on avait distribué de l'argent au peuple. Rassi partit de là: plus
mal mis encore que de coutume, il monta dans les maisons les plus misérables de
la ville, et passa des heures entières en conversation réglée avec leurs
pauvres habitants. Il fut bien récompensé de tant de soins: après quinze jours
de ce genre de vie il eut la certitude que Ferrante Palla avait été le chef
secret de l'insurrection, et bien plus, que cet être, pauvre toute sa vie comme
un grand poète, avait fait vendre huit ou dix diamants à Gênes.
On citait entre autres cinq pierres de prix qui valaient réellement plus de 40
000 francs, et que, dix jours avant la mort du prince, on avait laissées
pour 35 000 francs, parce que, disait-on, on avait besoin d'argent.
Comment peindre les transports de joie du ministre de la justice à cette
découverte? Il s'apercevait que tous les jours on lui donnait des ridicules à
la cour de la princesse douairière, et plusieurs fois le prince, parlant
d'affaires avec lui, lui avait ri au nez avec toute la naïveté de la jeunesse.
Il faut avouer que le Rassi avait des habitudes singulièrement plébéiennes: par
exemple, dès qu'une discussion l'intéressait, il croisait les jambes et prenait
son soulier dans la main; si l'intérêt croissait, il étalait son mouchoir de
coton rouge sur sa jambe, etc., etc. Le prince avait beaucoup ri de la
plaisanterie d'une des plus jolies femmes de la bourgeoisie, qui, sachant
d'ailleurs qu'elle avait la jambe fort bien faite, s'était mise à imiter ce
geste élégant du ministre de la justice.
Rassi sollicita une audience extraordinaire et dit au prince:
-- Votre Altesse voudrait-elle donner cent mille francs pour savoir au juste
quel a été le genre de mort de son auguste père? avec cette somme, la justice
serait mise à même de saisir les coupables, s'il y en a.
La réponse du prince ne pouvait être douteuse.
A quelque temps de là, la Chékina avertit la duchesse qu'on lui avait
offert une grosse somme pour laisser examiner les diamants de sa maîtresse par
un orfèvre; elle avait refusé avec indignation. La duchesse la gronda d'avoir
refusé; et, à huit jours de là, la Chékina eut des diamants à montrer. Le jour
pris pour cette exhibition des diamants, le comte Mosca plaça deux hommes sûrs
auprès de chacun des orfèvres de Parme, et sur le minuit il vint dire à la
duchesse que l'orfèvre curieux n'était autre que le frère de Rassi. La
duchesse, qui était fort gaie ce soir-là (on jouait au palais une comédie dell'arte,
c'est-à-dire où chaque personnage invente le dialogue à mesure qu'il le dit, le
plan seul de la comédie est affiché dans la coulisse), la duchesse, qui jouait
un rôle, avait pour amoureux dans la pièce le comte Baldi, l'ancien ami de la
marquise Raversi, qui était présente. Le prince, l'homme le plus timide de ses
états, mais fort joli garçon et doué du coeur le plus tendre, étudiait le rôle
du comte Baldi, et voulait le jouer à la seconde représentation.
-- J'ai bien peu de temps, dit la duchesse au comte, je parais à la première
scène du second acte; passons dans la salle des gardes.
Là, au milieu de vingt gardes du corps, tous fort éveillés et fort attentifs
aux discours du premier ministre et de la grande maîtresse, la duchesse dit en
riant à son ami:
-- Vous me grondez toujours quand je dis des secrets inutilement. C'est par moi
que fut appelé au trône Ernest V; il s'agissait de venger Fabrice, que j'aimais
alors bien plus qu'aujourd'hui, quoique toujours fort innocemment. Je sais bien
que vous ne croyez guère à cette innocence, mais peu importe, puisque vous
m'aimez malgré mes crimes. Eh bien! voici un crime véritable: j'ai donné tous
mes diamants à une espèce de fou fort intéressant, nommé Ferrante Palla, je
l'ai même embrassé pour qu'il fît périr l'homme qui voulait faire empoisonner
Fabrice. Où est le mal?
-- Ah! voilà donc où Ferrante avait pris de l'argent pour son émeute! dit le
comte, un peu stupéfait; et vous me racontez tout cela dans la salle des
gardes!
-- C'est que je suis pressée, et voici le Rassi sur les traces du crime. Il est
bien vrai que je n'ai jamais parlé d'insurrection, car j'abhorre les jacobins.
Réfléchissez là- dessus, et dites-moi votre avis après la pièce.
-- Je vous dirai tout de suite qu'il faut inspirer de l'amour au prince... Mais
en tout bien tout honneur, au moins!
On appelait la duchesse pour son entrée en scène, elle s'enfuit.
Quelques jours après, la duchesse reçut par la poste une grande lettre
ridicule, signée du nom d'une ancienne femme de chambre à elle; cette femme
demandait à être employée à la cour, mais la duchesse avait reconnu du premier
coup d'oeil que ce n'était ni son écriture ni son style. En ouvrant la feuille
pour lire la seconde page, la duchesse vit tomber à ses pieds une petite image
miraculeuse de la Madone, pliée dans une feuille imprimée d'un vieux livre.
Après avoir jeté un coup d'oeil sur l'image, la duchesse lut quelques lignes de
la vieille feuille imprimée. Ses yeux brillèrent, et elle y trouvait ces mots:
Le tribun a pris cent francs par mois, non plus; avec le reste on voulut
ranimer le feu sacré dans des âmes qui se trouvèrent glacées par l'égoïsme. Le
renard est sur mes traces, c'est pourquoi je n'ai pas cherché à voir une
dernière fois l'être adoré. Je me suis dit, elle n'aime pas la république, elle
qui m'est supérieure par l'esprit autant que par les grâces et la beauté.
D'ailleurs, comment faire une république sans républicains? Est-ce que je me
tromperais? Dans six mois, je parcourrai, le microscope à la main, et à pied,
les petites villes d'Amérique, je verrai si je dois encore aimer la seule
rivale que vous ayez dans mon coeur. Si vous recevez cette lettre, madame la
baronne, et qu'aucun oeil profane ne l'ait lue avant vous, faites briser un des
jeunes frênes plantés à vingt pas de l'endroit où j'osai vous parler pour la
première fois. Alors je ferai enterrer, sous le grand buis du jardin que vous
remarquâtes une fois en mes jours heureux, une boîte où se trouveront de ces
choses qui font calomnier les gens de mon opinion. Certes, je me fusse bien
gardé d'écrire si le renard n'était sur mes traces, et ne pouvait arriver à cet
être céleste; voir le buis dans quinze jours. »
Puisqu'il a une imprimerie à ses ordres, se dit la duchesse, bientôt nous
aurons un recueil de sonnets, Dieu sait le nom qu'il m'y donnera!
La coquetterie de la duchesse voulut faire un essai; pendant huit jours elle
fut indisposée, et la cour n'eut plus de jolies soirées. La princesse, fort
scandalisée de tout ce que la peur qu'elle avait de son fils l'obligeait de
faire dès les premiers moments de son veuvage, alla passer ces huit jours dans
un couvent attenant à l'église où le feu prince était inhumé. Cette
interruption des soirées jeta sur les bras du prince une masse énorme de
loisir, et porta un échec notable au crédit du ministre de la justice. Ernest V
comprit tout l'ennui qui le menaçait si la duchesse quittait la cour, ou
seulement cessait d'y répandre la joie. Les soirées recommencèrent, et le
prince se montra de plus en plus intéressé par les comédies dell'arte.
Il avait le projet de prendre un rôle, mais n'osait avouer cette ambition. Un
jour, rougissant beaucoup, il dit à la duchesse: Pourquoi ne jouerais-je pas
moi aussi?
-- Nous sommes tous ici aux ordres de Votre Altesse; si elle daigne m'en donner
l'ordre, je ferai arranger le plan d'une comédie, toutes les scènes brillantes
du rôle de Votre Altesse seront avec moi, et comme les premiers jours tout le
monde hésite un peu, si Votre Altesse veut me regarder avec quelque attention,
je lui dirai les réponses qu'elle doit faire. Tout fut arrangé et avec une
adresse infinie. Le prince fort timide avait honte d'être timide; les soins que
se donna la duchesse pour ne pas faire souffrir cette timidité innée firent une
impression profonde sur le jeune souverain.
Le jour de son début, le spectacle commença une demi-heure plus tôt qu'à
l'ordinaire, et il n'y avait dans le salon, au moment où l'on passa dans la
salle de spectacle, que huit ou dix femmes âgées. Ces figures-là n'imposaient
guère au prince, et d'ailleurs, élevées à Munich dans les vrais principes
monarchiques, elles applaudissaient toujours. Usant de son autorité comme
grande maîtresse, la duchesse ferma à clef la porte par laquelle le vulgaire
des courtisans entrait au spectacle. Le prince, qui avait de l'esprit littéraire
et une belle figure, se tira fort bien de ses premières scènes; il répétait
avec intelligence les phrases qu'il lisait dans les yeux de la duchesse, ou
qu'elle lui indiquait à demi-voix. Dans un moment où les rares spectateurs
applaudissaient de toutes leurs forces, la duchesse fit un signe, la porte
d'honneur fut ouverte, et la salle de spectacle occupée en un instant par
toutes les jolies femmes de la cour, qui, trouvant au prince une figure
charmante et l'air fort heureux, se mirent à applaudir; le prince rougit de
bonheur. Il jouait le rôle d'un amoureux de la duchesse. Bien loin d'avoir à
lui suggérer des paroles, bientôt elle fut obligée de l'engager à abréger les
scènes; il parlait d'amour avec un enthousiasme qui souvent embarrassait
l'actrice; ses répliques duraient cinq minutes. La duchesse n'était plus cette
beauté éblouissante de l'année précédente; la prison de Fabrice, et, bien plus
encore, le séjour sur le lac Majeur avec Fabrice, devenu morose et silencieux,
avait donné dix ans de plus à la belle Gina. Ses traits s'étaient marqués, ils
avaient plus d'esprit et moins de jeunesse.
Ils n'avaient plus que bien rarement l'enjouement du premier âge; mais à la
scène, avec du rouge et tous les secours que l'art fournit aux actrices, elle
était encore la plus jolie femme de la cour. Les tirades passionnées, débitées
par le prince, donnèrent l'éveil aux courtisans; tous se disaient ce soir-là:
Voici la Balbi de ce nouveau règne. Le comte se révolta intérieurement. La
pièce finie, la duchesse dit au prince devant toute la cour:
-- Votre Altesse joue trop bien; on va dire que vous êtes amoureux d'une femme
de trente-huit ans, ce qui fera manquer mon établissement avec le comte. Ainsi,
je ne jouerai plus avec Votre Altesse, à moins que le prince ne me jure de
m'adresser la parole comme il le ferait à une femme d'un certain âge, à Mme la
marquise Raversi, par exemple.
On répéta trois fois la même pièce; le prince était fou de bonheur; mais, un
soir, il parut fort soucieux.
-- Ou je me trompe fort, dit la grande maîtresse à sa princesse, ou le Rassi
cherche à nous jouer quelque tour; je conseillerais à Votre Altesse d'indiquer
un spectacle pour demain; le prince jouera mal, et, dans son désespoir, il vous
dira quelque chose.
Le prince joua fort mal en effet; on l'entendait à peine, et il ne savait plus
terminer ses phrases. A la fin du premier acte, il avait presque les larmes aux
yeux; la duchesse se tenait auprès de lui, mais froide et immobile. Le prince,
se trouvant un instant seul avec elle, dans le foyer des acteurs, alla fermer
la porte.
-- Jamais, lui dit-il, je ne pourrai jouer le second et le troisième acte; je
ne veux pas absolument être applaudi par complaisance; les applaudissements
qu'on me donnait ce soir me fendaient le coeur. Donnez-moi un conseil, que
faut-il faire?
-- Je vais m'avancer sur la scène, faire une profonde révérence à Son Altesse,
une autre au public, comme un véritable directeur de comédie, et dire que
l'acteur qui jouait le rôle de Lélio, se trouvant subitement indisposé,
le spectacle se terminera par quelques morceaux de musique. Le comte Rusca et
la petite Ghisolfi seront ravis de pouvoir montrer à une aussi brillante
assemblée leurs petites voix aigrelettes.
Le prince prit la main de la duchesse, et la baisa avec transport.
-- Que n'êtes-vous un homme, lui dit-il, vous me donneriez un bon conseil:
Rassi vient de déposer sur mon bureau cent quatre-vingt-deux dépositions contre
les prétendus assassins de mon père. Outre les dépositions, il y a un acte d'accusation
de plus de deux cents pages; il me faut lire tout cela, et, de plus, j'ai donné
ma parole de n'en rien dire au comte. Ceci mène tout droit à des supplices;
déjà il veut que je fasse enlever en France, près d'Antibes, Ferrante Palla, ce
grand poète que j'admire tant. Il est là sous le nom de Poncet.
-- Le jour où vous ferez pendre un libéral, Rassi sera lié au ministère par des
chaînes de fer, et c'est ce qu'il veut avant tout; mais Votre Altesse ne pourra
plus annoncer une promenade deux heures à l'avance. Je ne parlerai ni à la
princesse, ni au comte du cri de douleur qui vient de vous échapper; mais,
comme d'après mon serment je ne dois avoir aucun secret pour la princesse, je
serais heureuse si Votre Altesse voulait dire à sa mère les mêmes choses qui
lui sont échappées avec moi.
Cette idée fit diversion à la douleur d'acteur chuté qui accablait le
souverain.
-- Eh bien! allez avertir ma mère, je me rends dans son grand cabinet.
Le prince quitta les coulisses, traversa le salon par lequel on arrivait au
théâtre, renvoya d'un air dur le grand chambellan et l'aide de camp de service
qui le suivaient; de son côté la princesse quitta précipitamment le spectacle;
arrivée dans le grand cabinet, la grande maîtresse fit une profonde révérence à
la mère et au fils, et les laissa seuls. On peut juger de l'agitation de la
cour, ce sont là les choses qui la rendent si amusante. Au bout d'une heure le
prince lui-même se présenta à la porte du cabinet et appela la duchesse; la
princesse était en larmes, son fils avait une physionomie tout altérée.
Voici des gens faibles qui ont de l'humeur, se dit la grande maîtresse, et qui
cherchent un prétexte pour se fâcher contre quelqu'un. D'abord la mère et le
fils se disputèrent la parole pour raconter les détails à la duchesse, qui dans
ses réponses eut grand soin de ne mettre en avant aucune idée. Pendant deux
mortelles heures les trois acteurs de cette scène ennuyeuse ne sortirent pas
des rôles que nous venons d'indiquer. Le prince alla chercher lui-même les deux
énormes portefeuilles que Rassi avait déposés sur son bureau; en sortant du
grand cabinet de sa mère, il trouva toute la cour qui attendait.--
Allez-vous-en, laissez-moi tranquille! s'écria-t-il, d'un ton fort impoli et
qu'on ne lui avait jamais vu. Le prince ne voulait pas être aperçu portant
lui-même les deux portefeuilles, un prince ne doit rien porter. Les courtisans
disparurent en un clin d'oeil. En repassant le prince ne trouva plus que les
valets de chambre qui éteignaient les bougies; il les renvoya avec fureur,
ainsi que le pauvre Fontana, aide de camp de service, qui avait eu la gaucherie
de rester, par zèle.
-- Tout le monde prend à tâche de m'impatienter ce soir, dit-il avec humeur à
la duchesse, comme il rentrait dans le cabinet; il lui croyait beaucoup
d'esprit et il était furieux de ce qu'elle s'obstinait évidemment à ne pas
ouvrir un avis. Elle, de son côté, était résolue à ne rien dire qu'autant qu'on
lui demanderait son avis bien expressément. Il s'écoula encore une
grosse demi-heure avant que le prince, qui avait le sentiment de sa dignité, se
déterminât à lui dire: -- Mais, madame, vous ne dites rien.
-- Je suis ici pour servir la princesse, et oublier bien vite ce qu'on dit
devant moi.
-- Eh bien! madame, dit le prince en rougissant beaucoup, je vous ordonne de me
donner votre avis.
-- On punit les crimes pour empêcher qu'ils ne se renouvellent. Le feu prince
a-t-il été empoisonné? C'est ce qui est fort douteux; a-t-il été empoisonné par
les jacobins? c'est ce que Rassi voudrait bien prouver, car alors il devient
pour Votre Altesse un instrument nécessaire à tout jamais. Dans ce cas, Votre
Altesse, qui commence son règne, peut se promettre bien des soirées comme
celle-ci. Vos sujets disent généralement, ce qui est de toute vérité, que Votre
Altesse a de la bonté dans le caractère; tant qu'elle n'aura pas fait pendre
quelque libéral, elle jouira de cette réputation, et bien certainement personne
ne songera à lui préparer du poison.
-- Votre conclusion est évidente, s'écria la princesse avec humeur; vous ne
voulez pas que l'on punisse les assassins de mon mari!
-- C'est qu'apparemment, madame, je suis liée à eux par une tendre amitié.
La duchesse voyait dans les yeux du prince qu'il la croyait parfaitement
d'accord avec sa mère pour lui dicter un plan de conduite. Il y eut entre les
deux femmes une succession assez rapide d'aigres reparties, à la suite
desquelles la duchesse protesta qu'elle ne dirait plus une seule parole, et
elle fut fidèle à sa résolution; mais le prince, après une longue discussion
avec sa mère, lui ordonna de nouveau de dire son avis.
-- C'est ce que je jure à Vos Altesses de ne point faire!
-- Mais c'est un véritable enfantillage! s'écria le prince.
-- Je vous prie de parler, madame la duchesse, dit la princesse d'un air digne.
-- C'est ce dont je vous supplie de me dispenser, madame; mais Votre Altesse,
ajouta la duchesse en s'adressant au prince, lit parfaitement le français; pour
calmer nos esprits agités, voudrait-elle nous lire une fable de La
Fontaine?
La princesse trouva ce nous fort insolent, mais elle eut l'air à la fois
étonné et amusé, quand la grande maîtresse, qui était allée du plus grand
sang-froid ouvrir la bibliothèque, revint avec un volume des Fables de
La Fontaine; elle le feuilleta quelques instants, puis dit au prince, en le lui
présentant:
Je supplie Votre Altesse de lire toute la fable.
LE JARDINIER ET SON SEIGNEUR
Un amateur de jardinage
Demi-bourgeois, demi-manant,
Possédait en certain village
Un jardin assez propre, et le clos attenant.
Il avait de plant vif fermé cette étendue:
Là croissaient à plaisir l'oseille et la laitue,
De quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet,
Peu de jasmin d'Espagne et force serpolet.
Cette félicité par un lièvre troublée
Fit qu'au seigneur du bourg notre homme se plaignit.
Ce maudit animal vient prendre sa goulée
Soir et matin, dit-il, et des pièges se rit;
Les pierres, les bâtons y perdent leur crédit:
Il est sorcier, je crois. -- Sorcier! je l'en défie,
Repartit le seigneur: fût-il diable, Miraut,
En dépit de ses tours, l'attrapera bientôt.
Je vous en déferai, bonhomme, sur ma vie,
-- Et quand?-- Et dès demain, sans tarder plus longtemps.
La partie ainsi faite, il vient avec ses gens.
-- «à, déjeunons, dit-il: vos poulets sont-ils tendres?
L'embarras des chasseurs succède au déjeuner.
Chacun s'anime et se prépare;
Les trompes et les cors font un tel tintamarre
Que le bonhomme est étonné.
Le pis fut que l'on mit en piteux équipage
Le pauvre potager. Adieu planches, carreaux;
Adieu chicorée et poireaux;
Adieu de quoi mettre au potage.
Le bonhomme disait: Ce sont là jeux de prince.
Mais on le laissait dire; et les chiens et les gens
Firent plus de dégât en une heure de temps
Que n'en auraient fait en cent ans
Tous les lièvres de la province.
Petits princes, videz vos débats entre vous;
De recourir aux rois vous serez de grands fous.
Il ne les faut jamais engager dans vos guerres,
Ni les faire entrer sur vos terres.
Cette lecture fut suivie d'un long silence. Le prince se promenait dans le
cabinet, après être allé lui-même remettre le volume à sa place.
-- Eh bien! madame, dit la princesse, daignerez-vous parler?
-- Non pas, certes, madame! tant que Son Altesse ne m'aura pas nommée ministre;
en parlant ici, je courrais risque de perdre ma place de grande maîtresse.
Nouveau silence d'un gros quart d'heure; enfin la princesse songea au rôle que
joua jadis Marie de Médicis, mère de Louis XIII: tous les jours précédents, la
grande maîtresse avait fait lire par la lectrice l'excellente Histoire de
Louis XIII , de M. Bazin. La princesse, quoique fort piquée, pensa que la
duchesse pourrait fort bien quitter le pays, et alors Rassi, qui lui faisait
une peur affreuse, pourrait bien imiter Richelieu et la faire exiler par son
fils. Dans ce moment, la princesse eût donné tout au monde pour humilier sa
grande maîtresse; mais elle ne pouvait: elle se leva, et vint, avec un sourire
un peu exagéré, prendre la main de la duchesse et lui dire:
-- Allons, madame, prouvez-moi votre amitié en parlant.
-- Eh bien; deux mots sans plus: brûler, dans la cheminée que voilà, tous les
papiers réunis par cette vipère de Rassi, et ne jamais lui avouer qu'on les a
brûlés.
Elle ajouta tout bas, et d'un air familier, à l'oreille de la princesse.
-- Rassi peut être Richelieu!
-- Mais, diable! ces papiers me coûtent plus de quatre-vingt mille francs!
s'écria le prince fâché.
-- Mon prince, répliqua la duchesse avec énergie, voilà ce qu'il en coûte
d'employer des scélérats de basse naissance. Plût à Dieu que vous pussiez
perdre un million, et ne jamais prêter créance aux bas coquins qui ont empêché
votre père de dormir pendant les six dernières années de son règne.
Le mot basse naissance avait plu extrêmement à la princesse, qui
trouvait que le comte et son amie avaient une estime trop exclusive pour
l'esprit, toujours un peu cousin germain du jacobinisme.
Durant le court moment de profond silence, rempli par les réflexions de la
princesse, l'horloge du château sonna trois heures. La princesse se leva, fit
une profonde révérence à son fils, et lui dit;-- Ma santé ne me permet pas de
prolonger davantage la discussion. Jamais de ministre de basse naissance
; vous ne m'ôterez pas de l'idée que votre Rassi vous a volé la moitié de
l'argent qu'il vous a fait dépenser en espionnage. La princesse prit deux
bougies dans les flambeaux et les plaça dans la cheminée, de façon à ne pas les
éteindre; puis, s'approchant de son fils, elle ajouta:-- La fable de La
Fontaine l'emporte, dans mon esprit, sur le juste désir de venger un époux.
Votre Altesse veut-elle me permettre de brûler ces écritures? Le prince
restait immobile.
Sa physionomie est vraiment stupide, se dit la duchesse; le comte a raison: le
feu prince ne nous eût pas fait veiller jusqu'à trois heures du matin, avant de
prendre un parti.
La princesse, toujours debout, ajouta:
-- Ce petit procureur serait bien fier, s'il savait que ses paperasses,
remplies de mensonges, et arrangées pour procurer son avancement, ont fait
passer la nuit aux deux plus grands personnages de l'état.
Le prince se jeta sur un des portefeuilles comme un furieux, et en vida tout le
contenu dans la cheminée. La masse des papiers fut sur le point d'étouffer les
deux bougies; l'appartement se remplit de fumée. La princesse vit dans les yeux
de son fils qu'il était tenté de saisir une carafe et de sauver ces papiers,
qui lui coûtaient quatre-vingt mille francs.
-- Ouvrez donc la fenêtre! cria-t-elle à la duchesse avec humeur. La duchesse
se hâta d'obéir; aussitôt tous les papiers s'enflammèrent à la fois; il se fit
un grand bruit dans la cheminée, et bientôt il fut évident qu'elle avait pris
feu.
Le prince avait l'âme petite pour toutes les choses d'argent; il crut voir son
palais en flammes, et toutes les richesses qu'il contenait détruites; il courut
à la fenêtre et appela la garde d'une voix toute changée. Les soldats en
tumulte étant accourus dans la cour à la voix du prince, il revint près de la
cheminée qui attirait l'air de la fenêtre ouverte avec un bruit réellement
effrayant; il s'impatienta, jura, fit deux ou trois tours dans le cabinet comme
un homme hors de lui, et, enfin, sortit en courant.
La princesse et sa grande maîtresse restèrent debout, l'une vis-à-vis de
l'autre, et gardant un profond silence.
-- La colère va-t-elle recommencer? se dit la duchesse; ma foi, mon procès est
gagné. Et elle se disposait à être fort impertinente dans ses répliques, quand
une pensée l'illumina; elle vit le second portefeuille intact. Non, mon procès
n'est gagné qu'à moitié! Elle dit à la princesse, d'un air assez froid:
-- Madame m'ordonne-t-elle de brûler le reste de ces papiers?
-- Et où les brûlerez-vous? dit la princesse avec humeur.
-- Dans la cheminée du salon; en les y jetant l'un après l'autre, il n'y a pas
de danger.
La duchesse plaça sous son bras le portefeuille regorgeant de papiers, prit une
bougie et passa dans le salon voisin. Elle prit le temps de voir que ce
portefeuille était celui des dépositions, mit dans son châle cinq ou six
liasses de papiers, brûla le reste avec beaucoup de soin, puis disparut sans
prendre congé de la princesse.
-- Voici une bonne impertinence, se dit-elle en riant; mais elle a failli, par
ses affectations de veuve inconsolable, me faire perdre la tête sur un
échafaud.
En entendant le bruit de la voiture de la duchesse, la princesse fut outrée
contre sa grande maîtresse.
Malgré l'heure indue, la duchesse fit appeler le comte; il était au feu du
château, mais parut bientôt avec la nouvelle que tout était fini.-- Ce petit
prince a réellement montré beaucoup de courage, et je lui en ai fait mon
compliment avec effusion.
-- Examinez bien vite ces dépositions, et brûlons-les au plus tôt.
Le comte lut et pâlit.
-- Ma foi, ils arrivaient bien près de la vérité; cette procédure est fort
adroitement faite, ils sont tout à fait sur les traces de Ferrante Palla; et,
s'il parle, nous avons un rôle difficile.
-- Mais il ne parlera pas, s'écria la duchesse; c'est un homme d'honneur
celui-là: brûlons, brûlons.
-- Pas encore. Permettez-moi de prendre les noms de douze ou quinze témoins
dangereux, et que je me permettrai de faire enlever, si jamais le Rassi veut
recommencer.
-- Je rappellerai à Votre Excellence que le prince a donné sa parole de ne rien
dire à son ministre de la justice de notre expédition nocturne.
-- Par pusillanimité, et de peur d'une scène, il la tiendra.
-- Maintenant, mon ami, voici une nuit qui avance beaucoup notre mariage; je
n'aurais pas voulu vous apporter en dot un procès criminel, et encore pour un
péché que me fit commettre mon intérêt pour un autre.
Le comte était amoureux, lui prit la main s'exclama; il avait les larmes aux
yeux.
-- Avant de partir, donnez-moi des conseils sur la conduite que je dois tenir
avec la princesse; je suis excédée de fatigue, j'ai joué une heure la comédie
sur le théâtre, et cinq heures dans le cabinet.
-- Vous vous êtes assez vengée des propos aigrelets de la princesse, qui
n'étaient que de la faiblesse, par l'impertinence de votre sortie. Reprenez
demain avec elle sur le ton que vous aviez ce matin; le Rassi n'est pas encore
en prison ou exilé, nous n'avons pas encore déchiré la sentence de Fabrice.
Vous demandiez à la princesse de prendre une décision, ce qui donne toujours de
l'humeur aux princes et même aux premiers ministres; enfin vous êtes sa grande
maîtresse, c'est-à-dire sa petite servante. Par un retour, qui est immanquable
chez les gens faibles, dans trois jours le Rassi sera plus en faveur que
jamais; il va chercher à faire prendre quelqu'un: tant qu'il n'a pas compromis
le prince, il n'est sûr de rien.
Il y a eu un homme blessé à l'incendie de cette nuit; c'est un tailleur, qui a,
ma foi, montré une intrépidité extraordinaire. Demain, je vais engager le
prince à s'appuyer sur mon bras, et à venir avec moi faire une visite au
tailleur; je serai armé jusqu'aux dents et j'aurai l'oeil au guet; d'ailleurs
ce jeune prince n'est point encore haï. Moi, je veux l'accoutumer à se promener
dans les rues, c'est un tour que je joue au Rassi, qui certainement va me
succéder, et ne pourra plus permettre de telles imprudences. En revenant de
chez le tailleur, je ferai passer le prince devant la statue de son père; il
remarquera les coups de pierre qui ont cassé le jupon à la romaine dont le
nigaud de statuaire l'a affublé; et, enfin, le prince aura bien peu d'esprit si
de lui-même il ne fait pas cette réflexion: Voilà ce qu'on gagne à faire
prendre des jacobins. A quoi je répliquerai: Il faut en pendre dix mille ou pas
un: la Saint-Barthélemy a détruit les protestants en France.
Demain, chère amie, avant ma promenade, faites-vous annoncer chez le prince, et
dites-lui: Hier soir, j'ai fait auprès de vous le service de ministre, je vous
ai donné des conseils, et, par vos ordres, j'ai encouru le déplaisir de la
princesse; il faut que vous me payiez. Il s'attendra à une demande d'argent, et
froncera le sourcil; vous le laisserez plongé dans cette idée malheureuse le
plus longtemps que vous pourrez; puis vous direz: Je prie Votre Altesse
d'ordonner que Fabrice soit jugé contradictoirement (ce qui veut dire
lui présent) par les douze juges les plus respectés de vos états. Et, sans
perdre de temps, vous lui présenterez à signer une petite ordonnance écrite de
votre belle main, et que je vais vous dicter; je vais mettre, bien entendu, la
clause que la première sentence est annulée. A cela, il n'y a qu'une objection;
mais, si vous menez l'affaire chaudement, elle ne viendra pas à l'esprit du
prince. Il peut vous dire: Il faut que Fabrice se constitue prisonnier à la
citadelle. A quoi vous répondrez: Il se constituera prisonnier à la prison de
la ville (vous savez que j'y suis le maître, tous les soirs, votre neveu
viendra vous voir). Si le prince vous répond: Non, sa fuite a écorné l'honneur
de ma citadelle, et je veux, pour la forme, qu'il rentre dans la chambre où il
était; vous répondrez à votre tour: Non, car là il serait à la disposition de
mon ennemi Rassi; et, par une de ces phrases de femme que vous savez si bien
lancer, vous lui ferez entendre que, pour fléchir Rassi, vous pourrez bien lui
raconter l'auto-da-fé de cette nuit; s'il insiste, vous annoncerez que
vous allez passer quinze jours à votre château de Sacca.
Vous allez faire appeler Fabrice et le consulter sur cette démarche qui peut le
conduire en prison. Pour tout prévoir, si, pendant qu'il est sous les verrous,
Rassi, trop impatient, me fait empoisonner, Fabrice peut courir des dangers.
Mais la chose est peu probable; vous savez que j'ai fait venir un cuisinier
français, qui est le plus gai des hommes, et qui fait des calembours; or, le
calembour est incompatible avec l'assassinat. J'ai déjà dit à notre ami Fabrice
que j'ai retrouvé tous les témoins de son action belle et courageuse; ce fut
évidemment ce Giletti qui voulut l'assassiner. Je ne vous ai pas parlé de ces
témoins, parce que je voulais vous faire une surprise, mais ce plan a manqué;
le prince n'a pas voulu signer. J'ai dit à notre Fabrice que, certainement, je
lui procurerai une grande place ecclésiastique; mais j'aurai bien de la peine
si ses ennemis peuvent objecter en cour de Rome une accusation d'assassinat.
Sentez-vous, Madame, que, s'il n'est pas jugé de la façon la plus solennelle,
toute sa vie le nom de Giletti sera désagréable pour lui? Il y aurait une
grande pusillanimité à ne pas se faire juger, quand on est sûr d'être innocent.
D'ailleurs, fût-il coupable, je le ferais acquitter. Quand je lui ai parlé, le
bouillant jeune homme ne m'a pas laissé achever, il a pris l'almanach officiel,
et nous avons choisi ensemble les douze juges les plus intègres et les plus
savants; la liste faite, nous avons effacé six noms, que nous avons remplacés
par six jurisconsultes, mes ennemis personnels, et, comme nous n'avons pu
trouver que deux ennemis, nous y avons suppléé par quatre coquins dévoués à
Rassi.
Cette proposition du comte inquiéta mortellement la duchesse, et non sans
cause; enfin, elle se rendit à la raison, et, sous la dictée du ministre,
écrivit l'ordonnance qui nommait les juges.
Le comte ne la quitta qu'à six heures du matin; elle essaya de dormir, mais en
vain. A neuf heures, elle déjeuna avec Fabrice, qu'elle trouva brûlant d'envie
d'être jugé; à dix heures, elle était chez la princesse, qui n'était point
visible; à onze heures, elle vit le prince, qui tenait son lever, et qui signa
l'ordonnance sans la moindre objection. La duchesse envoya l'ordonnance au
comte, et se mit au lit.
Il serait peut-être plaisant de raconter la fureur de Rassi, quand le comte
l'obligea à contresigner, en présence du prince, l'ordonnance signée le matin
par celui-ci; mais les événements nous pressent.
Le comte discuta le mérite de chaque juge, et offrit de changer les noms. Mais
le lecteur est peut-être un peu las de tous ces détails de procédure, non moins
que de toutes ces intrigues de cour. De tout ceci, on peut tirer cette morale,
que l'homme qui approche de la cour compromet son bonheur, s'il est heureux,
et, dans tous les cas, fait dépendre son avenir des intrigues d'une femme de
chambre.
D'un autre côté, en Amérique, dans la république, il faut s'ennuyer toute la
journée à faire une cour sérieuse aux boutiquiers de la rue, et devenir aussi
bête qu'eux, et là, pas d'Opéra.
La duchesse, à son lever du soir, eut un moment de vive inquiétude: on ne
trouvait plus Fabrice; enfin, vers minuit, au spectacle de la cour, elle reçut
une lettre de lui. Au lieu de se constituer prisonnier à la prison de la
ville, où le comte était le maître, il était allé reprendre son ancienne
chambre à la citadelle, trop heureux d'habiter à quelques pas de Clélia.
Ce fut un événement d'une immense conséquence: en ce lieu il était exposé au
poison plus que jamais. Cette folie mit la duchesse au désespoir; elle en
pardonna la cause, un fol amour pour Clélia, parce que décidément dans quelques
jours elle allait épouser le riche marquis Crescenzi. Cette folie rendit à
Fabrice toute l'influence qu'il avait eue jadis sur l'âme de la duchesse.
C'est ce maudit papier que je suis allée faire signer qui lui donnera la mort!
Que ces hommes sont fous avec leurs idées d'honneur! Comme s'il fallait songer
à l'honneur dans les gouvernements absolus, dans les pays où un Rassi est
ministre de la justice! Il fallait bel et bien accepter la grâce que le prince
eût signée tout aussi facilement que la convocation de ce tribunal
extraordinaire. Qu'importe, après tout, qu'un homme de la naissance de Fabrice
soit plus ou moins accusé d'avoir tué lui-même, et l'épée au poing, un histrion
tel que Giletti!
A peine le billet de Fabrice reçu, la duchesse courut chez le comte, qu'elle
trouva tout pâle.
-- Grand Dieu! chère amie, j'ai la main malheureuse avec cet enfant, et vous
allez encore m'en vouloir. Je puis vous prouver que j'ai fait venir hier soir
le geôlier de la prison de la ville; tous les jours, votre neveu serait venu
prendre du thé chez vous. Ce qu'il y a d'affreux, c'est qu'il est impossible à
vous et à moi de dire au prince que l'on craint le poison, et le poison
administré par Rassi; ce soupçon lui semblerait le comble de l'immoralité.
Toutefois, si vous l'exigez, je suis prêt à monter au palais; mais je suis sûr
de la réponse. Je vais vous dire plus; je vous offre un moyen que je
n'emploierais pas pour moi. Depuis que j'ai le pouvoir en ce pays, je n'ai pas
fait périr un seul homme, et vous savez que je suis tellement nigaud de ce
côté-là, que quelquefois, à la chute du jour, je pense encore à ces deux
espions que je fis fusiller un peu légèrement en Espagne. Eh bien; voulez- vous
que je vous défasse de Rassi? Le danger qu'il fait courir à Fabrice est sans
bornes; il tient là un moyen sûr de me faire déguerpir.
Cette proposition plut extrêmement à la duchesse; mais elle ne l'adopta pas.
-- Je ne veux pas, dit-elle au comte, que, dans notre retraite, sous ce beau
ciel de Naples, vous ayez des idées noires le soir.
-- Mais, chère amie, il me semble que nous n'avons que le choix des idées
noires. Que devenez-vous, que deviens-je moi-même, si Fabrice est emporté par
une maladie?
La discussion reprit de plus belle sur cette idée, et la duchesse la termina
par cette phrase:
-- Rassi doit la vie à ce que je vous aime mieux que Fabrice; non, je ne veux
pas empoisonner toutes les soirées de la vieillesse que nous allons passer
ensemble.
La duchesse courut à la forteresse; le général Fabio Conti fut enchanté d'avoir
à lui opposer le texte formel des lois militaires: personne ne peut pénétrer
dans une prison d'état sans un ordre signé du prince.
-- Mais le marquis Crescenzi et ses musiciens viennent chaque jour à la
citadelle?
-- C'est que j'ai obtenu pour eux un ordre du prince.
La pauvre duchesse ne connaissait pas tous ses malheurs. Le général Fabio Conti
s'était regardé comme personnellement déshonoré par la fuite de Fabrice:
lorsqu'il le vit arriver à la citadelle, il n'eût pas dû le recevoir, car il
n'avait aucun ordre pour cela. Mais, se dit-il, c'est le ciel qui me l'envoie
pour réparer mon honneur et me sauver du ridicule qui flétrirait ma carrière
militaire. Il s'agit de ne pas manquer à l'occasion: sans doute on va
l'acquitter, et je n'ai que peu de jours pour me venger.
Livre Second - Chapitre XXV.
L'arrivée de notre héros mit Clélia au désespoir: la pauvre fille, pieuse et
sincère avec elle-même, ne pouvait se dissimuler qu'il n'y aurait jamais de
bonheur pour elle loin de Fabrice; mais elle avait fait voeu à la Madone, lors
du demi- empoisonnement de son père, de faire à celui-ci le sacrifice d'épouser
le marquis Crescenzi. Elle avait fait le voeu de ne jamais revoir Fabrice, et
déjà elle était en proie aux remords les plus affreux, pour l'aveu auquel elle
avait été entraînée dans la lettre qu'elle avait écrite à Fabrice la veille de
sa fuite. Comment peindre ce qui se passa dans ce triste coeur lorsque, occupée
mélancoliquement à voir voltiger ses oiseaux, et levant les yeux par habitude
et avec tendresse vers la fenêtre de laquelle autrefois Fabrice la regardait,
elle l'y vit de nouveau qui la saluait avec un tendre respect.
Elle crut à une vision que le ciel permettait pour la punir; puis l'atroce
réalité apparut à sa raison. Ils l'ont repris, se dit-elle, et il est perdu!
Elle se rappelait les propos tenus dans la forteresse après la fuite; les
derniers des geôliers s'estimaient mortellement offensés. Clélia regarda
Fabrice, et malgré elle, ce regard peignit en entier la passion qui la mettait
au désespoir.
Croyez-vous, semblait-elle dire à Fabrice, que je trouverai le bonheur dans ce
palais somptueux qu'on prépare pour moi? Mon père me répète à satiété que vous
êtes aussi pauvre que nous; mais, grand Dieu! avec quel bonheur je partagerais
cette pauvreté! Mais, hélas! nous ne devons jamais nous revoir.
Clélia n'eut pas la force d'employer les alphabets: en regardant Fabrice elle
se trouva mal et tomba sur une chaise à côté de la fenêtre. Sa figure reposait
sur l'appui de cette fenêtre; et, comme elle avait voulu le voir jusqu'au
dernier moment, son visage était tourné vers Fabrice, qui pouvait l'apercevoir
en entier. Lorsque après quelques instants elle rouvrit les yeux, son premier
regard fut pour Fabrice: elle vit des larmes dans ses yeux; mais ces larmes
étaient l'effet de l'extrême bonheur; il voyait que l'absence ne l'avait point
fait oublier. Les deux pauvres jeunes gens restèrent quelque temps comme
enchantés dans la vue l'un de l'autre. Fabrice osa chanter, comme s'il
s'accompagnait de la guitare, quelques mots improvisés et qui disaient: C'est
pour vous revoir ; que je suis revenu en prison: on va me juger.
Ces mots semblèrent réveiller toute la vertu de Clélia: elle se leva
rapidement, se cacha les yeux, et, par les gestes les plus vifs, chercha à lui
exprimer qu'elle ne devait jamais le revoir; elle l'avait promis à la Madone,
et venait de le regarder par oubli. Fabrice osant encore exprimer son amour,
Clélia s'enfuit indignée et se jurant à elle-même que jamais elle ne le
reverrait, car tels étaient les termes précis de son voeu à la Madone: Mes
yeux ne le reverront jamais. Elle les avait inscrits dans un petit papier
que son oncle Cesare lui avait permis de brûler sur l'autel au moment de
l'offrande, tandis qu'il disait la messe.
Mais, malgré tous les serments, la présence de Fabrice dans la tour Farnèse
avait rendu à Clélia toutes ses anciennes façons d'agir. Elle passait
ordinairement toutes ses journées seule, dans sa chambre. A peine remise du
trouble imprévu où l'avait jetée la vue de Fabrice, elle se mit à parcourir le
palais, et pour ainsi dire à renouveler connaissance avec tous ses amis
subalternes. Une vieille femme très bavarde employée à la cuisine lui dit d'un
air de mystère: Cette fois-ci, le seigneur Fabrice ne sortira pas de la
citadelle.
-- Il ne commettra plus la faute de passer par-dessus les murs, dit Clélia;
mais il sortira par la porte, s'il est acquitté.
-- Je dis et je puis dire à Votre Excellence qu'il ne sortira que les pieds les
premiers de la citadelle.
Clélia pâlit extrêmement, ce qui fut remarqué de la vieille femme, et arrêta
tout court son éloquence. Elle se dit qu'elle avait commis une imprudence en
parlant ainsi devant la fille du gouverneur, dont le devoir allait être de dire
à tout le monde que Fabrice était mort de maladie. En remontant chez elle,
Clélia rencontra le médecin de la prison, sorte d'honnête homme timide qui lui
dit d'un air tout effaré que Fabrice était bien malade. Clélia pouvait à peine
se soutenir, elle chercha partout son oncle, le bon abbé don Cesare, et enfin
le trouva à la chapelle, où il priait avec ferveur; il avait la figure
renversée. Le dîner sonna. A table, il n'y eut pas une parole d'échangée entre
les deux frères; seulement, vers la fin du repas, le général adressa quelques
mots fort aigres à son frère. Celui-ci regarda les domestiques, qui sortirent.
-- Mon général, dit don Cesare au gouverneur, j'ai l'honneur de vous prévenir
que je vais quitter la citadelle: je donne ma démission.
-- Bravo! bravissimo! pour me rendre suspect!... Et la raison, s'il vous plaît?
-- Ma conscience.
-- Allez, vous n'êtes qu'un cabotin! vous ne connaissez rien à l'honneur.
Fabrice est mort, se dit Clélia; on l'a empoisonné à dîner, ou c'est pour
demain. Elle courut à la volière, résolue de chanter en s'accompagnant avec le
piano. Je me confesserai, se dit-elle, et l'on me pardonnera d'avoir violé mon
voeu pour sauver la vie d'un homme. Quelle ne fut pas sa consternation lorsque,
arrivée à la volière, elle vit que les abat-jour venaient d'être remplacés par
des planches attachées aux barreaux de fer! Eperdue, elle essaya de donner un
avis au prisonnier par quelques mots plutôt criés que chantés. Il n'y eut de
réponse d'aucune sorte; un silence de mort régnait déjà dans la tour Farnèse.
Tout est consommé, se dit-elle. Elle descendit hors d'elle-même, puis remonta
afin de se munir du peu d'argent qu'elle avait et de petites boucles d'oreilles
en diamants; elle prit aussi, en passant, le pain qui restait du dîner, et qui
avait été placé dans un buffet. S'il vit encore, mon devoir est de le sauver.
Elle s'avança d'un air hautain vers la petite porte de la tour; cette porte
était ouverte, et l'on venait seulement de placer huit soldats dans la pièce
aux colonnes du rez-de-chaussée. Elle regarda hardiment ces soldats; Clélia
comptait adresser la parole au sergent qui devait les commander: cet homme
était absent. Clélia s'élança sur le petit escalier de fer qui tournait en
spirale autour d'une colonne; les soldats la regardèrent d'un air fort ébahi,
mais, apparemment à cause de son châle de dentelle et de son chapeau, n'osèrent
rien lui dire. Au premier étage il n'y avait personne; mais en arrivant au
second, à l'entrée du corridor qui, si le lecteur s'en souvient, était fermé
par trois portes en barreaux de fer et conduisait à la chambre de Fabrice, elle
trouva un guichetier à elle inconnu, et qui lui dit d'un air effaré:
-- Il n'a pas encore dîné.
-- Je le sais bien, dit Clélia avec hauteur. Cet homme n'osa l'arrêter. Vingt
pas plus loin, Clélia trouva assis sur la première des six marches en bois qui
conduisaient à la chambre de Fabrice un autre guichetier fort âgé et fort rouge
qui lui dit résolument:
-- Mademoiselle, avez-vous un ordre du gouverneur?
-- Est-ce que vous ne me connaissez pas?
Clélia, en ce moment, était animée d'une force surnaturelle, elle était hors
d'elle- même. Je vais sauver mon mari, se disait-elle.
Pendant que le vieux guichetier s'écriait: Mais mon devoir ne me permet pas...
Clélia montait rapidement les six marches; elle se précipita contre la porte:
une clef énorme était dans la serrure; elle eut besoin de toutes ses forces
pour la faire tourner. A ce moment, le vieux guichetier à demi ivre saisissait
le bas de sa robe; elle entra vivement dans la chambre, referma la porte en
déchirant sa robe, et, comme le guichetier la poussait pour entrer après elle,
elle la ferma avec un verrou qui se trouvait sous sa main. Elle regarda dans la
chambre et vit Fabrice assis devant une fort petite table où était son dîner.
Elle se précipita sur la table, la renversa, et, saisissant le bras de Fabrice,
lui dit:
-- As-tu mangé?
Ce tutoiement ravit Fabrice. Dans son trouble, Clélia oubliait pour la première
fois la retenue féminine, et laissait voir son amour.
Fabrice allait commencer ce fatal repas: il la prit dans ses bras et la couvrit
de baisers. Ce dîner était empoisonné, pensa-t-il: si je lui dis que je n'y ai
pas touché, la religion reprend ses droits et Clélia s'enfuit. Si elle me
regarde au contraire comme un mourant, j'obtiendrai d'elle qu'elle ne me quitte
point. Elle désire trouver un moyen de rompre son exécrable mariage, le hasard
nous le présente: les geôliers vont s'assembler, ils enfonceront la porte, et
voici une esclandre telle que peut-être le marquis Crescenzi en sera effrayé,
et le mariage rompu.
Pendant l'instant de silence occupé par ces réflexions, Fabrice sentit que déjà
Clélia cherchait à se dégager de ses embrassements.
-- Je ne me sens point encore de douleurs, lui dit-il, mais bientôt elles me
renverseront à tes pieds; aide moi à mourir.
-- O mon unique ami! lui dit-elle, je mourrai avec toi. Elle le serrait dans
ses bras, comme par un mouvement convulsif.
Elle était si belle, à demi vêtue et dans cet état d'extrême passion, que
Fabrice ne put résister à un mouvement presque involontaire. Aucune résistance
ne fut opposée.
Dans l'enthousiasme de passion et de générosité qui suit un bonheur extrême, il
lui dit étourdirnent:
-- Il ne faut pas qu'un indigne mensonge vienne souiller les premiers instants
de notre bonheur: sans ton courage je ne serais plus qu'un cadavre, ou je me
débattrais contre d'atroces douleurs; mais j'allais commencer à dîner lorsque
tu es entrée, et je n'ai point touché à ces plats.
Fabrice s'étendait sur ces images atroces pour conjurer l'indignation qu'il
lisait dans les yeux de Clélia. Elle le regarda quelques instants, combattue
par deux sentiments violents et opposés, puis elle se jeta dans ses bras. On
entendit un grand bruit dans le corridor, on ouvrait et on fermait avec
violence les trois portes de fer, on parlait en criant.
-- Ah! si j'avais des armes! s'écria Fabrice; on me les a fait rendre pour me
permettre d'entrer. Sans doute ils viennent pour m'achever! Adieu, ma Clélia,
je bénis ma mort puisqu'elle a été l'occasion de mon bonheur. Clélia l'embrassa
et lui donna un petit poignard à manche d'ivoire, dont la lame n'était guère
plus longue que celle d'un canif.
-- Ne te laisse pas tuer, lui dit-elle, et défends-toi jusqu'au dernier moment;
si mon oncle l'abbé a entendu le bruit, il a du courage et de la vertu, il te
sauvera; je vais leur parler. En disant ces mots elle se précipita vers la
porte.
-- Si tu n'es pas tué, dit-elle avec exaltation, en tenant le verrou de la
porte, et tournant la tête de son côté, laisse-toi mourir de faim plutôt que de
toucher à quoi que ce soit. Porte ce pain toujours sur toi. Le bruit s'approchait,
Fabrice la saisit à bras-le-corps, prit sa place auprès de la porte, et ouvrant
cette porte avec fureur, il se précipita sur l'escalier de bois de six marches.
Il avait à la main le petit poignard à manche d'ivoire, et fut sur le point
d'en percer le gilet du général Fontana, aide de camp du prince, qui recula
bien vite, en s'écriant tout effrayé: -- Mais je viens vous sauver, monsieur
del Dongo.
Fabrice remonta les six marches, dit dans la chambre: Fontana vient me
sauver ; puis, revenant près du général sur les marches de bois, s'expliqua
froidement avec lui. Il le pria fort longuement de lui pardonner un premier
mouvement de colère. -- On voulait m'empoisonner; ce dîner qui est là devant
moi, est empoisonné; j'ai eu l'esprit de ne pas y toucher, mais je vous
avouerai que ce procédé m'a choqué. En vous entendant monter, j'ai cru qu'on
venait m'achever à coups de dague... Monsieur le général, je vous requiers
d'ordonner que personne n'entre dans ma chambre: on ôterait le poison, et notre
bon prince doit tout savoir.
Le général, fort pâle et tout interdit, transmit les ordres indiqués par
Fabrice aux geôliers d'élite qui le suivaient: ces gens, tout penauds de voir
le poison découvert, se hâtèrent de descendre; ils prenaient les devants, en
apparence, pour ne pas arrêter dans l'escalier si étroit l'aide de camp du
prince, et en effet pour se sauver et disparaître. Au grand étonnement du
général Fontana, Fabrice s'arrêta un gros quart d'heure au petit escalier de
fer autour de la colonne du rez-de- chaussée; il voulait donner le temps à
Clélia de se cacher au premier étage.
C'était la duchesse qui, après plusieurs démarches folles, était parvenue à
faire envoyer le général Fontana à la citadelle; elle y réussit par hasard. En
quittant le comte Mosca aussi alarmé qu'elle, elle avait couru au palais. La
princesse, qui avait une répugnance marquée pour l'énergie qui lui semblait
vulgaire, la crut folle, et ne parut pas du tout disposée à tenter en sa faveur
quelque démarche insolite. La duchesse, hors d'elle-même, pleurait à chaudes
larmes, elle ne savait que répéter à chaque instant:
-- Mais, madame, dans un quart d'heure Fabrice sera mort par le poison!
En voyant le sang-froid parfait de la princesse la duchesse devint folle de
douleur. Elle ne fit point cette réflexion morale, qui n'eût pas échappé à une
femme élevée dans une de ces religions du Nord qui admettent l'examen
personnel: j'ai employé le poison la première, et je péris par le poison. En
Italie ces sortes de réflexions, dans les moments passionnés paraissent de
l'esprit fort plat, comme ferait à Paris un calembour en pareille circonstance.
La duchesse, au désespoir, hasarda d'aller dans le salon où se tenait le
marquis Crescenzi, de service ce jour-là. Au retour de la duchesse à Parme, il l'avait
remerciée avec effusion de la place de chevalier d'honneur à laquelle, sans
elle, il n'eût jamais pu prétendre. Les protestations de dévouement sans bornes
n'avaient pas manqué de sa part. La duchesse l'aborda par ces mots:
-- Rassi va faire empoisonner Fabrice qui est à la citadelle. Prenez dans votre
poche du chocolat et une bouteille d'eau que je vais vous donner. Montez à la
citadelle, et donnez-moi la vie en disant au général Fabio Conti que vous
rompez avec sa fille s'il ne vous permet pas de remettre vous-même à Fabrice
cette eau et ce chocolat.
Le marquis pâlit, et sa physionomie, loin d'être animée par ces mots, peignit
l'embarras le plus plat; il ne pouvait croire à un crime si épouvantable dans
une ville aussi morale que Parme, et où régnait un si grand prince, etc.; et
encore, ces platitudes, il les disait lentement. En un mot, la duchesse trouva
un homme honnête, mais faible au possible et ne pouvant se déterminer à agir.
Après vingt phrases semblables interrompues par les cris d'impatience de Mme
Sanseverina, il tomba sur une idée excellente: le serment qu'il avait prêté
comme chevalier d'honneur lui défendait de se mêler de manoeuvres contre le
gouvernement.
Qui pourrait se figurer l'anxiété et le désespoir de la duchesse, qui sentait
que le temps volait?
-- Mais, du moins, voyez le gouverneur, dites-lui que je poursuivrai jusqu'aux
enfers les assassins de Fabrice!...
Le désespoir augmentait l'éloquence naturelle de la duchesse, mais tout ce feu
ne faisait qu'effrayer davantage le marquis et redoubler son irrésolution; au
bout d'une heure, il était moins disposé à agir qu'au premier moment.
Cette femme malheureuse, parvenue aux dernières limites du désespoir, et
sentant bien que le gouverneur ne refuserait rien à un gendre aussi riche, alla
jusqu'à se jeter à ses genoux: alors la pusillanimité du marquis Crescenzi
sembla augmenter encore; lui-même, à la vue de ce spectacle étrange, craignit
d'être compromis sans le savoir; mais il arriva une chose singulière: le
marquis, bon homme au fond, fut touché des larmes et de la position, à ses
pieds, d'une femme aussi belle et surtout aussi puissante.
Moi-même, si noble et si riche, se dit-il, peut-être un jour je serai aussi aux
genoux de quelque républicain! Le marquis se mit à pleurer, et enfin il fut
convenu que la duchesse, en sa qualité de grande maîtresse, le présenterait à
la princesse, qui lui donnerait la permission de remettre à Fabrice un petit
panier dont il déclarerait ignorer le contenu.
La veille au soir, avant que la duchesse sût la folie faite par Fabrice d'aller
à la citadelle, on avait joué à la cour une comédiedell'arte ; et le
prince, qui se réservait toujours les rôles d'amoureux à jouer avec la
duchesse, avait été tellement passionné en lui parlant de sa tendresse, qu'il
eût été ridicule, si, en Italie, un homme passionné ou un prince pouvait jamais
l'être!
Le prince, fort timide, mais toujours prenant fort au sérieux les choses
d'amour, rencontra dans l'un des corridors du château la duchesse qui
entraînait le marquis Crescenzi, tout troublé, chez la princesse. Il fut
tellement surpris et ébloui par la beauté pleine d'émotion que le désespoir
donnait à la grande maîtresse, que, pour la première fois de sa vie, il eut du
caractère. D'un geste plus qu'impérieux il renvoya le marquis et se mit à faire
une déclaration d'amour dans toutes les règles à la duchesse. Le prince l'avait
sans doute arrangée longtemps à l'avance, car il y avait des choses assez
raisonnables.
-- Puisque les convenances de mon rang me défendent de me donner le suprême
bonheur de vous épouser, je vous jurerai sur la sainte hostie consacrée, de ne
jamais me marier sans votre permission par écrit. Je sens bien, ajoutait-il,
que je vous fais perdre la main d'un premier ministre, homme d'esprit et fort aimable;
mais enfin il a cinquante-six ans, et moi je n'en ai pas encore vingt-deux. Je
croirais vous faire injure et mériter vos refus si je vous parlais des
avantages étrangers à l'amour; mais tout ce qui tient à l'argent dans ma cour
parle avec admiration de la preuve d'amour que le comte vous donne, en vous
laissant la dépositaire de tout ce qui lui appartient. Je serai trop heureux de
l'imiter en ce point. Vous ferez un meilleur usage de ma fortune que moi-même,
et vous aurez l'entière disposition de la somme annuelle que mes ministres
remettent à l'intendant général de ma couronne; de façon que ce sera vous,
madame la duchesse, qui déciderez des sommes que je pourrai dépenser chaque
mois. La duchesse trouvait tous ces détails bien longs; les dangers de Fabrice
lui perçaient le coeur.
-- Mais vous ne savez donc pas, mon prince s'écria-t-elle, qu'en ce moment, on
empoisonne Fabrice dans votre citadelle! Sauvez-le! je crois tout.
L'arrangement de cette phrase était d'une maladresse complète. Au seul mot de poison,
tout l'abandon, toute la bonne foi que ce pauvre prince moral apportait dans
cette conversation disparurent en un clin d'oeil; la duchesse ne s'aperçut de
cette maladresse que lorsqu'il n'était plus temps d'y remédier, et son
désespoir fut augmenté, chose qu'elle croyait impossible. Si je n'eusse pas
parlé de poison, se dit-elle, il m'accordait la liberté de Fabrice. O cher
Fabrice! ajouta-t-elle, il est donc écrit que c'est moi qui dois te percer le
coeur par mes sottises!
La duchesse eut besoin de beaucoup de temps et de coquetteries pour faire
revenir le prince à ses propos d'amour passionné; mais il resta profondément
effarouché. C'était son esprit seul qui parlait; son âme avait été glacée par
l'idée du poison d'abord, et ensuite par cette autre idée, aussi désobligeante
que la première était terrible: on administre du poison dans mes états, et cela
sans me le dire! Rassi veut donc me déshonorer aux yeux de l'Europe! Et Dieu
sait ce que je lirai le mois prochain dans les journaux de Paris!
Tout à coup l'âme de ce jeune homme si timide se taisant, son esprit arriva à
une idée.
-- Chère duchesse! vous savez si je vous suis attaché. Vos idées atroces sur le
poison ne sont pas fondées, j'aime à le croire; mais enfin elles me donnent
aussi à penser, elles me font presque oublier pour un instant la passion que
j'ai pour vous, et qui est la seule que de ma vie j'ai éprouvée. Je sens que je
ne suis pas aimable; je ne suis qu'un enfant bien amoureux; mais enfin
mettez-moi à l'épreuve.
Le prince s'animait assez en tenant ce langage.
-- Sauvez Fabrice, et je crois tout! Sans doute je suis entraînée par les
craintes folles d'une âme de mère; mais envoyez à l'instant chercher Fabrice à
la citadelle, que je le voie. S'il vit encore, envoyez-le du palais à la prison
de la ville, où il restera des mois entiers, si Votre Altesse l'exige, et
jusqu'à son jugement.
La duchesse vit avec désespoir que le prince, au lieu d'accorder d'un mot une
chose aussi simple, était devenu sombre; il était fort rouge, il regardait la
duchesse, puis baissait les yeux et ses joues pâlissaient. L'idée de poison,
mal à propos mise en avant, lui avait suggéré une idée digne de son père ou de
Philippe II: mais il n'osait l'exprimer.
-- Tenez, madame, lui dit-il enfin comme se faisant violence, et d'un ton fort
peu gracieux, vous me méprisez comme un enfant, et de plus, comme un être sans
grâces: eh bien! je vais vous dire une chose horrible, mais qui m'est suggérée
à l'instant par la passion profonde et vraie que j'ai pour vous. Si je croyais
le moins du monde au poison, j'aurais déjà agi, mon devoir m'en faisait une
loi; mais je ne vois dans votre demande qu'une fantaisie passionnée, et dont
peut-être, je vous demande la permission de le dire, je ne vois pas toute la
portée. Vous voulez que j'agisse sans consulter mes ministres, moi qui règne
depuis trois mois à peine! vous me demandez une grande exception à ma façon
d'agir ordinaire, et que je crois fort raisonnable, je l'avoue. C'est vous,
madame, qui êtes ici en ce moment le souverain absolu, vous me donnez des
espérances pour l'intérêt qui est tout pour moi; mais, dans une heure, lorsque
cette imagination de poison, lorsque ce cauchemar aura disparu, ma présence
vous deviendra importune, vous me disgracierez, madame. Eh bien! il me faut un
serment: jurez madame, que si Fabrice vous est rendu sain et sauf, j'obtiendrai
de vous, d'ici à trois mois, tout ce que mon amour peut désirer de plus
heureux; vous assurerez le bonheur de ma vie entière en mettant à ma
disposition une heure de la vôtre, et vous serez toute à moi.
En cet instant, l'horloge du château sonna deux heures. Ah! il n'est plus temps
peut-être, se dit la duchesse.
-- Je le jure, s'écria-t-elle avec des yeux égarés.
Aussitôt le prince devint un autre homme; il courut à l'extrémité de la galerie
où se trouvait le salon des aides de camp.
-- Général Fontana, courez à la citadelle ventre à terre, montez aussi vite que
possible à la chambre où l'on garde M. del Dongo et amenez-le-moi, il faut que
je lui parle dans vingt minutes, et dans quinze s'il est possible.
-- Ah! général, s'écria la duchesse qui avait suivi le prince, une minute peut
décider de ma vie. Un rapport faux sans doute me fait craindre le poison pour
Fabrice: criez-lui dès que vous serez à portée de la voix, de ne pas manger.
S'il a touché à son repas, faites-le vomir, dites-lui que c'est moi qui le
veux, employez la force s'il le faut; dites-lui que je vous suis de bien près,
et croyez-moi votre obligée pour la vie.
-- Madame la duchesse, mon cheval est sellé, je passe pour savoir manier un
cheval, et je cours ventre à terre, je serai à la citadelle huit minutes avant
vous.
-- Et moi, madame la duchesse, s'écria le prince, je vous demande quatre de ces
huit minutes.
L'aide de camp avait disparu, c'était un homme qui n'avait pas d'autre mérite
que celui de monter à cheval. A peine eut-il refermé la porte, que le jeune
prince qui semblait avoir du caractère, saisit la main de la duchesse.
-- Daignez, madame, lui dit-il avec passion, venir avec moi à la chapelle.
La duchesse, interdite pour la première fois de sa vie, le suivit sans mot
dire. Le prince et elle parcoururent en courant toute la longueur de la grande
galerie du palais, la chapelle se trouvant à l'autre extrémité. Entré dans la
chapelle, le prince se mit à genoux, presque autant devant la duchesse que
devant l'autel.
-- Répétez le serment, dit-il avec passion; si vous aviez été juste, si cette
malheureuse qualité de prince ne m'eût pas nui, vous m'eussiez accordé par
pitié pour mon amour ce que vous me devez maintenant parce que vous l'avez
juré.
-- Si je revois Fabrice non empoisonné, s'il vit encore dans huit jours, si Son
Altesse le nomme coadjuteur avec future succession de l'archevêque Landriani,
mon honneur, ma dignité de femme, tout par moi sera foulé aux pieds, et je
serai à Son Altesse.
-- Mais, chère amie, dit le prince avec une timide anxiété et une
tendresse mélangées et bien plaisantes, je crains quelque embûche que je ne
comprends pas, et qui pourrait détruire mon bonheur; j'en mourrais. Si
l'archevêque m'oppose quelqu'une de ces raisons ecclésiastiques qui font durer
les affaires des années entières, qu'est-ce que je deviens? Vous voyez que
j'agis avec une entière bonne foi; allez-vous être avec moi un petit jésuite?
-- Non: de bonne foi, si Fabrice est sauvé, si, de tout votre pouvoir, vous le
faites coadjuteur et futur archevêque, je me déshonore et je suis à vous.
Votre Altesse s'engage à mettre approuvé en marge d'une demande que
monseigneur l'archevêque vous présentera d'ici à huit jours.
-- Je vous signe un papier en blanc, régnez sur moi et sur mes états, s'écria
le prince rougissant de bonheur et réellement hors de lui. Il exigea un second
serment. Il était tellement ému, qu'il en oubliait la timidité qui lui était si
naturelle, et, dans cette chapelle du palais où ils étaient seuls, il dit à
voix basse à la duchesse des choses qui, dites trois jours auparavant, auraient
changé l'opinion qu'elle avait de lui. Mais chez elle le désespoir que lui
causait le danger de Fabrice avait fait place à l'horreur de la promesse qu'on
lui avait arrachée.
La duchesse était bouleversée de ce qu'elle venait de faire. Si elle ne sentait
pas encore toute l'affreuse amertume du mot prononcé, c'est que son attention
était occupée à savoir si le général Fontana pourrait arriver à temps à la
citadelle.
Pour se délivrer des propos follement tendres de cet enfant et changer un peu
le discours, elle loua un tableau célèbre du Parmesan, qui était au
maître-autel de cette chapelle.
-- Soyez assez bonne pour me permettre de vous l'envoyer, dit le prince.
-- J'accepte, reprit la duchesse; mais souffrez que je coure au-devant de
Fabrice.
D'un air égaré, elle dit à son cocher de mettre ses chevaux au galop. Elle
trouva sur le pont du fossé de la citadelle le général Fontana et Fabrice, qui
sortaient à pied.
-- As-tu mangé?
-- Non, par miracle.
La duchesse se jeta au cou de Fabrice, et tomba dans un évanouissement qui dura
une heure et donna des craintes d'abord pour sa vie, et ensuite pour sa raison.
Le gouverneur Fabio Conti avait pâli de colère à la vue du général Fontana: il
avait apporté de telles lenteurs à obéir à l'ordre du prince, que l'aide de
camp, qui supposait que la duchesse allait occuper la place de maîtresse
régnante, avait fini par se fâcher. Le gouverneur comptait faire durer la
maladie de Fabrice deux ou trois jours, et voilà, se disait-il, que le général,
un homme de la cour, va trouver cet insolent se débattant dans les douleurs qui
me vengent de sa fuite.
Fabio Conti, tout pensif, s'arrêta dans le corps de garde du rez-de-chaussée de
la tour Farnèse, d'où il se hâta de renvoyez les soldats; il ne voulait pas de
témoins à la scène qui se préparait. Cinq minutes après il fut pétrifié
d'étonnement en entendant parler Fabrice, et le voyant, vif et alerte, faire au
général Fontana la description de la prison. Il disparut.
Fabrice se montra un parfait gentleman dans son entrevue avec le prince.
D'abord il ne voulut point avoir l'air d'un enfant qui s'effraie à propos de
rien. Le prince lui demandant avec bonté comment il se trouvait: -- Comme un
homme, Altesse Sérénissime, qui meurt de faim, n'ayant par bonheur ni déjeuné,
ni dîné. Après avoir eu l'honneur de remercier le prince, il sollicita la
permission de voir l'archevêque avant de se rendre à la prison de la ville. Le
prince était devenu prodigieusement pâle, lorsque arriva dans sa tête d'enfant
l'idée que le poison n'était point tout à fait une chimère de l'imagination de
la duchesse. Absorbé dans cette cruelle pensée, il ne répondit pas d'abord à la
demande de voir l'archevêque, que Fabrice lui adressait; puis il se crut obligé
de réparer sa distraction par beaucoup de grâces.
-- Sortez seul, monsieur, allez dans les rues de ma capitale sans aucune garde.
Vers les dix ou onze heures vous vous rendrez en prison, où j'ai l'espoir que
vous ne resterez pas longtemps.
Le lendemain de cette grande journée, la plus remarquable de sa vie, le prince
se croyait un petit Napoléon; il avait lu que ce grand homme avait été bien
traité par plusieurs des jolies femmes de sa cour. Une fois Napoléon par les
bonnes fortunes, il se rappela qu'il l'avait été devant les balles. Son coeur
était encore tout transporté de la fermeté de sa conduite avec la duchesse. La
conscience d'avoir fait quelque chose de difficile en fit un tout autre homme
pendant quinze jours; il devint sensible aux raisonnements généreux; il eut
quelque caractère.
Il débuta ce jour-là par brûler la patente de comte dressée en faveur de Rassi,
qui était sur son bureau depuis un mois. Il destitua le général Fabio Conti, et
demanda au colonel Lange, son successeur, la vérité sur le poison. Lange, brave
militaire polonais, fit peur aux geôliers, et dit au prince qu'on avait voulu
empoisonner le déjeuner de M. del Dongo; mais il eût fallu mettre dans la
confidence un trop grand nombre de personnes. Les mesures furent mieux prises
pour le dîner; et, sans l'arrivée du général Fontana, M. del Dongo était perdu.
Le prince fut consterné; mais, comme il était réellement fort amoureux, ce fut
une consolation pour lui de pouvoir se dire: Il se trouve que j'ai réellement
sauvé la vie à M. del Dongo, et la duchesse n'osera pas manquer à la parole
qu'elle m'a donnée. Il arriva à une autre idée: Mon métier est bien plus
difficile que je ne le pensais; tout le monde convient que la duchesse a
infiniment d'esprit, la politique est ici d'accord avec mon coeur. Il serait
divin pour moi qu'elle voulût être mon premier ministre.
Le soir, le prince était tellement irrité des horreurs qu'il avait découvertes,
qu'il ne voulut pas se mêler de la comédie.
-- Je serais trop heureux, dit-il à la duchesse, si vous vouliez régner sur mes
états comme vous régnez sur mon coeur. Pour commencer, je vais vous dire
l'emploi de ma journée. Alors il lui conta tout fort exactement: la brûlure de
la patente de comte de Rassi, la nomination de Lange, son rapport sur
l'empoisonnement, etc., etc. Je me trouve bien peu d'expérience pour régner. Le
comte m'humilie par ses plaisanteries, il plaisante même au conseil, et, dans
le monde, il tient des propos dont vous allez contester la vérité; il dit que
je suis un enfant qu'il mène où il veut. Pour être prince, madame, on n'en est
pas moins homme, et ces choses-là fâchent. Afin de donner de l'invraisemblance
aux histoires que peut faire M. Mosca, l'on m'a fait appeler au ministère ce
dangereux coquin Rassi, et voilà ce général Conti qui le croit encore tellement
puissant, qu'il n'ose avouer que c'est lui ou la Raversi qui l'ont engagé à
faire périr votre neveu; j'ai bonne envie de renvoyer tout simplement
par-devant les tribunaux le général Fabio Conti; les juges verront s'il est
coupable de tentative d'empoisonnement.
-- Mais, mon prince, avez-vous des juges?
-- Comment? dit le prince étonné.
-- Vous avez des jurisconsultes savants et qui marchent dans la rue d'un air
grave; du reste, ils jugeront toujours comme il plaira au parti dominant dans
votre cour.
Pendant que le jeune prince, scandalisé, prononçait des phrases qui montraient
sa candeur bien plus que sa sagacité, la duchesse se disait:
-- Me convient-il bien de laisser déshonorer Conti? Non, certainement, car
alors le mariage de sa fille avec ce plat honnête homme de marquis Crescenzi
devient impossible.
Sur ce sujet, il y eut un dialogue infini entre la duchesse et le prince. Le
prince fut ébloui d'admiration. En faveur du mariage de Clélia Conti avec le
marquis Crescenzi, mais avec cette condition expresse par lui déclarée avec
colère à l'ex- gouverneur, il lui fit grâce sur sa tentative d'empoisonnement;
mais, par l'avis de la duchesse, il l'exila jusqu'à l'époque du mariage de sa
fille. La duchesse croyait n'aimer plus Fabrice d'amour, mais elle désirait
encore passionnément le mariage de Clélia Conti avec le marquis; il y avait là
le vague espoir que peu à peu elle verrait disparaître la préoccupation de
Fabrice.
Le prince, transporté de bonheur, voulait, ce soir-là, destituer avec scandale
le ministre Rassi. La duchesse lui dit en riant:
-- Savez-vous un mot de Napoléon? Un homme placé dans un lieu élevé, et que
tout le monde regarde, ne doit point se permettre de mouvements violents. Mais
ce soir il est trop tard, renvoyons les affaires à demain.
Elle voulait se donner le temps de consulter le comte, auquel elle raconta fort
exactement tout le dialogue de la soirée, en supprimant, toutefois, les
fréquentes allusions faites par le prince à une promesse qui empoisonnait sa
vie. La duchesse se flattait de se rendre tellement nécessaire qu'elle pourrait
obtenir un ajournement indéfini en disant au prince: Si vous avez la barbarie
de vouloir me soumettre à cette humiliation, que je ne vous pardonnerais point,
le lendemain je quitte vos états.
Consulté par la duchesse sur le sort de Rassi, le comte se montra très
philosophe. Le général Fabio Conti et lui allèrent voyager en Piémont.
Une singulière difficulté s'éleva pour le procès de Fabrice: les juges
voulaient l'acquitter par acclamation, et dès la première séance. Le comte eut
besoin d'employer la menace pour que le procès durât au moins huit jours, et
que les juges se donnassent la peine d'entendre tous les témoins. Ces gens sont
toujours les mêmes, se dit-il.
Le lendemain de son acquittement, Fabrice del Dongo prit enfin possession de la
place de grand vicaire du bon archevêque Landriani. Le même jour, le prince
signa les dépêches nécessaires pour obtenir que Fabrice fût nommé coadjuteur
avec future succession, et, moins de deux mois après, il fut installé dans
cette place.
Tout le monde faisait compliment à la duchesse sur l'air grave de son neveu; le
fait est qu'il était au désespoir. Dès le lendemain de sa délivrance, suivie de
la destitution et de l'exil du général Fabio Conti, et de la haute faveur de la
duchesse, Clélia avait pris refuge chez la comtesse Cantarini, sa tante, femme
fort riche, fort âgée, et uniquement occupée des soins de sa santé. Clélia eût
pu voir Fabrice: mais quelqu'un qui eût connu ses engagements antérieurs, et
qui l'eût vue agir maintenant, eût pu penser qu'avec les dangers de son amant
son amour pour lui avait cessé. Non seulement Fabrice passait le plus souvent
qu'il le pouvait décemment devant le palais Cantarini, mais encore il avait
réussi, après des peines infinies, à louer un petit appartement vis-à-vis les
fenêtres du premier étage. Une fois, Clélia s'étant mise à la fenêtre à
l'étourdie, pour voir passer une procession, se retira à l'instant, et comme
frappée de terreur; elle avait aperçu Fabrice, vêtu de noir, mais comme un
ouvrier fort pauvre, qui la regardait d'une des fenêtres de ce taudis qui avait
des vitres de papier huilé, comme sa chambre à la tour Farnèse. Fabrice eût
bien voulu pouvoir se persuader que Clélia le fuyait par suite de la disgrâce
de son père, que la voix publique attribuait à la duchesse; mais il connaissait
trop une autre cause de cet éloignement, et rien ne pouvait le distraire de sa
mélancolie.
Il n'avait été sensible ni à son acquittement, ni à son installation dans de
belles fonctions, les premières qu'il eût eues à remplir dans sa vie, ni à sa
belle position dans le monde, ni enfin à la cour assidue que lui faisaient tous
les ecclésiastiques et tous les dévots du diocèse. Le charmant appartement
qu'il avait au palais Sanseverina ne se trouva plus suffisant. A son extrême
plaisir, la duchesse fut obligée de lui céder tout le second étage de son
palais et deux beaux salons au premier, lesquels étaient toujours remplis de
personnages attendant l'instant de faire leur cour au jeune coadjuteur. La
clause de future succession avait produit un effet surprenant dans le pays; on
faisait maintenant des vertus à Fabrice de toutes ces qualités fermes de son
caractère, qui autrefois scandalisaient si fort les courtisans pauvres et
nigauds.
Ce fut une grande leçon de philosophie pour Fabrice que de se trouver
parfaitement insensible à tous ces honneurs, et beaucoup plus malheureux dans
cet appartement magnifique, avec dix laquais portant sa livrée, qu'il n'avait
été dans sa chambre de bois de la tour Farnèse, environné de hideux geôliers,
et craignant toujours pour sa vie. Sa mère et sa soeur, la duchesse V ***, qui
vinrent à Parme pour le voir dans sa gloire, furent frappées de sa profonde
tristesse. La marquise del Dongo, maintenant la moins romanesque des femmes, en
fut si profondément alarmée qu'elle crut qu'à la tour Farnèse on lui avait fait
prendre quelque poison lent. Malgré son extrême discrétion, elle crut devoir
lui parler de cette tristesse si extraordinaire, et Fabrice ne répondit que par
des larmes.
Une foule d'avantages, conséquence de sa brillante position, ne produisaient
chez lui d'autre effet que de lui donner de l'humeur. Son frère, cette âme
vaniteuse et gangrenée par le plus vil égoïsme, lui écrivit une lettre de
congratulation presque officielle, et à cette lettre était joint un mandat de
50 000 francs, afin qu'il pût, disait le nouveau marquis, acheter des chevaux
et une voiture dignes de son nom. Fabrice envoya cette somme à sa soeur
cadette, mal mariée.
Le comte Mosca avait fait faire une belle traduction, en italien, de la
généalogie de la famille Valserra del Dongo, publiée jadis en latin par
l'archevêque de Parme, Fabrice. Il la fit imprimer magnifiquement avec le texte
latin en regard; les gravures avaient été traduites par de superbes
lithographies faites à Paris. La duchesse avait voulu qu'un beau portrait de
Fabrice fût placé vis-à-vis celui de l'ancien archevêque. Cette traduction fut
publiée comme étant l'ouvrage de Fabrice pendant sa première détention. Mais
tout était anéanti chez notre héros, même la vanité si naturelle à l'homme; il
ne daigna pas lire une seule page de cet ouvrage qui lui était attribué. Sa
position dans le monde lui fit une obligation d'en présenter un exemplaire
magnifiquement relié au prince, qui crut lui devoir un dédommagement pour la
mort cruelle dont il avait été si près, et lui accorda les grandes entrées de
sa chambre, faveur qui donne l'excellence.
Livre Second - Chapitre XXVI.
Les seuls instants pendant lesquels Fabrice eut quelque chance de sortir de sa
profonde tristesse, étaient ceux qu'il passait caché derrière un carreau de
vitre, par lequel il avait fait remplacer un carreau de papier huilé à la
fenêtre de son appartement vis-à-vis le palais Contarini, où, comme on sait,
Clélia s'était réfugiée; le petit nombre de fois qu'il l'avait vue depuis qu'il
était sorti de la citadelle, il avait été profondément affligé d'un changement
frappant, et qui lui semblait du plus mauvais augure. Depuis sa faute, la
physionomie de Clélia avait pris un caractère de noblesse et de sérieux
vraiment remarquable; on eût dit qu'elle avait trente ans. Dans ce changement
si extraordinaire, Fabrice aperçut le reflet de quelque ferme résolution. A
chaque instant de la journée, se disait-il, elle se jure à elle-même d'être
fidèle au voeu qu'elle a fait à la Madone, et de ne jamais me revoir.
Fabrice ne devinait qu'en partie les malheurs de Clélia; elle savait que son
père, tombé dans une profonde disgrâce, ne pouvait rentrer à Parme et
reparaître à la cour (chose sans laquelle la vie était impossible pour lui) que
le jour de son mariage avec le marquis de Crescenzi, elle écrivit à son père
qu'elle désirait ce mariage. Le général était alors réfugié à Turin, et malade
de chagrin. A la vérité, le contrecoup de cette grande résolution avait été de
la vieillir de dix ans.
Elle avait fort bien découvert que Fabrice avait une fenêtre vis-à-vis le
palais Contarini; mais elle n'avait eu le malheur de le regarder qu'une fois;
dès qu'elle apercevait un air de tête ou une tournure d'homme ressemblant un
peu à la sienne, elle fermait les yeux à l'instant. Sa piété profonde et sa
confiance dans le secours de la Madone étaient désormais ses seules ressources.
Elle avait la douleur de ne pas avoir d'estime pour son père: le caractère de
son futur mari lui semblait parfaitement plat et à la hauteur des façons de
sentir du grand monde; enfin, elle adorait un homme qu'elle ne devait jamais
revoir, et qui pourtant avait des droits sur elle. Cet ensemble de destinée lui
semblait le malheur parfait, et nous avouerons qu'elle avait raison. Il eût
fallu, après son mariage, aller vivre à deux cents lieues de Parme.
Fabrice connaissait la profonde modestie de Clélia; il savait combien toute
entreprise extraordinaire, et pouvant faire anecdote, si elle était découverte,
était assurée de lui déplaire. Toutefois, poussé à bout par l'excès de sa
mélancolie et par ces regards de Clélia qui constamment se détournaient de lui,
il osa essayer de gagner deux domestiques de Mme Contarini, sa tante. Un jour,
à la tombée de la nuit, Fabrice, habillé comme un bourgeois de campagne, se
présenta à la porte du palais, où l'attendait l'un des domestiques gagnés par
lui; il s'annonça comme arrivant de Turin, et ayant pour Clélia des lettres de
son père. Le domestique alla porter son message, et le fit monter dans une
immense antichambre, au premier étage du palais. C'est en ce lieu que Fabrice
passa peut-être le quart d'heure de sa vie le plus rempli d'anxiété. Si Clélia
le repoussait, il n'y avait plus pour lui d'espoir de tranquillité. Afin de
couper court aux soins importuns dont m'accable ma nouvelle dignité, j'ôterai à
l'Eglise un mauvais prêtre, et, sous un nom supposé, j'irai me réfugier dans
quelque chartreuse. Enfin le domestique vint lui annoncer que Mlle Clélia Conti
était disposée à le recevoir. Le courage manqua tout à fait à notre héros; il
fut sur le point de tomber de peur en montant l'escalier du second étage.
Clélia était assise devant une petite table qui portait une seule bougie. A
peine elle eut reconnu Fabrice sous son déguisement, qu'elle prit la fuite et
alla se cacher au fond du salon.
-- Voilà comment vous êtes soigneux de mon salut, lui cria-t-elle, en se
cachant la figure avec les mains. Vous le savez pourtant, lorsque mon père fut
sur le point de périr par suite du poison, je fis voeu à la Madone de ne jamais
vous voir. Je n'ai manqué à ce voeu que ce jour, le plus malheureux de ma vie
où je crus en conscience devoir vous soustraire à la mort. C'est déjà beaucoup
que, par une interprétation forcée et sans doute criminelle, je consente à vous
entendre.
Cette dernière phrase étonna tellement Fabrice, qu'il lui fallut quelques
secondes pour s'en réjouir. Il s'était attendu à la plus vive colère, et à voir
Clélia enfuir; enfin la présence d'esprit lui revint et il éteignit la bougie
unique. Quoiqu'il crût avoir bien compris les ordres de Clélia, il était tout tremblant
en avançant vers le fond du salon où elle s'était réfugiée derrière un canapé;
il ne savait s'il ne l'offenserait pas en lui baisant la main; elle était toute
tremblante d'amour, et se jeta dans ses bras.
-- Cher Fabrice, lui dit-elle, combien tu as tardé de temps à venir! Je ne puis
te parler qu'un instant car c'est sans doute un grand péché; et lorsque je
promis de ne te voir jamais, sans doute j'entendais aussi promettre de ne te
point parler. Mais comment as-tu pu poursuivre avec tant de barbarie l'idée de
vengeance qu'a eue mon pauvre père? car enfin c'est lui d'abord qui a été
presque empoisonné pour faciliter ta fuite. Ne devais-tu pas faire quelque
chose pour moi qui ai tant exposé ma bonne renommée afin de te sauver? Et
d'ailleurs te voilà tout à fait lié aux ordres sacrés; tu ne pourrais plus
m'épouser quand même je trouverais un moyen d'éloigner cet odieux marquis. Et
puis comment as-tu osé, le soir de la procession, prétendre me voir en plein
jour, et violer ainsi, de la façon la plus criante, la sainte promesse que j'ai
faite à la Madone?
Fabrice la serrait dans ses bras, hors de lui de surprise et de bonheur.
Un entretien qui commençait avec cette quantité de choses à se dire ne devait
pas finir de longtemps. Fabrice lui raconta l'exacte vérité sur l'exil de son
père; la duchesse ne s'en était mêlée en aucune sorte, par la grande raison
qu'elle n'avait pas cru un seul instant que l'idée du poison appartint au
général Conti; elle avait toujours pensé que c'était un trait d'esprit de la faction
Raversi, qui voulait chasser le comte Mosca. Cette vérité historique longuement
développée rendit Clélia fort heureuse; elle était désolée de devoir haïr
quelqu'un qui appartenait à Fabrice. Maintenant elle ne voyait plus la duchesse
d'un oeil jaloux.
Le bonheur que cette soirée établit ne dura que quelques jours.
L'excellent don Cesare arriva de Turin; et, puisant de la hardiesse dans la
parfaite honnêteté de son coeur, il osa se faire présenter à la duchesse. Après
lui avoir demandé sa parole de ne point abuser de la confiance qu'il allait lui
faire, il avoua que son frère, abusé par un faux point d'honneur, et qui
s'était cru bravé et perdu dans l'opinion par la fuite de Fabrice, avait cru
devoir se venger.
Don Cesare n'avait pas parlé deux minutes, que son procès était gagné: sa vertu
parfaite avait touché la duchesse, qui n'était point accoutumée à un tel
spectacle. Il lui plut comme nouveauté.
-- Hâtez le mariage de la fille du général avec le marquis Crescenzi, et je
vous donne ma parole que je ferai tout ce qui est en moi pour que le général
soit reçu comme s'il revenait de voyage. Je l'inviterai à dîner; êtes-vous
content? Sans doute il y aura du froid dans les commencements, et le général ne
devra point se hâter de demander sa place de gouverneur de la citadelle. Mais
vous savez que j'ai de l'amitié pour le marquis, et je ne conserverai point de
rancune contre son beau- père.
Armé de ces paroles, don Cesare vint dire à sa nièce qu'elle tenait en ses
mains la vie de son père, malade de désespoir. Depuis plusieurs mois il n'avait
paru à aucune cour.
Clélia voulut aller voir son père, réfugié, sous un nom supposé, dans un
village près de Turin; car il s'était figuré que la cour de Parme demandait son
extradition à celle de Turin, pour le mettre en jugement. Elle le trouva malade
et presque fou. Le soir même elle écrivit à Fabrice une lettre d'éternelle
rupture. En recevant cette lettre, Fabrice, qui développait un caractère tout à
fait semblable à celui de sa maîtresse, alla se mettre en retraite au couvent
de Velleja, situé dans les montagnes à dix lieues de Parme. Clélia lui écrivait
une lettre de dix pages: elle lui avait juré jadis de ne jamais épouser le
marquis sans son consentement; maintenant elle le lui demandait, et Fabrice le
lui accorda du fond de sa retraite de Velleja, par une lettre remplie de
l'amitié la plus pure.
En recevant cette lettre dont, il faut l'avouer, l'amitié l'irrita, Clélia fixa
elle-même le jour de son mariage, dont les fêtes vinrent encore augmenter
l'éclat dont brilla cet hiver la cour de Parme.
Ranuce-Ernest V était avare au fond; mais il était éperdument amoureux, et il
espérait fixer la duchesse à sa cour: il pria sa mère d'accepter une somme fort
considérable, et de donner des fêtes. La grande maîtresse sut tirer un
admirable parti de cette augmentation de richesses; les fêtes de Parme, cet
hiver-là, rappelèrent les beaux jours de la cour de Milan et de cet aimable
prince Eugène, vice-roi d'Italie, dont la bonté laisse un si long souvenir.
Les devoirs du coadjuteur l'avaient rappelé à Parme mais il déclara que, par
des motifs de piété, il continuerait sa retraite dans le petit appartement que
son protecteur, monseigneur Landriani, l'avait forcé de prendre à l'archevêché;
et il alla s'y enfermer, suivi d'un seul domestique. Ainsi il n'assista à
aucune des fêtes si brillantes de la cour, ce qui lui valut à Parme et dans son
futur diocèse une immense réputation de sainteté. Par un effet inattendu de
cette retraite qu'inspirait seule à Fabrice sa tristesse profonde et sans
espoir, le bon archevêque Landriani, qui l'avait toujours aimé, et qui, dans le
fait, avait eu l'idée de le faire coadjuteur, conçut contre lui un peu de
jalousie. L'archevêque croyait avec raison devoir aller à toutes les fêtes de
la cour, comme il est d'usage en Italie. Dans ces occasions, il portait son
costume de grande cérémonie, qui, à peu de chose près est le même que celui
qu'on lui voyait dans le choeur de sa cathédrale. Les centaines de domestiques
réunis dans l'antichambre en colonnade du palais ne manquaient pas de se lever
et de demander sa bénédiction à monseigneur, qui voulait bien s'arrêter et la
leur donner. Ce fut dans un de ces moments de silence solennel que monseigneur
Landriani entendit une voix qui disait: Notre archevêque va au bal, et
monsignore del Dongo ne sort pas de sa chambre!
De ce moment prit fin à l'archevêché l'immense faveur dont Fabrice y avait
joui; mais il pouvait voler de ses propres ailes. Toute cette conduite, qui
n'avait été inspirée que par le désespoir où le plongeait le mariage de Clélia,
passa pour l'effet d'une piété simple et sublime, et les dévotes lisaient,
comme un livre d'édification, la traduction de la généalogie de sa famille, où
perçait la vanité la plus folle. Les libraires firent une édition lithographiée
de son portrait, qui fut enlevée en quelques jours, et surtout par les gens du
peuple; le graveur, par ignorance, avait reproduit autour du portrait de
Fabrice plusieurs des ornements qui ne doivent se trouver qu'aux portraits des
évêques, et auxquels un coadjuteur ne saurait prétendre. L'archevêque vit un de
ces portraits, et sa fureur ne connut plus de bornes; il fit appeler Fabrice,
et lui adressa les choses les plus dures, et dans des termes que la passion
rendit quelquefois fort grossiers. Fabrice n'eut aucun effort à faire, comme on
le pense bien, pour se conduire comme l'eût fait Fénelon en pareille
occurrence; il écouta l'archevêque avec toute l'humilité et tout le respect
possibles; et, lorsque ce prélat eut cessé de parler, il lui raconta toute
l'histoire de la traduction de cette généalogie faite par les ordres du comte
Mosca, à l'époque de sa première prison. Elle avait été publiée dans des fins
mondaines, et qui toujours lui avaient semblé peu convenables pour un homme de
son état. Quant au portrait, il avait été parfaitement étranger à la seconde
édition, comme à la première; et le libraire lui ayant adressé à l'archevêché,
pendant sa retraite, vingt-quatre exemplaires de cette seconde édition, il
avait envoyé son domestique en acheter un vingt-cinquième; et, ayant appris par
ce moyen que ce portrait se vendait trente sous, il avait envoyé cent francs
comme paiement des vingt-quatre exemplaires.
Toutes ces raisons, quoique exposées du ton le plus raisonnable par un homme
qui avait bien d'autres chagrins dans le coeur, portèrent jusqu'à l'égarement
la colère de l'archevêque; il alla jusqu'à accuser Fabrice d'hypocrisie.
-- Voilà ce que c'est que les gens du commun, se dit Fabrice, même quand ils
ont de l'esprit!
Il avait alors un souci plus sérieux; c'étaient les lettres de sa tante, qui
exigeait absolument qu'il vînt reprendre son appartement au palais Sanseverina,
ou que du moins il vînt la voir quelquefois. Là Fabrice était certain
d'entendre parler des fêtes splendides données par le marquis Crescenzi à
l'occasion de son mariage: or, c'est ce qu'il n'était pas sûr de pouvoir
supporter sans se donner en spectacle.
Lorsque la cérémonie du mariage eut lieu, il y avait huit jours entiers que
Fabrice s'était voué au silence le plus complet, après avoir ordonné à son
domestique et aux gens de l'archevêché avec lesquels il avait des rapports de
ne jamais lui adresser la parole.
Monsignore Landriani ayant appris cette nouvelle affectation, fit appeler
Fabrice beaucoup plus souvent qu'à l'ordinaire, et voulut avoir avec lui de
fort longues conversations; il l'obligea même à des conférences avec certains
chanoines de campagne, qui prétendaient que l'archevêché avait agi contre leurs
privilèges. Fabrice prit toutes ces choses avec l'indifférence parfaite d'un
homme qui a d'autres pensées. Il vaudrait mieux pour moi, pensait-il, me faire
chartreux; je souffrirais moins dans les rochers de Velleja.
Il alla voir sa tante, et ne put retenir ses larmes en l'embrassant. Elle le
trouva tellement changé, ses yeux encore agrandis par l'extrême maigreur,
avaient tellement l'air de lui sortir de la tête, et lui-même avait une
apparence tellement chétive et malheureuse, avec son petit habit noir et râpé
de simple prêtre, qu'à ce premier abord la duchesse, elle aussi, ne put retenir
ses larmes; mais un instant après, lorsqu'elle se fut dit que tout ce
changement dans l'apparence de ce beau jeune homme était causé par le mariage
de Clélia, elle eut des sentiments presque égaux en véhémence à ceux de l'archevêque,
quoique plus habilement contenus. Elle eut la barbarie de parler longuement de
certains détails pittoresques qui avaient signalé les fêtes charmantes données
par le marquis Crescenzi. Fabrice ne répondait pas; mais ses yeux se fermèrent
un peu par un mouvement convulsif, et il devint encore plus pâle qu'il ne
l'était, ce qui d'abord eût semblé impossible. Dans ces moments de vive
douleur, sa pâleur prenait une teinte verte.
Le comte Mosca survint, et ce qu'il voyait, et qui lui semblait incroyable, le
guérit enfin tout à fait de la jalousie que jamais Fabrice n'avait cessé de lui
inspirer. Cet homme habile employa les tournures les plus délicates et les plus
ingénieuses pour chercher à redonner à Fabrice quelque intérêt pour les choses
de ce monde. Le comte avait toujours eu pour lui beaucoup d'estime et assez
d'amitié; cette amitié, n'étant plus contrebalancée par la jalousie, devint en
ce moment presque dévouée. En effet, il a bien acheté sa belle fortune, se
disait-il, en récapitulant ses malheurs. Sous prétexte de lui faire voir le
tableau du Parmesan que le prince avait envoyé à la duchesse, le comte prit à
part Fabrice:
-- Ah ça, mon ami, parlons en hommes! Puis-je vous être bon à quelque chose?
Vous ne devez point redouter de questions de ma part; mais enfin l'argent
peut-il vous être utile, le pouvoir peut-il vous servir? Parlez, je suis à vos
ordres; si vous aimez mieux écrire, écrivez-moi.
Fabrice l'embrassa tendrement et parla du tableau.
-- Votre conduite est le chef-d'oeuvre de la plus fine politique, lui dit le
comte en revenant au ton léger de la conversation; vous vous ménagez un avenir
fort agréable, le prince vous respecte, le peuple vous vénère, votre petit
habit noir râpé fait passer de mauvaises nuits à monsignore Landriani. J'ai quelque
habitude des affaires, et je puis vous jurer que je ne saurais quel conseil
vous donner pour perfectionner ce que je vois. Votre premier pas dans le monde
à vingt-cinq ans vous fait atteindre à la perfection. On parle beaucoup de vous
à la cour; et savez- vous à quoi vous devez cette distinction unique à votre
âge? au petit habit noir râpé. La duchesse et moi nous disposons, comme vous le
savez, de l'ancienne maison de Pétrarque sur cette belle colline au milieu de
la forêt, aux environs du Pô: si jamais vous êtes las des petits mauvais
procédés de l'envie, j'ai pensé que vous pourriez être le successeur de
Pétrarque, dont le renom augmentera le vôtre. Le comte se mettait l'esprit à la
torture pour faire naître un sourire sur cette figure d'anachorète, mais il n'y
put parvenir. Ce qui rendait le changement plus frappant, c'est qu'avant ces
derniers temps, si la figure de Fabrice avait un défaut, c'était de présenter
quelquefois, hors de propos, l'expression de la volupté et de la gaieté.
Le comte ne le laissa point partir sans lui dire que, malgré son état de
retraite, il y aurait peut-être de l'affectation à ne pas paraître à la cour le
samedi suivant, c'était le jour de naissance de la princesse. Ce mot fut un
coup de poignard pour Fabrice. Grand Dieu! pensa-t-il, que suis-je venu faire
dans ce palais! Il ne pouvait penser sans frémir à la rencontre qu'il pouvait
faire à la cour. Cette idée absorba toutes les autres; il pensa que l'unique
ressource qui lui restât était d'arriver au palais au moment précis où l'on
ouvrirait les portes des salons.
En effet, le nom de monsignore del Dongo fut un des premiers annoncés à la
soirée de grand gala, et la princesse le reçut avec toute la distinction
possible. Les yeux de Fabrice étaient fixés sur la pendule, et, à l'instant où
elle marqua la vingtième minute de sa présence dans ce salon, il se levait pour
prendre congé, lorsque le prince entra chez sa mère. Après lui avoir fait la
cour quelques instants, Fabrice se rapprochait de la porte par une savante manoeuvre,
lorsque vint éclater à ses dépens un de ces petits riens de cour que la grande
maîtresse savait si bien ménager: le chambellan de service lui courut après
pour lui dire qu'il avait été désigné pour faire le whist du prince. A Parme,
c'est un honneur insigne et bien au-dessus du rang que le coadjuteur occupait
dans le monde. Faire le whist était un honneur marqué même pour l'archevêque. A
la parole du chambellan, Fabrice se sentit percer le coeur, et quoique ennemi
mortel de toute scène publique, il fut sur le point d'aller lui dire qu'il
avait été saisi d'un étourdissement subit; mais il pensa qu'il serait en butte
à des questions et à des compliments de condoléance, plus intolérables encore
que le jeu. Ce jour-là il avait horreur de parler.
Heureusement le général des frères mineurs se trouvait au nombre des grands
personnages qui étaient venus faire leur cour à la princesse. Ce moine, fort
savant, digne émule des Fontana et des Duvoisin, s'était placé dans un coin
reculé du salon: Fabrice prit poste debout devant lui de façon à ne point
apercevoir la porte d'entrée, et lui parla théologie. Mais il ne put faire que
son oreille n'entendît pas annoncer M. le marquis et madame la marquise
Crescenzi. Fabrice, contre son attente, éprouva un violent mouvement de colère.
-- Si j'étais Borso Valserra, se dit-il (c'était un des généraux du
premier Sforce), j'irais poignarder ce lourd marquis, précisément avec ce petit
poignard à manche d'ivoire que Clélia me donna ce jour heureux, et je lui
apprendrais s'il doit avoir l'insolence de se présenter avec cette marquise
dans un lieu où je suis!
Sa physionomie changea tellement, que le général des frères mineurs lui dit:
-- Est-ce que Votre Excellence se trouve incommodée?
-- J'ai un mal à la tête fou... ces lumières me font mal... et je ne reste que
parce que j'ai été nommé pour la partie de whist du prince.
A ce mot, le général des frères mineurs, qui était un bourgeois, fut tellement
déconcerté, que, ne sachant plus que faire, il se mit à saluer Fabrice, lequel,
de son côté, bien autrement troublé que le général des mineurs, se prit à
parler avec une volubilité étrange; il entendait qu'il se faisait un grand
silence derrière lui et ne voulait pas regarder. Tout à coup un archet frappa
un pupitre; on joua une ritournelle, et la célèbre madame P... chanta cet air
de Cimarosa autrefois si célèbre:
Quelle pupille tenere!
Fabrice tint bon aux premières mesures, mais bientôt sa colère s'évanouit, et
il éprouva un besoin extrême de répandre des larmes. Grand Dieu! se dit-il,
quelle scène ridicule! et avec mon habit encore! Il crut plus sage de parler de
lui.
-- Ces maux de tête excessifs, quand je les contrarie, comme ce soir, dit-il au
général des frères mineurs, finissent par des accès de larmes qui pourraient
donner pâture à la médisance dans un homme de notre état; ainsi je prie Votre
Révérence Illustrissime de permettre que je pleure en la regardant, et de n'y
pas faire autrement attention.
-- Notre père provincial de Catanzara est atteint de la même incommodité, dit
le général des mineurs. Et il commença à voix basse une histoire infinie.
Le ridicule de cette histoire, qui avait amené le détail des repas du soir de
ce père provincial, fit sourire Fabrice, ce qui ne lui était pas arrivé depuis
longtemps; mais bientôt il cessa d'écouter le général des mineurs. Madame P...
chantait, avec un talent divin, un air de Pergolèse (la princesse aimait la
musique surannée). Il se fit un petit bruit à trois pas de Fabrice; pour la
première fois de la soirée il détourna les yeux. Le fauteuil qui venait
d'occasionner ce petit craquement sur le parquet était occupé par la marquise
Crescenzi, dont les yeux remplis de larmes rencontrèrent en plein ceux de
Fabrice, qui n'étaient guère en meilleur état. La marquise baissa la tête; Fabrice
continua à la regarder quelques secondes: il faisait connaissance avec cette
tête chargée de diamants; mais son regard exprimait la colère et le dédain.
Puis, se disant: et mes yeux ne te regarderont jamais, il se retourna
vers son père général, et lui dit:
-- Voici mon incommodité qui me prend plus fort que jamais.
En effet, Fabrice pleura à chaudes larmes pendant plus d'une demi-heure. Par
bonheur, une symphonie de Mozart, horriblement écorchée, comme c'est l'usage en
Italie, vint à son secours et l'aida à sécher ses larmes.
Il tint ferme et ne tourna pas les yeux vers la marquise Crescenzi; mais madame
P... chanta de nouveau, et l'âme de Fabrice, soulagée par les larmes, arriva à
un état de repos parfait. Alors la vie lui apparut sous un nouveau jour. Est-ce
que je prétends, se dit-il, pouvoir l'oublier entièrement dès les premiers
moments? cela me serait-il possible? Il arriva à cette idée: Puis-je être plus
malheureux que je ne le suis depuis deux mois? et si rien ne peut augmenter mon
angoisse, pourquoi résister au plaisir de la voir. Elle a oublié ses serments,
elle est légère: toutes les femmes ne le sont-elles pas? Mais qui pourrait lui
refuser une beauté céleste? Elle a un regard qui me ravit en extase, tandis que
je suis obligé de faire effort sur moi-même pour regarder les femmes qui
passent pour les plus belles! eh bien! pourquoi ne pas me laisser ravir? ce
sera du moins un moment de répit.
Fabrice avait quelque connaissance des hommes; mais aucune expérience des
passions, sans quoi il se fût dit que ce plaisir d'un moment, auquel il allait
céder, rendrait inutiles tous les efforts qu'il faisait depuis deux mois pour
oublier Clélia.
Cette pauvre femme n'était venue à cette fête que forcée par son mari; elle
voulait du moins se retirer après une demi-heure, sous prétexte de santé, mais
le marquis lui déclara que, faire avancer sa voiture pour partir, quand
beaucoup de voitures arrivaient encore serait une chose tout à fait hors
d'usage, et qui pourrait même être interprétée comme une critique indirecte de
la fête donnée par la princesse.
-- En ma qualité de chevalier d'honneur, ajouta le marquis, je dois me tenir
dans le salon aux ordres de la princesse, jusqu'à ce que tout le monde soit
sorti: il peut y avoir et il y aura sans doute des ordres à donner aux gens,
ils sont si négligents! Et voulez-vous qu'un simple écuyer de la princesse
usurpe cet honneur?
Clélia se résigna; elle n'avait pas vu Fabrice, elle espérait encore qu'il ne
serait pas venu à cette fête. Mais au moment où le concert allait commencer, la
princesse ayant permis aux dames de s'asseoir, Clélia fort peu alerte pour ces
sortes de choses, se laissa ravir les meilleures places auprès de la princesse,
et fut obligée de venir chercher un fauteuil au fond de la salle, jusque dans
le coin reculé où Fabrice s'était réfugié. En arrivant à son fauteuil, le
costume singulier en un tel lieu du général des frères mineurs arrêta ses yeux,
et d'abord elle ne remarqua pas l'homme mince et revêtu d'un simple habit noir
qui lui parlait; toutefois un certain mouvement secret arrêtait ses yeux sur
cet homme. Tout le monde ici a des uniformes ou des habits richement brodés:
quel peut être ce jeune homme en habit noir si simple? Elle le regardait
profondément attentive, lorsqu'une dame, en venant se placer, fit faire un
mouvement à son fauteuil. Fabrice tourna la tête: elle ne le reconnut pas, tant
il était changé. D'abord elle se dit: Voilà quelqu'un qui lui ressemble, ce
sera son frère aîné; mais je ne le croyais que de quelques années plus âgé que
lui, et celui-ci est un homme de quarante ans. Tout à coup elle le reconnut à
un mouvement de la bouche.
Le malheureux, qu'il a souffert! se dit-elle; et elle baissa la tête accablée
par la douleur, et non pour être fidèle à son voeu. Son coeur était bouleversé
par la pitié; qu'il était loin d'avoir cet air après neuf mois de prison! Elle
ne le regarda plus; mais, sans tourner précisément les yeux de son côté, elle
voyait tous ses mouvements.
Après le concert, elle le vit se rapprocher de la table de jeu du prince,
placée à quelques pas du trône; elle respira quand Fabrice fut ainsi fort loin
d'elle.
Mais le marquis Crescenzi avait été fort piqué de voir sa femme reléguée aussi
loin du trône; toute la soirée il avait été occupé à persuader à une dame
assise à trois fauteuils de la princesse, et dont le mari lui avait des
obligations d'argent, qu'elle ferait bien de changer de place avec la marquise.
La pauvre femme résistant, comme il était naturel, il alla chercher le mari
débiteur, qui fit entendre à sa moitié la triste voix de la raison, et enfin le
marquis eut le plaisir de consommer l'échange, il alla chercher sa femme.
-- Vous serez toujours trop modeste, lui dit-il; pourquoi marcher ainsi les
yeux baissés? on vous prendra pour une de ces bourgeoises tout étonnées de se
trouver ici, et que tout le monde est étonné d'y voir. Cette folle de grande
maîtresse n'en fait jamais d'autres! Et l'on parle de retarder les progrès du
jacobinisme! Songez que votre mari occupe la première place mâle de la cour de
la princesse; et quand même les républicains parviendraient à supprimer la cour
et même la noblesse, votre mari serait encore l'homme le plus riche de cet
Etat. C'est là une idée que vous ne vous mettez point assez dans la tête.
Le fauteuil où le marquis eut le plaisir d'installer sa femme n'était qu'à six
pas de la table de jeu du prince; elle ne voyait Fabrice qu'en profil, mais
elle le trouva tellement maigri, il avait surtout l'air tellement au-dessus de
tout ce qui pouvait arriver en ce monde, lui qui autrefois ne laissait passer
aucun incident sans dire son mot, qu'elle finit par arriver à cette affreuse
conclusion: Fabrice était tout à fait changé; il l'avait oubliée; s'il était
tellement maigri, c'était l'effet des jeûnes sévères auxquels sa piété se
soumettait. Clélia fut confirmée dans cette triste idée par la conversation de
tous ses voisins: le nom du coadjuteur était dans toutes les bouches; on
cherchait la cause de l'insigne faveur dont on le voyait l'objet: lui, si
jeune, être admis au jeu du prince! On admirait l'indifférence polie et les
airs de hauteur avec lesquels il jetait ses cartes, même quand il coupait Son
Altesse.
-- Mais cela est incroyable, s'écriaient de vieux courtisans; la faveur de sa
tante lui tourne tout à fait la tête... mais, grâce au ciel, cela ne durera
pas; notre souverain n'aime pas que l'on prenne de ces petits airs de
supériorité. La duchesse s'approcha du prince; les courtisans qui se tenaient à
distance fort respectueuse de la table de jeu, de façon à ne pouvoir entendre
de la conversation du prince que quelques mots au hasard, remarquèrent que
Fabrice rougissait beaucoup. Sa tante lui aura fait la leçon, se dirent-ils,
sur ses grands airs d'indifférence. Fabrice venait d'entendre la voix de
Clélia, elle répondait à la princesse qui, en faisant son tour dans le bal
avait adressé la parole à la femme de son chevalier d'honneur. Arriva le moment
où Fabrice dut changer de place au whist; alors il se trouva précisément en
face de Clélia, et se livra plusieurs fois au bonheur de la contempler. La
pauvre marquise, se sentant regardée par lui perdait tout à fait contenance.
Plusieurs fois elle oublia ce qu'elle devait à son voeu: dans son désir de
deviner ce qui se passait dans le coeur de Fabrice, elle fixait les yeux sur
lui.
Le jeu du prince terminé, les dames se levèrent pour passer dans la salle du
souper. Il y eut un peu de désordre. Fabrice se trouva tout près de Clélia; il
était encore très résolu, mais il vint à reconnaître un parfum très faible
qu'elle mettait dans ses robes; cette sensation renversa tout ce qu'il s'était
promis. Il s'approcha d'elle et prononça à demi-voix et comme se parlant à
soi-même, deux vers de ce sonnet de Pétrarque, qu'il lui avait envoyé du lac
Majeur, imprimé sur un mouchoir de soie: «Quel n'était pas mon bonheur quand le
vulgaire me croyait malheureux, et maintenant que mon sort est changé! »
Non, il ne m'a point oubliée, se dit Clélia, avec un transport de joie. Cette
belle âme n'est point inconstante!
Non, vous ne me verrez jamais changer, Beaux yeux qui m'avez appris à aimer.
Clélia osa se répéter à elle-même ces deux vers de Pétrarque.
La princesse se retira aussitôt après le souper; le prince l'avait suivie
jusque chez elle, et ne reparut point dans les salles de réception. Dès que
cette nouvelle fut connue, tout le monde voulut partir à la fois; il y eut un
désordre complet dans les antichambres; Clélia se trouva tout près de Fabrice;
le profond malheur peint dans ses traits lui fit pitié. -- Oublions le passé,
lui dit-elle, et gardez ce souvenir d'amitié. En disant ces mots, elle
plaçait son éventail de façon à ce qu'il pût le prendre.
Tout changea aux yeux de Fabrice: en un instant il fut un autre homme; dès le lendemain
il déclara que sa retraite était terminée, et revint prendre son magnifique
appartement au palais Sanseverina. L'archevêque dit et crut que la faveur que
le prince lui avait faite en l'admettant à son jeu avait fait perdre
entièrement la tête à ce nouveau saint: la duchesse vit qu'il était d'accord
avec Clélia. Cette pensée, venant redoubler le malheur que donnait le souvenir
d'une promesse fatale, acheva de la déterminer à faire une absence. On admira
sa folie. Quoi! s'éloigner de la cour au moment où la faveur dont elle était
l'objet paraissait sans bornes! Le comte, parfaitement heureux depuis qu'il
voyait qu'il n'y avait point d'amour entre Fabrice et la duchesse, disait à son
amie:-- Ce nouveau prince est la vertu incarnée, mais je l'ai appelé cet
enfant : me pardonnera-t-il jamais? Je ne vois qu'un moyen de me remettre
excellemment bien avec lui, c'est l'absence. Je vais me montrer parfait de
grâces et de respects, après quoi je suis malade et je demande mon congé. Vous
me le permettrez, puisque la fortune de Fabrice est assurée. Mais me ferez-vous
le sacrifice immense, ajouta-t-il en riant, de changer le titre sublime de
duchesse contre un autre bien inférieur? Pour m'amuser, je laisse toutes les
affaires ici dans un désordre inextricable; j'avais quatre ou cinq travailleurs
dans mes divers ministères, je les ai fait mettre à la pension depuis deux
mois, parce qu'ils lisent les journaux français; et je les ai remplacés par des
nigauds incroyables.
Après notre départ, le prince se trouvera dans un tel embarras, que, malgré
l'horreur qu'il a pour le caractère de Rassi, je ne doute pas qu'il ne soit
obligé dele rappeler, et moi je n'attends qu'un ordre du tyran qui dispose de
mon sort, pour écrire une lettre de tendre amitié à mon ami Rassi, et lui dire
que j'ai tout lieu d'espérer que bientôt on rendra justice à son mérite. [P y E
in Olo.]
Livre Second - Chapitre XXVII.
Cette conversation sérieuse eut lieu le lendemain du retour de Fabrice au
palais Sanseverina; la duchesse était encore sous le coup de la joie qui
éclatait dans toutes les actions de Fabrice. Ainsi, se disait-elle, cette
petite dévote m'a trompée! Elle n'a pas su résister à son amant seulement
pendant trois mois.
La certitude d'un dénouement heureux avait donné à cet être si pusillanime, le
jeune prince, le courage d'aimer; il eut quelque connaissance des préparatifs
de départ que l'on faisait au palais Sanseverina; et son valet de chambre
français, qui croyait peu à la vertu des grandes dames, lui donna du courage à
l'égard de la duchesse. Ernest V se permit une démarche qui fut sévèrement
blâmée par la princesse et par tous les gens sensés de la cour; le peuple y vit
le sceau de la faveur étonnante dont jouissait la duchesse. Le prince vint la
voir dans son palais.
-- Vous partez, lui dit-il d'un ton sérieux qui parut odieux à la duchesse,
vous partez; vous allez me trahir et manquer à vos serments! Et pourtant, si
j'eusse tardé dix minutes à vous accorder la grâce de Fabrice, il était mort.
Et vous me laissez malheureux! et sans vos serments je n'eusse jamais eu le
courage de vous aimer comme je fais! Vous n'avez donc pas d'honneur!
-- Réfléchissez mûrement, mon prince. Dans toute votre vie y a-t-il eu d'espace
égal en bonheur aux quatre mois qui viennent de s'écouler? Votre gloire comme
souverain, et, j'ose le croire, votre bonheur comme homme aimable, ne se sont
jamais élevés à ce point. Voici le traité que je vous propose: si vous daignez
y consentir, je ne serai pas votre maîtresse pour un instant fugitif, et en
vertu d'un serment extorqué par la peur, mais je consacrerai tous les instants
de ma vie à faire votre félicité, je serai toujours ce que j'ai été depuis
quatre mois, et peut-être l'amour viendra-t-il couronner l'amitié. Je ne
jurerais pas du contraire.
-- Eh bien! dit le prince ravi, prenez un autre rôle, soyez plus encore, régnez
à la fois sur moi et sur mes états, soyez mon premier ministre; je vous offre
un mariage tel qu'il est permis par les tristes convenances de mon rang; nous
en avons un exemple près de nous: le roi de Naples vient d'épouser la duchesse
de Partana. Je vous offre tout ce que je puis faire, un mariage du même genre.
Je vais ajouter une idée de triste politique pour vous montrer que je ne suis
plus un enfant, et que j'ai réfléchi à tout. Je ne vous ferai point valoir la
condition que je m'impose d'être le dernier souverain de ma race, le chagrin de
voir de mon vivant les grandes puissances disposer de ma succession; je bénis
ces désagréments fort réels, puisqu'ils m'offrent un moyen de plus de vous
prouver mon estime et ma passion.
La duchesse n'hésita pas un instant; le prince l'ennuyait, et le comte lui
semblait parfaitement aimable; il n'y avait au monde qu'un homme qu'on pût lui
préférer. D'ailleurs elle régnait sur le comte, et le prince, dominé par les
exigences de son rang, eût plus ou moins régné sur elle. Et puis, il pouvait
devenir inconstant et prendre des maîtresses; la différence d'âge semblerait,
dans peu d'années, lui en donner le droit.
Dès le premier instant, la perspective de s'ennuyer avait décidé de tout;
toutefois la duchesse, qui voulait être charmante, demanda la permission de
réfléchir.
Il serait trop long de rapporter ici les tournures de phrases presque tendres
et les termes infiniment gracieux dans lesquels elle sut envelopper son refus.
Le prince se mit en colère; il voyait tout son bonheur lui échapper. Que
devenir après que la duchesse aurait quitté sa cour? D'ailleurs, quelle
humiliation d'être refusé! Enfin qu'est-ce que va me dire mon valet de chambre
français quand je lui conterai ma défaite?
La duchesse eut l'art de calmer le prince, et de ramener peu à peu la
négociation à ses véritables termes.
-- Si Votre Altesse daigne consentir à ne point presser l'effet d'une promesse
fatale, et horrible à mes yeux, comme me faisant encourir mon propre mépris, je
passerai ma vie à sa cour, et cette cour sera toujours ce qu'elle a été cet
hiver; tous mes instants seront consacrés à contribuer à son bonheur comme
homme, et à sa gloire comme souverain. Si elle exige que j'obéisse à mon
serment, elle aura flétri le reste de ma vie, et à l'instant elle me verra
quitter ses états pour n'y jamais rentrer. Le jour où j'aurai perdu l'honneur
sera aussi le dernier jour où je vous verrai.
Mais le prince était obstiné comme les êtres pusillanimes; d'ailleurs son
orgueil d'homme et de souverain était irrité du refus de sa main; il pensait à
toutes les difficultés qu'il eût eues à surmonter pour faire accepter ce
mariage, et que pourtant il s'était résolu à vaincre.
Durant trois heures on se répéta de part et d'autre les mêmes arguments,
souvent mêlés de mots fort vifs. Le prince s'écria:
-- Vous voulez donc me faire croire, madame, que vous manquez d'honneur? Si
j'eusse hésité aussi longtemps le jour où le général Fabio Conti donnait du
poison à Fabrice, vous seriez occupée aujourd'hui à lui élever un tombeau dans
une des églises de Parme.
-- Non pas à Parme, certes, dans ce pays d'empoisonneurs.
-- Eh bien! partez, madame la duchesse, reprit le prince avec colère, et vous
emporterez mon mépris.
Comme il s'en allait, la duchesse lui dit à voix basse:
-- Eh bien! présentez-vous ici à dix heures du soir, dans le plus strict
incognito, et vous ferez un marché de dupe. Vous m'aurez vue pour la dernière
fois, et j'eusse consacré ma vie à vous rendre aussi heureux qu'un prince
absolu peut l'être dans ce siècle de jacobins. Et songez à ce que sera votre
cour quand je níy serai plus pour la tirer par force de sa platitude et de sa
méchanceté naturelles.
-- De votre côté, vous refusez la couronne de Parme, et mieux que la couronne,
car vous n'eussiez point été une princesse vulgaire, épousée par politique, et
qu'on n'aime point; mon coeur est tout à vous, et vous vous fussiez vue à
jamais la maîtresse absolue de mes actions comme de mon gouvernement.
-- Oui, mais la princesse votre mère eût eu le droit de me mépriser comme une
vile intrigante.
-- Eh bien! j'eusse exilé la princesse avec une pension.
Il y eut encore trois quarts d'heure de répliques incisives. Le prince, qui
avait l'âme délicate, ne pouvait se résoudre ni à user de son droit, ni à
laisser partir la duchesse. On lui avait dit qu'après le premier moment obtenu,
n'importe comment, les femmes reviennent.
Chassé par la duchesse indignée, il osa reparaître tout tremblant et fort malheureux
à dix heures moins trois minutes. A dix heures et demie, la duchesse montait en
voiture et partait pour Bologne. Elle écrivit au comte dès qu'elle fut hors des
états du prince:
«Le sacrifice est fait. Ne me demandez pas d'être gaie pendant un mois. Je ne
verrai plus Fabrice; je vous attends à Bologne, et quand vous voudrez je serai
la comtesse Mosca. Je ne vous demande qu'une chose, ne me forcez jamais à
reparaître dans le pays que je quitte, et songez toujours qu'au lieu de 150 000
livres de rentes, vous allez en avoir 30 ou 40 tout au plus. Tous les sots vous
regardaient bouche béante, et vous ne serez plus considéré qu'autant que vous
voudrez bien vous abaisser à comprendre toutes leurs petites idées. Tu l'as
voulu, Georges Dandin! »
Huit jours après, le mariage se célébrait à Pérouse dans une église où les
ancêtres du comte ont leurs tombeaux. Le prince était au désespoir. La duchesse
avait reçu de lui trois ou quatre courriers, et n'avait pas manqué de lui
renvoyer sous enveloppes ses lettres non décachetées. Ernest V avait fait un
traitement magnifique au comte, et donné le grand cordon de son ordre à
Fabrice.
-- C'est là surtout ce qui m'a plu de ses adieux. Nous nous sommes séparés,
disait le comte à la nouvelle comtesse Mosca della Rovere, les meilleurs amis
du monde; il m'a donné un grand cordon espagnol, et des diamants qui valent
bien le grand cordon. Il m'a dit qu'il me ferait duc, s'il ne voulait se
réserver ce moyen pour vous rappeler dans ses états. Je suis donc chargé de
vous déclarer, belle mission pour un mari, que si vous daignez revenir à Parme,
ne fût-ce que pour un mois, je serai fait duc, sous le nom que vous choisirez,
et vous aurez une belle terre.
C'est ce que la duchesse refusa avec une sorte d'horreur.
Après la scène qui s'était passée au bal de la cour, et qui semblait assez
décisive, Clélia parut ne plus se souvenir de l'amour qu'elle avait semblé
partager un instant; les remords les plus violents s'étaient emparés de cette
âme vertueuse et croyante. C'est ce que Fabrice comprenait fort bien, et malgré
toutes les espérances qu'il cherchait à se donner, un sombre malheur ne s'en
était pas moins emparé de son âme. Cette fois cependant le malheur ne le
conduisit point dans la retraite, comme à l'époque du mariage de Clélia.
Le comte avait prié son neveu de lui mander avec exactitude ce qui se
passait à la cour, et Fabrice, qui commençait à comprendre tout ce qu'il lui
devait, s'était promis de remplir cette mission en honnête homme.
Ainsi que la ville et la cour, Fabrice ne doutait pas que son ami n'eût le
projet de revenir au ministère, et avec plus de pouvoir qu'il n'en avait jamais
eu. Les prévisions du comte ne tardèrent pas à se vérifier: moins de six
semaines après son départ, Rassi était premier ministre; Fabio Conti, ministre
de la guerre, et les prisons, que le comte avait presque vidées, se
remplissaient de nouveau. Le prince, en appelant ces gens-là au pouvoir, crut
se venger de la duchesse; il était fou d'amour et haïssait surtout le comte
Mosca comme un rival.
Fabrice avait bien des affaires; monseigneur Landriani, âgé de soixante-douze
ans, étant tombé dans un grand état de langueur et ne sortant presque plus de
son palais, c'était au coadjuteur à s'acquitter de presque toutes ses
fonctions.
La marquise Crescenzi, accablée de remords, et effrayée par le directeur de sa
conscience, avait trouvé un excellent moyen pour se soustraire aux regards de
Fabrice. Prenant prétexte de la fin d'une première grossesse, elle s'était
donné pour prison son propre palais; mais ce palais avait un immense jardin.
Fabrice sut y pénétrer et plaça dans l'allée que Clélia affectionnait le plus
des fleurs arrangées en bouquets, et disposées dans un ordre qui leur donnait
un langage, comme jadis elle lui en faisait parvenir tous les soirs dans les
derniers jours de sa prison à la tour Farnèse.
La marquise fut très irritée de cette tentative; les mouvements de son âme
étaient dirigés tantôt par les remords, tantôt par la passion. Durant plusieurs
mois elle ne se permit pas de descendre une seule fois dans le jardin de son
palais; elle se faisait même scrupule d'y jeter un regard.
Fabrice commençait à croire qu'il était séparé d'elle pour toujours, et le
désespoir commençait aussi à s'emparer de son âme. Le monde où il passait sa
vie lui déplaisait mortellement, et s'il n'eût été intimement persuadé que le
comte ne pouvait trouver la paix de l'âme hors du ministère, il se fût mis en
retraite dans son petit appartement de l'archevêché. Il lui eût été doux de
vivre tout à ses pensées, et de n'entendre plus la voix humaine que dans
l'exercice officiel de ses fonctions.
Mais, se disait-il, dans l'intérêt du comte et de la comtesse Mosca, personne
ne peut me remplacer.
Le prince continuait à le traiter avec une distinction qui le plaçait au premier
rang dans cette cour et cette faveur il la devait en grande partie à lui-même.
L'extrême réserve qui, chez Fabrice, provenait d'une indifférence allant
jusqu'au dégoût pour toutes les affectations ou les petites passions qui
remplissent la vie des hommes, avait piqué la vanité du jeune prince; il disait
souvent que Fabrice avait autant d'esprit que sa tante. L'âme candide du prince
s'apercevait à demi d'une vérité: c'est que personne n'approchait de lui avec
les mêmes dispositions de coeur que Fabrice. Ce qui ne pouvait échapper, même
au vulgaire des courtisans, c'est que la considération obtenue par Fabrice
n'était point celle d'un simple coadjuteur, mais l'emportait même sur les
égards que le souverain montrait à l'archevêque. Fabrice écrivait au comte que
si jamais le prince avait assez d'esprit pour s'apercevoir du gâchis dans
lequel les ministres Rassi, Fabio Conti, Zurla et autres de même force avaient
jeté ses affaires, lui, Fabrice, serait le canal naturel par lequel il ferait
une démarche, sans trop compromettre son amour-propre.
Sans le souvenir du mot fatal, cet enfant, disait-il à la comtesse
Mosca, appliqué par un homme de génie à une auguste personne, l'auguste
personne se serait déjà écriée: Revenez bien vite et chassez-moi tous ces va-nu-pieds.
Dès aujourd'hui, si la femme de l'homme de génie daignait faire une démarche,
si peu significative qu'elle fût, on rappellerait le comte avec transport; mais
il rentrera par une bien plus belle porte, s'il veut attendre que le fruit soit
mûr. Du reste, on s'ennuie à ravir dans les salons de la princesse, on n'y a
pour se divertir que la folie du Rassi, qui, depuis qu'il est comte, est devenu
maniaque de noblesse. On vient de donner des ordres sévères pour que toute
personne qui ne peut pas prouver huit quartiers de noblesse n'ose plus
se présenter aux soirées de la princesse (ce sont les termes du rescrit). Tous
les hommes qui sont en possession d'entrer le matin dans la grande galerie, et
de se trouver sur le passage du souverain lorsqu'il se rend à la messe,
continueront à jouir de ce privilège; mais les nouveaux arrivants devront faire
preuve des huit quartiers. Sur quoi l'on a dit qu'on voit bien que Rassi est
sans quartier.
On pense que de telles lettres n'étaient point confiées à la poste. La comtesse
Mosca répondait de Naples: «Nous avons un concert tous les jeudis, et
conversation tous les dimanches; on ne peut pas se remuer dans nos salons. Le
comte est enchanté de ses fouilles, il y consacre mille francs par mois, et
vient de faire venir des ouvriers des montagnes de l'Abruzze, qui ne lui
coûtent que vingt- trois sous par jour. Tu devrais bien venir nous voir. Voici
plus de vingt fois, monsieur l'ingrat, que je vous fais cette sommation. »
Fabrice n'avait garde d'obéir: la simple lettre qu'il écrivait tous les jours
au comte ou à la comtesse lui semblait une corvée presque insupportable. On lui
pardonnera quand on saura qu'une année entière se passa ainsi, sans qu'il pût
adresser une parole à la marquise. Toutes ses tentatives pour établir quelque
correspondance avaient été repoussées avec horreur. Le silence habituel que,
par ennui de la vie, Fabrice gardait partout, excepté dans l'exercice de ses
fonctions et à la cour, joint à la pureté parfaite de ses moeurs, l'avait mis
dans une vénération si extraordinaire qu'il se décida enfin à obéir aux
conseils de sa tante.
«Le prince a pour toi une vénération telle, lui écrivait-elle, qu'il faut
t'attendre bientôt à une disgrâce; il te prodiguera les marques d'inattention
et les mépris atroces des courtisans suivront les siens. Ces petits despotes,
si honnêtes qu'ils soient, sont changeants comme la mode et par la même raison:
l'ennui. Tu ne peux trouver de forces contre le caprice du souverain que dans
la prédication. Tu improvises si bien en vers! essaye de parler une demi-heure
sur la religion; tu diras des hérésies dans les commencements; mais paye un
théologien savant et discret qui assistera à tes sermons, et t'avertira de tes
fautes, tu les répareras le lendemain. »
Le genre de malheur que porte dans l'âme un amour contrarié, fait que toute
chose demandant de l'attention et de l'action devient une atroce corvée. Mais
Fabrice se dit que son crédit sur le peuple, s'il en acquérait, pourrait un
jour être utile à sa tante et au comte, pour lequel sa vénération augmentait
tous les jours, à mesure que les affaires lui apprenaient à connaître la
méchanceté des hommes. Il se détermina à prêcher, et son succès, préparé par sa
maigreur et son habit râpé, fut sans exemple. On trouvait dans ses discours un parfum
de tristesse profonde, qui, réuni à sa charmante figure et aux récits de la
haute faveur dont il jouissait à la cour, enleva tous les coeurs de femme.
Elles inventèrent qu'il avait été un des plus braves capitaines de l'armée de
Napoléon. Bientôt ce fait absurde fut hors de doute. On faisait garder des
places dans les églises où il devait prêcher; les pauvres síy établissaient par
spéculation dès cinq heures du matin.
Le succès fut tel que Fabrice eut enfin l'idée qui changea tout dans son âme,
que, ne fût-ce que par simple curiosité, la marquise Crescenzi pourrait bien un
jour venir assister à l'un de ses sermons. Tout à coup le public ravi s'aperçut
que son talent redoublait; il se permettait, quand il était ému, des images
dont la hardiesse eût fait frémir les orateurs les plus exercés; quelquefois,
s'oubliant soi-même, il se livrait à des moments d'inspiration passionnée, et
tout l'auditoire fondait en larmes. Mais c'était en vain que son oeil aggrottato
cherchait parmi tant de figures tournées vers la chaire celle dont la présence
eût été pour lui un si grand événement.
Mais si jamais j'ai ce bonheur, se dit-il, ou je me trouverai mal, ou je
resterai absolument court. Pour parer à ce dernier inconvénient, il avait
composé une sorte de prière tendre et passionnée qu'il plaçait toujours dans sa
chaire, sur un tabouret; il avait le projet de se mettre à lire ce morceau, si
jamais la présence de la marquise venait le mettre hors d'état de trouver un
mot.
Il apprit un jour, par ceux des domestiques du marquis qui étaient à sa solde,
que des ordres avaient été donnés afin que l'on préparât pour le lendemain la
loge de la Casa Crescenzi au grand théâtre. Il y avait une année que la
marquise n'avait paru à aucun spectacle, et c'était un ténor qui faisait fureur
et remplissait la salle tous les soirs qui la faisait déroger à ses habitudes.
Le premier mouvement de Fabrice fut une joie extrême. Enfin je pourrai la voir
toute une soirée! On dit qu'elle est bien pâle. Et il cherchait à se figurer ce
que pouvait être cette tête charmante, avec des couleurs à demi effacées par
les combats de l'âme.
Son ami Ludovic, tout consterné de ce qu'il appelait la folie de son maître,
trouva, mais avec beaucoup de peine, une loge au quatrième rang, presque en
face de celle de la marquise. Une idée se présenta à Fabrice: J'espère lui
donner l'idée de venir au sermon, et je choisirai une église fort petite, afin
d'être en état de la bien voir. Fabrice prêchait ordinairement à trois heures.
Dès le matin du jour où la marquise devait aller au spectacle, il fit annoncer
qu'un devoir de son état le retenant à l'archevêché pendant toute la journée,
il prêcherait par extraordinaire à huit heures et demie du soir, dans la petite
église de Sainte-Marie de la Visitation, située précisément en face d'une des
ailes du palais Crescenzi. Ludovic présenta de sa part une quantité énorme de
cierges aux religieuses de la Visitation, avec prière d'illuminer à jour leur
église. Il eut toute une compagnie de grenadiers de la garde, et l'on plaça une
sentinelle, la baïonnette au bout du fusil, devant chaque chapelle, pour
empêcher les vols.
Le sermon n'était annoncé que pour huit heures et demie, et à deux heures
l'église étant entièrement remplie, l'on peut se figurer le tapage qu'il y eut
dans la rue solitaire que dominait la noble architecture du palais Crescenzi.
Fabrice avait fait annoncer qu'en l'honneur de Notre-Dame de Pitié, il
prêcherait sur la pitié qu'une âme généreuse doit avoir pour un malheureux,
même quand il serait coupable.
Déguisé avec tout le soin possible, Fabrice gagna sa loge au théâtre au moment
de l'ouverture des portes, et quand rien n'était encore allumé. Le spectacle
commença vers huit heures, et quelques minutes après il eut cette joie qu'aucun
esprit ne peut concevoir s'il ne l'a pas éprouvée, il vit la porte de la loge
Crescenzi s'ouvrir; peu après, la marquise entra; il ne l'avait pas vue aussi
bien depuis le jour où elle lui avait donné son éventail. Fabrice crut qu'il
suffoquerait de joie; il sentait des mouvements si extraordinaires, qu'il se
dit: Peut-être je vais mourir! Quelle façon charmante de finir cette vie si
triste! Peut-être je vais tomber dans cette loge; les fidèles réunis à la
Visitation ne me verront point arriver, et demain, ils apprendront que leur futur
archevêque s'est oublié dans une loge de l'Opéra, et encore, déguisé en
domestique et couvert d'une livrée! Adieu toute ma réputation! Et que me fait
ma réputation!
Toutefois, vers les huit heures trois quarts, Fabrice fit effort sur lui-même;
il quitta sa loge des quatrièmes et eut toutes les peines du monde à gagner, à
pied, le lieu où il devait quitter son habit de demi-livrée et prendre un
vêtement plus convenable. Ce ne fut que vers les neuf heures qu'il arriva à la
Visitation, dans un état de pâleur et de faiblesse tel que le bruit se répandit
dans l'église que M. le coadjuteur ne pourrait pas prêcher ce soir-là. On peut
juger des soins que lui prodiguèrent les religieuses, à la grille de leur
parloir intérieur où il s'était réfugié. Ces dames parlaient beaucoup; Fabrice
demanda à être seul quelques instants, puis il courut à sa chaire. Un de ses
aides de camp lui avait annoncé, vers les trois heures, que l'église de la
Visitation était entièrement remplie mais de gens appartenant à la dernière classe
et attirés apparemment par le spectacle de l'illumination. En entrant en
chaire, Fabrice fut agréablement surpris de trouver toutes les chaises occupées
par les jeunes gens à la mode et par les personnages de la plus haute
distinction.
Quelques phrases d'excuses commencèrent son sermon et furent reçues avec des
cris comprimés d'admiration. Ensuite vint la description passionnée du
malheureux dont il faut avoir pitié pour honorer dignement la Madone de
Pitié , qui, elle-même, a tant souffert sur la terre. L'orateur était fort
ému; il y avait des moments où il pouvait à peine prononcer les mots de façon à
être entendu dans toutes les parties de cette petite église. Aux yeux de toutes
les femmes et de bon nombre des hommes, il avait l'air lui-même du malheureux
dont il fallait prendre pitié, tant sa pâleur était extrême. Quelques minutes
après les phrases d'excuses par lesquelles il avait commencé son discours, on
s'aperçut qu'il était hors de son assiette ordinaire: on le trouvait ce soir-là
d'une tristesse plus profonde et plus tendre que de coutume. Une fois on lui
vit les larmes aux yeux: à l'instant il s'éleva dans l'auditoire un sanglot
général et si bruyant, que le sermon en fut tout à fait interrompu.
Cette première interruption fut suivie de dix autres; on poussait des cris
d'admiration, il y avait des éclats de larmes; on entendait à chaque instant
des cris tels que: Ah! sainte Madone! Ah! grand Dieu! L'émotion était si
générale et si invincible dans ce public d'élite, que personne n'avait honte de
pousser des cris, et les gens qui y étaient entraînés ne semblaient point
ridicules à leurs voisins.
Au repos qu'il est d'usage de prendre au milieu du sermon, on dit à Fabrice
qu'il n'était resté absolument personne au spectacle; une seule dame se voyait
encore dans sa loge, la marquise Crescenzi. Pendant ce moment de repos on
entendit tout à coup beaucoup de bruit dans la salle: c'étaient les fidèles qui
votaient une statue à M. le coadjuteur. Son succès dans la seconde partie du
discours fut tellement fou et mondain, les élans de contrition chrétienne
furent tellement remplacés par des cris d'admiration tout à fait profanes,
qu'il crut devoir adresser, en quittant la chaire, une sorte de réprimande aux
auditeurs. Sur quoi tous sortirent à la fois avec un mouvement qui avait
quelque chose de singulier et de compassé; et, en arrivant à la rue, tous se
mettaient à applaudir avec fureur et à crier: E viva del Dongo!
Fabrice consulta sa montre avec précipitation, et courut à une petite fenêtre
grillée qui éclairait l'étroit passage de l'orgue à l'intérieur du couvent. Par
politesse envers la foule incroyable et insolite qui remplissait la rue, le
suisse du palais Crescenzi avait placé une douzaine de torches dans ces mains
de fer que l'on voit sortir des murs de face des palais bâtis au moyen âge.
Après quelques minutes, et longtemps avant que les cris eussent cessé,
l'événement que Fabrice attendait avec tant d'anxiété arriva, la voiture de la
marquise revenant du spectacle, parut dans la rue, le cocher fut obligé de
s'arrêter, et ce ne fut qu'au plus petit pas, et à force de cris, que la
voiture put gagner la porte.
La marquise avait été touchée de la musique sublime, comme le sont les coeurs
malheureux, mais bien plus encore de la solitude parfaite du spectacle
lorsqu'elle en apprit la cause. Au milieu du second acte, et le ténor
admirable étant en scène, les gens même du parterre avaient tout à coup déserté
leurs places pour aller tenter fortune et essayer de pénétrer dans l'église de
la Visitation. La marquise, se voyant arrêtée par la foule devant sa porte,
fondit en larmes. Je n'avais pas fait un mauvais choix! se dit-elle.
Mais précisément à cause de ce moment d'attendrissement elle résista avec
fermeté aux instances du marquis et de tous les amis de la maison, qui ne
concevaient pas qu'elle n'allât point voir un prédicateur aussi étonnant.
Enfin, disait-on, il l'emporte même sur le meilleur ténor de l'Italie! Si je le
vois, je suis perdue! se disait la marquise.
Ce fut en vain que Fabrice, dont le talent semblait plus brillant chaque jour,
prêcha encore plusieurs fois dans cette même petite église, voisine du palais
Crescenzi, jamais il n'aperçut Clélia, qui même à la fin prit de l'humeur de
cette affectation à venir troubler sa rue solitaire, après l'avoir déjà chassée
de son jardin.
En parcourant les figures de femmes qui l'écoutaient, Fabrice remarquait depuis
assez longtemps une petite figure brune fort jolie, et dont les yeux jetaient
des flammes. Ces yeux magnifiques étaient ordinairement baignés de larmes dès
la huitième ou dixième phrase du sermon. Quand Fabrice était obligé de dire des
choses longues et ennuyeuses pour lui-même, il reposait assez volontiers ses
regards sur cette tête dont la jeunesse lui plaisait. Il apprit que cette jeune
personne s'appelait Anetta Marini, fille unique et héritière du plus riche
marchand drapier de Parme, mort quelques mois auparavant.
Bientôt le nom de cette Anetta Marini, fille du drapier, fut dans toutes les
bouches; elle était devenue éperdument amoureuse de Fabrice. Lorsque les fameux
sermons commencèrent, son mariage était arrêté avec Giacomo Rassi, fils aîné du
ministre de la justice, lequel ne lui déplaisait point; mais à peine eut- elle
entendu deux fois monsignore Fabrice, qu'elle déclara qu'elle ne voulait plus
se marier; et, comme on lui demandait la cause d'un si singulier changement,
elle répondit qu'il n'était pas digne d'une honnête fille d'épouser un homme en
se sentant éperdument éprise d'un autre. Sa famille chercha d'abord sans succès
quel pouvait être cet autre.
Mais les larmes brûlantes qu'Anetta versait au sermon mirent sur la voie de la
vérité; sa mère et ses oncles lui ayant demandé si elle aimait monsignore
Fabrice, elle répondit avec hardiesse que, puisqu'on avait découvert la vérité,
elle ne s'avilirait point par un mensonge; elle ajouta que, n'ayant aucun
espoir d'épouser l'homme qu'elle adorait, elle voulait du moins n'avoir plus
les yeux offensés par la figure ridicule du contino Rassi. Ce ridicule
donné au fils d'un homme que poursuivait l'envie de toute la bourgeoisie
devint, en deux jours, l'entretien de toute la ville. La réponse d'Anetta
Marini parut charmante, et tout le monde la répéta. On en parla au palais
Crescenzi comme on en parlait partout.
Clélia se garda bien d'ouvrir la bouche sur un tel sujet dans son salon; mais
elle fit des questions à sa femme de chambre, et, le dimanche suivant, après
avoir entendu la messe à la chapelle de son palais, elle fit monter sa femme de
chambre dans sa voiture, et alla chercher une seconde messe à la paroisse de
Mlle Marini. Elle y trouva réunis tous les beaux de la ville attirés par le
même motif; ces messieurs se tenaient debout près de la porte. Bientôt, au
grand mouvement qui se fit parmi eux, la marquise comprit que cette Mlle Marini
entrait dans l'église; elle se trouva fort bien placée pour la voir, et, malgré
sa piété, ne donna guère d'attention à la messe. Clélia trouva à cette beauté
bourgeoise un petit air décidé qui, suivant elle, eût pu convenir tout au plus
à une femme mariée depuis plusieurs années. Du reste elle était admirablement
bien prise dans sa petite taille, et ses yeux, comme l'on dit en Lombardie,
semblaient faire la conversation avec les choses qu'ils regardaient. La
marquise s'enfuit avant la fin de la messe.
Dès le lendemain, les amis de la maison Crescenzi, lesquels venaient tous les
soirs passer la soirée, racontèrent un nouveau trait ridicule de l'Anetta
Marini. Comme sa mère, craignant quelque folie de sa part, ne laissait que peu
d'argent à sa disposition, Anetta était allée offrir une magnifique bague en
diamants, cadeau de son père, au célèbre Hayez, alors à Parme pour les salons
du palais Crescenzi, et lui demander le portrait de M. del Dongo; mais elle
voulut que ce portrait fût vêtu simplement de noir, et non point en habit de
prêtre. Or, la veille, la mère de la petite Anetta avait été bien surprise, et
encore plus scandalisée de trouver dans la chambre de sa fille un magnifique
portrait de Fabrice del Dongo, entouré du plus beau cadre que l'on eût doré à
Parme depuis vingt ans.
Livre Second - Chapitre XXVIII.
Entraîné par les événements, nous n'avons pas eu le temps d'esquisser la race
comique de courtisans qui pullulent à la cour de Parme et faisaient de drôles
de commentaires sur les événements par nous racontés. Ce qui rend en ce pays-là
un petit noble, garni de ses trois ou quatre mille livres de rente, digne de
figurer en bas noirs, aux levers du prince, c'est d'abord de n'avoir
jamais lu Voltaire et Rousseau: cette condition est peu difficile à remplir. Il
fallait ensuite savoir parler avec attendrissement du rhume du souverain, ou de
la dernière caisse de minéralogie qu'il avait reçue de Saxe. Si après cela on
ne manquait pas à la messe un seul jour de l'année, si l'on pouvait compter au
nombre de ses amis intimes deux ou trois gros moines, le prince daignait vous
adresser une fois la parole tous les ans, quinze jours avant ou quinze jours
après le premier janvier, ce qui vous donnait un grand relief dans votre
paroisse, et le percepteur des contributions n'osait pas trop vous vexer si
vous étiez en retard sur la somme annuelle de cent francs à laquelle étaient
imposées vos petites propriétés.
M. Gonzo était un pauvre hère de cette sorte, fort noble, qui, outre qu'il
possédait quelque petit bien, avait obtenu par le crédit du marquis Crescenzi
une place magnifique, rapportant mille cent cinquante francs par an. Cet homme
eût pu dîner chez lui, mais il avait une passion: il n'était à son aise et
heureux que lorsqu'il se trouvait dans le salon de quelque grand personnage qui
lui dît de temps à autre: Taisez-vous, Gonzo, vous n'êtes qu'un sot. Ce
jugement était dicté par l'humeur, car Gonzo avait presque toujours plus
d'esprit que le grand personnage. Il parlait à propos de tout et avec assez de
grâce: de plus, il était prêt à changer d'opinion sur une grimace du maître de
la maison. A vrai dire, quoique d'une adresse profonde pour ses intérêts, il
n'avait pas une idée, et quand le prince n'était pas enrhumé, il était
quelquefois embarrassé au moment d'entrer dans un salon.
Ce qui dans Parme avait valu une réputation à Gonzo, c'était un magnifique
chapeau à trois cornes garni d'une plume noire un peu délabrée, qu'il mettait,
même en frac; mais il fallait voir la façon dont il portait cette plume, soit sur
la tête, soit à la main; là était le talent et l'importance. Il s'informait
avec une anxiété véritable de l'état de santé du petit chien de la marquise, et
si le feu eût pris au palais Crescenzi, il eût exposé sa vie pour sauver un de
ces beaux fauteuils de brocart d'or, qui depuis tant d'années accrochaient sa
culotte de soie noire, quand par hasard il osait s'y asseoir un instant.
Sept ou huit personnages de cette espèce arrivaient tous les soirs à sept
heures dans le salon de la marquise Crescenzi. A peine assis, un laquais
magnifiquement vêtu d'une livrée jonquille toute couverte de galons d'argent,
ainsi que la veste rouge qui en complétait la magnificence, venait prendre les
chapeaux et les cannes des pauvres diables. Il était immédiatement suivi d'un
valet de chambre apportant une tasse de café infiniment petite, soutenue par un
pied d'argent en filigrane; et toutes les demi-heures un maître d'hôtel,
portant épée et habit magnifique à la française, venait offrir des glaces.
Une demi-heure après les petits courtisans râpés, on voyait arriver cinq ou six
officiers parlant haut et d'un air tout militaire et discutant habituellement
sur le nombre et l'espèce des boutons que doit porter l'habit du soldat pour
que le général en chef puisse remporter des victoires. Il n'eût pas été prudent
de citer dans ce salon un journal français; car, quand même la nouvelle se fût
trouvée des plus agréables, par exemple cinquante libéraux fusillés en Espagne,
le narrateur n'en fût pas moins resté convaincu d'avoir lu un journal français.
Le chef- d'oeuvre de l'habileté de tous ces gens-là était d'obtenir tous les
dix ans une augmentation de pension de cent cinquante francs. C'est ainsi que
le prince partage avec sa noblesse le plaisir de régner sur les paysans et sur
les bourgeois.
Le principal personnage, sans contredit, du salon Crescenzi, était le chevalier
Foscarini, parfaitement honnête homme; aussi avait-il été un peu en prison sous
tous les régimes. Il était membre de cette fameuse chambre des députés qui, à
Milan, rejeta la loi de l'enregistrement présentée par Napoléon, trait peu
fréquent dans l'histoire. Le chevalier Foscarini, après avoir été vingt ans
l'ami de la mère du marquis, était resté l'homme influent dans la maison. Il
avait toujours quelque conte plaisant à faire, mais rien n'échappait à sa
finesse, et la jeune marquise, qui se sentait coupable au fond du coeur,
tremblait devant lui.
Comme Gonzo avait une véritable passion pour le grand seigneur, qui lui disait
des grossièretés et le faisait pleurer une ou deux fois par an, sa manie était
de chercher à lui rendre de petits services; et, s'il n'eût été paralysé par
les habitudes d'une extrême pauvreté, il eût pu réussir quelquefois, car il
n'était pas sans une certaine dose de finesse et une beaucoup plus grande
d'effronterie.
Le Gonzo, tel que nous le connaissons, méprisait assez la marquise Crescenzi,
car de sa vie elle ne lui avait adressé une parole peu polie; mais enfin elle
était la femme de ce fameux marquis Crescenzi, chevalier d'honneur de la princesse,
et qui, une fois ou deux par mois, disait à Gonzo:
-- Tais-toi, Gonzo, tu n'es qu'une bête.
Le Gonzo remarqua que tout ce qu'on disait de la petite Anetta Marini faisait
sortir la marquise, pour un instant, de l'état de rêverie et d'incurie où elle
restait habituellement plongée jusqu'au moment où onze heures sonnaient, alors
elle faisait le thé, et en offrait à chaque homme présent, en l'appelant par
son nom. Après quoi, au moment de rentrer chez elle, elle semblait trouver un
moment de gaieté, c'était l'instant qu'on choisissait pour lui réciter les
sonnets satiriques.
On en fait d'excellents en Italie: c'est le seul genre de littérature qui ait
encore un peu de vie; à la vérité il n'est pas soumis à la censure, et les
courtisans de la casa Crescenzi annonçaient toujours leur sonnet par ces
mots: Madame la marquise veut-elle permettre que l'on récite devant elle un
bien mauvais sonnet? et quand le sonnet avait fait rire et avait été répété
deux ou trois fois, l'un des officiers ne manquait pas de s'écrier: M. le
ministre de la police devrait bien s'occuper de faire un peu pendre les auteurs
de telles infamies. Les sociétés bourgeoises, au contraire, accueillent ces
sonnets avec l'admiration la plus franche, et les clercs de procureurs en vendent
des copies.
D'après la sorte de curiosité montrée par la marquise, Gonzo se figura qu'on
avait trop vanté devant elle la beauté de la petite Marini qui d'ailleurs avait
un million de fortune, et qu'elle en était jalouse. Comme avec son sourire
continu et son effronterie complète envers tout ce qui n'était pas noble, Gonzo
pénétrait partout, dès le lendemain il arriva dans le salon de la marquise,
portant son chapeau à plumes d'une certaine façon triomphante et qu'on ne lui
voyait guère qu'une fois ou deux chaque année lorsque le prince lui avait dit: Adieu
Gonzo.
Après avoir salué respectueusement la marquise, Gonzo ne s'éloigna point comme
de coutume pour aller prendre place sur le fauteuil qu'on venait de lui
avancer. Il se plaça au milieu du cercle, et s'écria brutalement: -- J'ai vu le
portrait de monseigneur del Dongo. Clélia fut tellement surprise qu'elle fut
obligée de s'appuyer sur le bras de son fauteuil; elle essaya de faire tête à
l'orage, mais bientôt fut obligée de déserter le salon.
-- Il faut convenir, mon pauvre Gonzo, que vous êtes d'une maladresse rare,
s'écria avec hauteur l'un des officiers qui finissait sa quatrième glace.
Comment ne savez-vous pas que le coadjuteur, qui a été l'un des plus braves
colonels de l'armée de Napoléon, a joué jadis un tour pendable au père de la
marquise, en sortant de la citadelle où le général Conti commandait comme il
fût sorti de la Steccata (la principale église de Parme)?
-- J'ignore en effet bien des choses, mon cher capitaine, et je suis un pauvre
imbécile qui fais des bévues toute la journée.
Cette réplique, tout à fait dans le goût italien, fit rire aux dépens du
brillant officier. La marquise rentra bientôt; elle s'était armée de courage,
et n'était pas sans quelque vague espérance de pouvoir elle-même admirer ce
portrait de Fabrice, que l'on disait excellent. Elle parla des éloges du talent
de Hayez, qui l'avait fait. Sans le savoir elle adressait des sourires
charmants au Gonzo qui regardait l'officier d'un air malin. Comme tous les
autres courtisans de la maison se livraient au même plaisir, l'officier prit la
fuite, non sans vouer une haine mortelle au Gonzo; celui-ci triomphait, et, le
soir, en prenant congé, fut engagé à dîner pour le lendemain.
-- En voici bien d'une autre! s'écria Gonzo, le lendemain, après le dîner,
quand les domestiques furent sortis, n'arrive-t-il pas que notre coadjuteur est
tombé amoureux de la petite Marini!...
On peut juger du trouble qui s'éleva dans le coeur de Clélia en entendant un
mot aussi extraordinaire. Le marquis lui-même fut ému.
-- Mais Gonzo, mon ami, vous battez la campagne comme à l'ordinaire! et vous
devriez parler avec un peu plus de retenue d'un personnage qui a eu l'honneur
de faire onze fois la partie de whist de Son Altesse!
-- Eh bien! monsieur le marquis, répondit le Gonzo avec la grossièreté des gens
de cette espèce, je puis vous jurer qu'il voudrait bien aussi faire la partie
de la petite Marini. Mais il suffit que ces détails vous déplaisent; ils
n'existent plus pour moi, qui veux avant tout ne pas choquer mon adorable
marquis.
Toujours, après le dîner, le marquis se retirait pour faire la sieste. Il n'eut
garde, ce jour-là; mais le Gonzo se serait plutôt coupé la langue que d'ajouter
un mot sur la petite Marini; et, à chaque instant, il commençait un discours,
calculé de façon à ce que le marquis pût espérer qu'il allait revenir aux
amours de la petite bourgeoise. Le Gonzo avait supérieurement cet esprit
italien qui consiste à différer avec délices de lancer le mot désiré. Le pauvre
marquis, mourant de curiosité, fut obligé de faire des avances: il dit à Gonzo
que, quand il avait le plaisir de dîner avec lui, il mangeait deux fois
davantage. Gonzo ne comprit pas, et se mit à décrire une magnifique galerie de
tableaux que formait la marquise Balbi, la maîtresse du feu prince; trois ou
quatre fois il parla de Hayez, avec l'accent plein de lenteur de l'admiration
la plus profonde. Le marquis se disait: Bon! il va arriver enfin au portrait
commandé par la petite Marini! Mais c'est ce que Gonzo n'avait garde de faire.
Cinq heures sonnèrent, ce qui donna beaucoup d'humeur au marquis, qui était
accoutumé à monter en voiture à cinq heures et demie, après sa sieste, pour
aller au Corso.
-- Voilà comment vous êtes, avec vos bêtises! dit-il grossièrement au Gonzo;
vous me ferez arriver au Corso après la princesse, dont je suis le
chevalier d'honneur, et qui peut avoir des ordres à me donner. Allons!
dépêchez! dites-moi en peu de paroles, si vous le pouvez, ce que c'est que ces
prétendus amours de monseigneur le coadjuteur?
Mais le Gonzo voulait réserver ce récit pour l'oreille de la marquise, qui
l'avait invité à dîner; il dépêcha donc, en fort peu de mots, l'histoire
réclamée, et le marquis, à moitié endormi, courut faire sa sieste. Le Gonzo
prit une tout autre manière avec la pauvre marquise. Elle était restée
tellement jeune et naïve au milieu de sa haute fortune, qu'elle crut devoir
réparer la grossièreté avec laquelle le marquis venait d'adresser la parole au
Gonzo. Charmé de ce succès, celui-ci retrouva toute son éloquence, et se fit un
plaisir, non moins qu'un devoir, d'entrer avec elle dans des détails infinis.
La petite Anetta Marini donnait jusqu'à un sequin par place qu'on lui retenait
au sermon; elle arrivait toujours avec deux de ses tantes et l'ancien caissier
de son père. Ces places, qu'elle faisait garder dès la veille, étaient choisies
en général presque vis-à-vis la chaire, mais un peu du côté du grand autel, car
elle avait remarqué que le coadjuteur se tournait souvent vers l'autel. Or, ce
que le public avait remarqué aussi, c'est que non rarement les yeux si
parlants du jeune prédicateur s'arrêtaient avec complaisance sur la jeune
héritière, cette beauté si piquante; et apparemment avec quelque attention,
car, dès qu'il avait les yeux fixés sur elle, son sermon devenait savant; les
citations y abondaient, l'on n'y trouvait plus de ces mouvements qui partent du
coeur; et les dames, pour qui l'intérêt cessait presque aussitôt, se mettaient
à regarder la Marini et à en médire.
Clélia se fit répéter jusqu'à trois fois tous ces détails singuliers. A la
troisième, elle devint fort rêveuse; elle calculait qu'il y avait justement
quatorze mois qu'elle n'avait vu Fabrice. Y aurait-il un bien grand mal, se
disait-elle, à passer une heure dans une église, non pour voir Fabrice, mais
pour entendre un prédicateur célèbre? D'ailleurs, je me placerai loin de la
chaire, et je ne regarderai Fabrice qu'une fois en entrant et une autre fois à
la fin du sermon... Non, se disait Clélia, ce n'est pas Fabrice que je vais
voir, je vais entendre le prédicateur étonnant! Au milieu de tous ces
raisonnements, la marquise avait des remords; sa conduite avait été si belle
depuis quatorze mois! Enfin, se dit-elle, pour trouver quelque paix avec
elle-même, si la première femme qui viendra ce soir a été entendre prêcher
monsignore del Dongo, j'irai aussi; si elle n'y est point allée, je
m'abstiendrai.
Une fois ce parti pris, la marquise fit le bonheur du Gonzo en lui disant:
-- Tâchez de savoir quel jour le coadjuteur prêchera, et dans quelle église? Ce
soir, avant que vous ne sortiez, j'aurai peut-être une commission à vous
donner.
A peine Gonzo parti pour le Corso, Clélia alla prendre l'air dans le jardin de
son palais. Elle ne se fit pas l'objection que depuis dix mois elle n'y avait
pas mis les pieds. Elle était vive, animée; elle avait des couleurs. Le soir, à
chaque ennuyeux qui entrait dans le salon, son coeur palpitait d'émotion. Enfin
on annonça le Gonzo, qui, du premier coup d'oeil, vit qu'il allait être l'homme
nécessaire pendant huit jours; la marquise est jalouse de la petite Marini, et
ce serait, ma foi, une comédie bien montée, se dit-il, que celle dans laquelle
la marquise jouerait le premier rôle, la petite Anetta la soubrette, et
monsignore del Dongo l'amoureux! Ma foi, le billet d'entrée ne serait pas trop
payé à deux francs. Il ne se sentait pas de joie, et, pendant toute la soirée,
il coupait la parole à tout le monde et racontait les anecdotes les plus
saugrenues (par exemple, la célèbre actrice et le marquis de Pequigny, qu'il
avait apprise la veille d'un voyageur français). La marquise, de son côté, ne
pouvait tenir en place; elle se promenait dans le salon, elle passait dans une
galerie voisine du salon, où le marquis n'avait admis que des tableaux coûtant
chacun plus de vingt mille francs. Ces tableaux avaient un langage si clair ce
soir- là qu'ils fatiguaient le coeur de la marquise à force d'émotion. Enfin,
elle entendit ouvrir les deux battants, elle courut au salon; c'était la
marquise Raversi! Mais en lui adressant les compliments d'usage, Clélia sentait
que la voix lui manquait. La marquise lui fit répéter deux fois la question:
-- Que dites-vous du prédicateur à la mode? qu'elle n'avait point entendue
d'abord.
-- Je le regardais comme un petit intrigant, très digne neveu de l'illustre
comtesse Mosca; mais à la dernière fois qu'il a prêché, tenez, à l'église de la
Visitation, vis- à-vis de chez vous, il a été tellement sublime, que, toute
haine cessante, je le regarde comme l'homme le plus éloquent que j'aie jamais
entendu.
-- Ainsi vous avez assisté à un de ses sermons? dit Clélia toute tremblante de
bonheur.
-- Mais, comment, dit la marquise en riant, vous ne m'écoutiez donc pas? Je n'y
manquerais pas pour tout au monde. On dit qu'il est attaqué de la poitrine, et
que bientôt il ne prêchera plus!
A peine la marquise sortie, Clélia appela le Gonzo dans la galerie.
-- Je suis presque résolue, lui dit-elle, à entendre ce prédicateur si vanté.
Quand prêchera-t-il?
-- Lundi prochain, c'est-à-dire dans trois jours; et l'on dirait qu'il a deviné
le projet de Votre Excellence; car il vient prêcher à l'église de la
Visitation.
Tout n'était pas expliqué; mais Clélia ne trouvait plus de voix pour parler;
elle fit cinq ou six tours dans la galerie, sans ajouter une parole. Gonzo se
disait: Voilà la vengeance qui la travaille. Comment peut-on être assez
insolent pour se sauver d'une prison, surtout quand on a l'honneur d'être gardé
par un héros tel que le général Fabio Conti!
-- Au reste, il faut se presser, ajouta-t-il avec une fine ironie; il est
touché à la poitrine. J'ai entendu le docteur Rambo dire qu'il n'a pas un an de
vie; Dieu le punit d'avoir rompu son ban en se sauvant traîtreusement de la
citadelle.
La marquise s'assit sur le divan de la galerie, et fit signe à Gonzo de
l'imiter. Après quelques instants, elle lui remit une petite bourse où elle
avait préparé quelques sequins. -- Faites-moi retenir quatre places.
-- Sera-t-il permis au pauvre Gonzo de se glisser à la suite de Votre
Excellence?
-- Sans doute; faites retenir cinq places... Je ne tiens nullement,
ajouta-t-elle, à être près de la chaire mais j'aimerais à voir Mlle Marini, que
l'on dit si jolie.
La marquise ne vécut pas pendant les trois jours qui la séparaient du fameux
lundi, jour du sermon. Le Gonzo, pour qui c'était un insigne honneur d'être vu
en public à la suite d'une aussi grande dame, avait arboré son habit français
avec l'épée; ce n'est pas tout, profitant du voisinage du palais, il fit porter
dans l'église un fauteuil doré magnifique destiné à la marquise, ce qui fut
trouvé de la dernière insolence par les bourgeois. On peut penser ce que devint
la pauvre marquise, lorsqu'elle aperçut ce fauteuil, et qu'on l'avait placé
précisément vis-à-vis la chaire. Clélia était si confuse, baissant les yeux, et
réfugiée dans un coin de cet immense fauteuil, qu'elle n'eut pas même le
courage de regarder la petite Marini, que le Gonzo lui indiquait de la main,
avec une effronterie dont elle ne pouvait revenir. Tous les êtres non nobles n'étaient
absolument rien aux yeux du courtisan.
Fabrice parut dans la chaire; il était si maigre, si pâle, tellement consumé,
que les yeux de Clélia se remplirent de larmes à l'instant. Fabrice dit
quelques paroles, puis s'arrêta, comme si la voix lui manquait tout à coup; il
essaya vainement de commencer quelques phrases; il se retourna, et prit un
papier écrit.
-- Mes frères, dit-il, une âme malheureuse et bien digne de toute votre pitié
vous engage, par ma voix, à prier pour la fin de ses tourments, qui ne
cesseront qu'avec sa vie.
Fabrice lut la suite de son papier fort lentement; mais l'expression de sa voix
était telle, qu'avant le milieu de la prière tout le monde pleurait, même le
Gonzo.-- Au moins on ne me remarquera pas, se disait la marquise en fondant en
larmes.
Tout en lisant le papier écrit, Fabrice trouva deux ou trois idées sur l'état
de l'homme malheureux pour lequel il venait solliciter les prières des fidèles.
Bientôt les pensées lui arrivèrent en foule. En ayant l'air de s'adresser au public,
il ne parlait qu'à la marquise. Il termina son discours un peu plus tôt que de
coutume, parce que, quoi qu'il pût faire, les larmes le gagnaient à un tel
point qu'il ne pouvait plus prononcer d'une manière intelligible. Les bons
juges trouvèrent ce sermon singulier, mais égal au moins, pour le pathétique,
au fameux sermon prêché aux lumières. Quant à Clélia, à peine eut-elle entendu
les dix premières lignes de la prière lue par Fabrice, qu'elle regarda comme un
crime atroce d'avoir pu passer quatorze mois sans le voir. En rentrant chez
elle, elle se mit au lit pour pouvoir penser à Fabrice en toute liberté; et le
lendemain d'assez bonne heure, Fabrice reçut un billet ainsi conçu:
«On compte sur votre honneur; cherchez quatre braves de la discrétion desquels
vous soyez sûr, et demain au moment où minuit sonnera à la Steccata,
trouvez-vous près d'une petite porte qui porte le numéro 19, dans la rue Saint-
Paul. Songez que vous pouvez être attaqué, ne venez pas seul. »
En reconnaissant ces caractères divins, Fabrice tomba à genoux et fondit en
larmes: Enfin, s'écria-t-il, après quatorze mois et huit jours! Adieu les
prédications.
Il serait bien long de décrire tous les genres de folies auxquels furent en
proie, ce jour-là, les coeurs de Fabrice et de Clélia. La petite porte indiquée
dans le billet n'était autre que celle de l'orangerie du palais Crescenzi, et,
dix fois dans la journée, Fabrice trouva le moyen de la voir. Il prit des
armes, et seul, un peu avant minuit, d'un pas rapide, il passait près de cette
porte, lorsque à son inexprimable joie, il entendit une voix bien connue, dire
d'un ton très bas:
-- Entre ici, ami de mon coeur.
Fabrice entra avec précaution, et se trouva à la vérité dans l'orangerie, mais
vis-à- vis une fenêtre fortement grillée et élevée, au-dessus du sol, de trois
ou quatre pieds. L'obscurité était profonde, Fabrice avait entendu quelque
bruit dans cette fenêtre, et il en reconnaissait la grille avec la main,
lorsqu'il sentit une main, passée à travers les barreaux, prendre la sienne et
la porter à des lèvres qui lui donnèrent un baiser.
-- C'est moi, lui dit une voix chérie, qui suis venue ici pour te dire que je
t'aime, et pour te demander si tu veux m'obéir.
On peut juger de la réponse, de la joie, de l'étonnement de Fabrice; après les
premiers transports, Clélia lui dit:
-- J'ai fait voeu à la Madone, comme tu sais, de ne jamais te voir; c'est
pourquoi je te reçois dans cette obscurité profonde. Je veux bien que tu saches
que, si jamais tu me forçais à te regarder en plein jour, tout serait fini
entre nous. Mais d'abord, je ne veux pas que tu prêches devant Anetta Marini,
et ne va pas croire que c'est moi qui ai eu la sottise de faire porter un
fauteuil dans la maison de Dieu.
-- Mon cher ange, je ne prêcherai plus devant qui que ce soit; je n'ai prêché
que dans l'espoir qu'un jour je te verrais.
-- Ne parle pas ainsi, songe qu'il ne m'est pas permis, à moi, de te voir.
Ici, nous demandons la permission de passer, sans en dire un seul mot, sur un
espace de trois années.
A l'époque où reprend notre récit, il y avait déjà longtemps que le comte Mosca
était de retour à Parme, comme premier ministre, plus puissant que jamais.
Après ces trois années de bonheur divin, l'âme de Fabrice eut un caprice de
tendresse qui vint tout changer. La marquise avait un charmant petit garçon de
deux ans, Sandrino, qui faisait la joie de sa mère; il était toujours
avec elle ou sur les genoux du marquis Crescenzi;, Fabrice au contraire, ne le
voyait presque jamais; il ne voulut pas qu'il s'accoutumât à chérir un autre
père. Il conçut le dessein d'enlever l'enfant avant que ses souvenirs fussent
bien distincts.
Dans les longues heures de chaque journée où la marquise ne pouvait voir son
ami, la présence de Sandrino la consolait; car nous avons à avouer une chose
qui semblera bizarre au nord des Alpes: malgré ses erreurs elle était restée
fidèle à son voeu; elle avait promis à la Madone, l'on se le rappelle
peut-être, de ne jamais voir Fabrice; telles avaient été ses paroles
précises: en conséquence elle ne le recevait que de nuit, et jamais il n'y
avait de lumières dans l'appartement.
Mais tous les soirs il était reçu par son amie; et, ce qui est admirable, au
milieu d'une cour dévorée par la curiosité et par l'ennui, les précautions de
Fabrice avaient été si habilement calculées, que jamais cette amicizia,
comme on dit en Lombardie, ne fut même soupçonnée. Cet amour était trop vif
pour qu'il n'y eût pas des brouilles; Clélia était fort sujette à la jalousie,
mais presque toujours les querelles venaient d'une autre cause. Fabrice avait
abusé de quelque cérémonie publique pour se trouver dans le même lieu que la
marquise et la regarder, elle saisissait alors un prétexte pour sortir bien
vite, et pour longtemps exilait son ami.
On était étonné à la cour de Parme de ne connaître aucune intrigue à une femme
aussi remarquable par sa beauté et l'élévation de son esprit; elle fit naître
des passions qui inspirèrent bien des folies, et souvent Fabrice aussi fut
jaloux.
Le bon archevêque Landriani était mort depuis longtemps; la piété, les moeurs
exemplaires, l'éloquence de Fabrice l'avaient fait oublier; son frère aîné
était mort et tous les biens de la famille lui étaient arrivés. A partir de
cette époque il distribua chaque année aux vicaires et aux curés de son diocèse
les cent et quelque mille francs que rapportait l'archevêché de Parme.
Il eût été difficile de rêver une vie plus honorée, plus honorable et plus
utile que celle que Fabrice s'était faite, lorsque tout fut troublé par ce
malheureux caprice de tendresse.
-- D'après ce voeu que je respecte et qui fait pourtant le malheur de ma vie
puisque tu ne veux pas me voir de jour, dit-il un jour à Clélia, je suis obligé
de vivre constamment seul, n'ayant d'autre distraction que le travail; et encore
le travail me manque. Au milieu de cette façon sévère et triste de passer les
longues heures de chaque journée, une idée s'est présentée, qui fait mon
tourment et que je combats en vain depuis six mois: mon fils ne m'aimera point,
il ne m'entend jamais nommer. Elevé au milieu du luxe aimable du palais
Crescenzi, à peine s'il me connaît. Le petit nombre de fois que je le vois, je
songe à sa mère, dont il me rappelle la beauté céleste et que je ne puis
regarder, et il doit me trouver une figure sérieuse ce qui, pour les enfants,
veut dire triste.
-- Eh bien! dit la marquise, où tend tout ce discours qui m'effraye?
-- A ravoir mon fils! Je veux qu'il habite avec moi je veux le voir tous les
jours, je veux qu'il s'accoutume à m'aimer; je veux l'aimer moi-même à loisir.
Puisqu'une fatalité unique au monde veut que je sois privé de ce bonheur dont
jouissent tant d'âmes tendres, et que je ne passe pas ma vie avec tout ce que
j'adore, je veux du moins avoir auprès de moi un être qui te rappelle à mon
coeur, qui te remplace en quelque sorte. Les affaires et les hommes me sont à
charge dans ma solitude forcée; tu sais que l'ambition a toujours été un mot
vide pour moi, depuis l'instant où j'eus le bonheur d'être écroué par Barbone,
et tout ce qui n'est pas sensation de l'âme me semble ridicule dans la
mélancolie qui loin de toi m'accable.
On peut comprendre la vive douleur dont le chagrin de son ami remplit l'âme de
la pauvre Clélia; sa tristesse fut d'autant plus profonde qu'elle sentait que
Fabrice avait une sorte de raison. Elle alla jusqu'à mettre en doute si elle ne
devait pas tenter de rompre son voeu. Alors elle eût reçu Fabrice de jour comme
tout autre personnage de la société, et sa réputation de sagesse était trop
bien établie pour qu'on en médît. Elle se disait qu'avec beaucoup d'argent elle
pourrait se faire relever de son voeu; mais elle sentait aussi que cet
arrangement tout mondain ne tranquilliserait pas sa conscience, et peut-être le
ciel irrité la punirait de ce nouveau crime.
D'un autre côté, si elle consentait à céder au désir si naturel de Fabrice, si
elle cherchait à ne pas faire le malheur de cette âme tendre qu'elle
connaissait si bien, et dont son voeu singulier compromettait si étrangement la
tranquillité, quelle apparence d'enlever le fils unique d'un des plus grands
seigneurs d'Italie sans que la fraude fût découverte? Le marquis Crescenzi
prodiguerait des sommes énormes, se mettrait lui-même à la tête des recherches,
et tôt ou tard l'enlèvement serait connu. Il n'y avait qu'un moyen de parer à
ce danger, il fallait envoyer l'enfant au loin, à Edimbourg, par exemple, ou à
Paris; mais c'est à quoi la tendresse d'une mère ne pouvait se résoudre.
L'autre moyen proposé par Fabrice, et en effet le plus raisonnable, avait
quelque chose de sinistre augure et de presque encore plus affreux aux yeux de
cette mère éperdue; il fallait, disait Fabrice, feindre une maladie; l'enfant
serait de plus en plus mal, enfin il viendrait à mourir pendant une absence du
marquis Crescenzi.
Une répugnance qui, chez Clélia, allait jusqu'à la terreur, causa une rupture
qui ne put durer.
Clélia prétendait qu'il ne fallait pas tenter Dieu; que ce fils si chéri était
le fruit d'un crime, et que, si encore l'on irritait la colère céleste, Dieu ne
manquerait pas de le retirer à lui. Fabrice reparlait de sa destinée
singulière: L'état que le hasard m'a donné, disait-il à Clélia, et mon amour
m'obligent à une solitude éternelle, je ne puis, comme la plupart de mes
confrères avoir les douceurs d'une société intime, puisque vous ne voulez me
recevoir que dans l'obscurité, ce qui réduit à des instants, pour ainsi dire,
la partie de ma vie que je puis passer avec vous.
Il y eut bien des larmes répandues. Clélia tomba malade; mais elle aimait trop
Fabrice pour se refuser constamment au sacrifice terrible qu'il lui demandait
en apparence, Sandrino tomba malade; le marquis se hâta de faire appeler les
médecins les plus célèbres, et Clélia rencontra dès cet instant un embarras
terrible qu'elle n'avait pas prévu; il fallait empêcher cet enfant adoré de
prendre aucun des remèdes ordonnés par les médecins; ce n'était pas une petite
affaire.
L'enfant, retenu au lit plus qu'il ne fallait pour sa santé, devint réellement
malade. Comment dire au médecin la cause de ce mal? Déchirée par deux intérêts
contraires et si chers, Clélia fut sur le point de perdre la raison. Fallait-il
consentir à une guérison apparente, et sacrifier ainsi tout le fruit d'une
feinte si longue et si pénible? Fabrice, de son côté, ne pouvait ni se
pardonner la violence qu'il exerçait sur le coeur de son amie, ni renoncer à
son projet. Il avait trouvé le moyen d'être introduit toutes les nuits auprès
de l'enfant malade, ce qui avait amené une autre complication. La marquise
venait soigner son fils, et quelquefois Fabrice était obligé de la voir à la
clarté des bougies, ce qui semblait au pauvre coeur malade de Clélia un péché
horrible et qui présageait la mort de Sandrino. C'était en vain que les
casuistes les plus célèbres, consultés sur l'obéissance à un voeu, dans le cas
où l'accomplissement en serait évidemment nuisible, avaient répondu que le voeu
ne pouvait être considéré comme rompu d'une façon criminelle, tant que la
personne engagée par une promesse envers la Divinité s'abstenait non pour un
vain plaisir des sens mais pour ne pas causer un mal évident. La marquise n'en
fut pas moins au désespoir, et Fabrice vit le moment où son idée bizarre allait
amener la mort de Clélia et celle de son fils.
Il eut recours à son ami intime, le comte Mosca, qui tout vieux ministre qu'il
était, fut attendri de cette histoire d'amour qu'il ignorait en grande partie.
-- Je vous procurerai l'absence du marquis pendant cinq ou six jours au moins:
quand la voulez-vous?
A quelque temps de là, Fabrice vint dire au comte que tout était préparé pour
que l'on pût profiter de l'absence.
Deux jours après, comme le marquis revenait à cheval d'une de ses terres aux
environs de Mantoue, des brigands, soldés apparemment par une vengeance
particulière, l'enlevèrent, sans le maltraiter en aucune façon et le placèrent
dans une barque, qui employa trois jours à descendre le Pô et à faire le même
voyage que Fabrice avait exécuté autrefois après la fameuse affaire Giletti. Le
quatrième jour, les brigands déposèrent le marquis dans une île déserte du Pô,
après avoir eu le soin de le voler complètement, et de ne lui laisser ni argent
ni aucun effet ayant la moindre valeur. Le marquis fut deux jours entiers avant
de pouvoir regagner son palais à Parme; il le trouva tendu de noir et tout son
monde dans la désolation.
Cet enlèvement, fort adroitement exécuté, eut un résultat bien funeste:
Sandrino, établi en secret dans une grande et belle maison où la marquise
venait le voir presque tous les jours, mourut au bout de quelques mois. Clélia
se figura qu'elle était frappée par une juste punition, pour avoir été infidèle
à son voeu à la Madone: elle avait vu si souvent Fabrice aux lumières, et même
deux fois en plein jour et avec des transports si tendres, durant la maladie de
Sandrino! Elle ne survécut que de quelques mois à ce fils si chéri, mais elle
eut la douceur de mourir dans les bras de son ami.
Fabrice était trop amoureux et trop croyant pour avoir recours au suicide; il
espérait retrouver Clélia dans un meilleur monde, mais il avait trop d'esprit
pour ne pas sentir qu'il avait beaucoup à réparer.
Peu de jours après la mort de Clélia, il signa plusieurs actes par lesquels il
assurait une pension de mille francs à chacun de ses domestiques, et se
réservait, pour lui- même, une pension égale; il donnait des terres, valant
cent milles livres de rente à peu près, à la comtesse Mosca; pareille somme à
la marquise del Dongo, sa mère, et ce qui pouvait rester de la fortune
paternelle, à l'une de ses soeurs mal mariée. Le lendemain après avoir adressé
à qui de droit la démission de son archevêché et de toutes les places dont
l'avaient successivement comblé la faveur d'Ernest V et l'amitié du premier
ministre, il se retira à la Chartreuse de Parme, située dans les bois
voisins du Pô, à deux lieues de Sacca.
La comtesse Mosca avait fort approuvé, dans le temps, que son mari reprît le
ministère, mais jamais elle n'avait voulu consentir à rentrer dans les états
d'Ernest V. Elle tenait sa cour à Vignano, à un quart de lieue de
Casal-Maggiore, sur la rive gauche du Pô, et par conséquent dans les états de
l'Autriche. Dans ce magnifique que palais de Vignano, que le comte lui avait
fait bâtir, elle recevait les jeudis toute la haute société de Parme, et tous
les jours ses nombreux amis. Fabrice n'eût pas manqué un jour de venir à
Vignano. La comtesse en un mot réunissait toutes les apparences du bonheur,
mais elle ne survécut que fort peu de temps à Fabrice, qu'elle adorait, et qui
ne passa qu'une année dans sa Chartreuse.
------------------------- FIN DU FICHIER chartre1 --------------------------------